4 ~ Aleksi ★
« Ne vous souciez pas de n'être pas remarqué ; cherchez plutôt à faire quelque chose de remarquable. » — Confucius
Ça va faire maintenant dix-huit ans que maman est morte. Et dix-sept ans que papa est mort. Enfin, cela fera précisément dix-huit et dix-sept ans le douze février exactement. Soit dans trois mois exactement puisque nous sommes le douze novembre. Maman s'est donnée la mort deux jours après notre naissance, et papa le même jour que maman mais un an plus tard. On ne sait pas pourquoi ils se sont tués. À vrai dire, je ne comprends pas : comment des parents peuvent-ils abandonner leurs enfants en bas âge comme ça ?
Cependant, j'ai fait mon deuil. Je sais qu'ils ne reviendront pas, et puis, je ne les ai pas vraiment connus. Je sais aussi que je devrai me débrouiller seul dans la vie, mais cette perspective ne m'effraie pas. Je dis « je » puisque ma sœur ne parvient pas à faire son deuil. Je vis chez ma tante avec elle, et notre tante s'est endettée pour subvenir à nos besoins. C'est pourquoi, dès que j'en ai eu l'âge, j'ai commencé à travailler. Rien de bien méchant, car c'est un petit job tous les vendredis soirs. Ça ne paye pas beaucoup, mais ça nous soulage déjà un peu.
Notre tante nous a inscrit dans le lycée où étaient nos parents. Je ne sais pas si c'est une bonne chose, car les plus vieux professeurs les ont eus en cours, et ils nous reconnaissent. Bien-sûr, ils prennent garde à ne pas nous parler de nos parents devant les autres. Je crois que c'est la seule chose de bien, car je déteste les entendre dire lorsque nous sommes seuls à seuls « Aleksi, tu as les yeux de ta mère et les traits de ton père, et tu as le même tempérament. Tu sais, ton père était un bon élève qui veillait sur ses camarades, etc. ». Je ne veux pas qu'on me parle d'eux. Ils nous ont abandonné, et je ne veux pas en savoir plus. C'est du passé, et il faut avancer.
Flora, elle, adore en savoir plus. Elle questionne sans cesse notre tante et parfois même certains professeurs mais elle n'obtient rien de plus que ce qu'on sait déjà. On ne sait pas pourquoi ils ont mis fin à leurs jours, et c'est bien mieux comme ça. Je ne veux pas rester coincé dans un passé que je n'ai pas vécu et me morfondre sur leur mort. Il y a un moment où il faut accepter les choses telles qu'elles sont et continuer son chemin. Alors oui, nous avons grandi sans père ni mère, oui nous n'avons jamais considéré notre papa comme un super-héros volant à la rescousse de tout le monde, oui nous n'avons jamais vu notre mère comme une princesse, oui nous ne les avons jamais connus, mais nous ne sommes pas malheureux pour autant.
Je me souviens d'un jour à l'école primaire. On parlait, entre copains, de ce que nous allions offrir à notre père pour sa fête. Je devais avoir huit ans tout au plus. Les uns offraient des dessins de super-héros, les autres des cartes faites par leurs soins. Et moi, j'ai dit que j'allais lui offrir des fleurs. Bien-sûr, ils se sont tous moqués de moi, me disant que mon père était efféminé et que je l'étais aussi. Sauf que je n'allais pas lui donner ces fleurs en mains propres, mais les déposer sur sa tombe. Mais ça, je ne l'ai pas dit.
~
« Vous allez me faire une anthologie autour des Fleurs du Mal de Baudelaire, déclare M. Carlton, notre professeur de littérature, à l'instant où il rentre dans la salle.
— Tiens donc ! On arrête Milton ? me chuchote Flora
— Du Baudelaire ? s'étonne Daniel, mais il est français ! s'exclame-t-il, avec une mine de dégoût
Le professeur lève les yeux au ciel :
— Était, corrige-t-il, et je te rappelle qu'il est connu internationalement. Il a même inspiré Marilyn Manson.
Daniel marmonne qu'il ne sait pas qui est Marilyn Manson et des paroles inintelligibles avant de jeter un regard noir à Astéria. Comme si elle y pouvait quelque chose ! Elle n'y peut rien s'il n'a aucune culture. Tout le monde connaît Marilyn Manson. Je lève les yeux au ciel, exaspéré par son comportement, et je me rends alors compte que ses yeux calculateurs sont fixés sur moi. Il m'observe un petit moment avant de se retourner. Je souffle, me demandant quel sale coup il prépare encore.
M. Carlton nous explique ensuite qu'il veut que nous fassions cette anthologie par groupe de deux ou trois. Je vois Astéria grimacer, et c'est alors qu'une idée me traverse l'esprit : elle n'a qu'à se mettre avec moi et Flora. Elle sera bien mieux qu'avec les autres, car au moins nous n'en profiterons pas pour être gentils pour mieux la blesser par la suite. Elle sait que nous ne sommes pas eux, enfin je l'espère.
Flora semble avoir eu la même idée que moi, car, dès que le professeur nous donne quelques minutes pour faire les groupes, elle se précipite vers Astéria, sous le regard intrigué de Lana et Alison qui sont juste derrière elle. Elle devrait changer de place. Être devant ces deux pestes doit être un cauchemar. Flora revient avec Astéria, un sourire satisfait flottant sur son visage. Cette dernière me fait un petit sourire gêné. Je ne lui ai pas reparlé depuis l'incident de la veille. Un travail de groupe pour se rapprocher, c'est cliché. Sauf que moi, je sais que ça ne va pas nous rapprocher. Ce n'est pas parce qu'on fait un travail ensemble que du jour au lendemain on est ami. « Vous n'avez pas encore gardé les cochons ensemble » comme dirait Madame Dumatin.
— Non, mets-toi à ma place, décide Flora, alors qu'Astéria était sur le point d'aller chercher une chaise, je vais m'en chercher une.
Elle hoche la tête et s'assoit à côté de moi. Comme hier.
— Merci, dit-elle, simplement, la tête baissée et ses cheveux sur son visage.
J'éprouve une irrésistible envie de les repousser car ils cachent ses yeux, et je me rends compte de ce à quoi je viens de penser.
— C'est normal, je lui réponds, je...on ne t'aurait pas laissée seule, je me corrige.
Elle sourit légèrement, sans doute gênée, et ma sœur revient avec sa chaise. Elle s'installe en face de nous deux et est sur le point d'ouvrir la bouche quand elle est coupée par Alison :
— Eh, mais c'est que la Toxique s'est trouvé des compagnons aussi empoisonnés qu'elle ! s'exclame-t-elle, en pouffant
— Les colombes ne volent pas avec les pigeons, je rétorque, fier de ma répartie
Elle ouvre la bouche pour répondre puis constate que les seules personnes à proximité sont Jace et Rosie et qu'ils ne renchériront pas. Elle me jette un regard furieux.
— Tu paieras ça, Jenkins, siffle-t-elle.
J'haussai une épaule :
— Quand tu veux, Curtis, je réponds sur un ton tranquille.
Elle nous regarde avec dégoût avant de tourner les talons, rejetant ses longs cheveux noirs.
— Je suis désolée pour ça, s'excuse Astéria
Je sens mes poils se hérisser et je réponds avant que Flora ne le fasse :
— Tu n'as pas à être désolée pour ça. Ce n'est pas de ta faute, c'est de la sienne, dis-je en désignant Alison
— Si je n'étais pas là, elle ne vous aurait pas dit ça, réplique-t-elle
— Elle t'aurait de toute façon dit quelque chose, je soupire, et ma réaction aurait été la même.
Nous sommes interrompus par M. Carlton qui nous donne les dernières consignes. Il nous demande de faire une biographie sur l'auteur, de regrouper quatre poèmes et de choisir un tableau pour chacun d'eux. Nous devons la rendre pour la semaine prochaine. La 'nouvelle' est accueillie par un soupir général. Une anthologie en une semaine, c'est compliqué ! Sans compter que peu de personnes ont le livre. M. Carlton rétorque qu'il fait faire ce travail chaque année à ces élèves, que depuis le temps la bibliothèque dispose d'assez de livre pour qu'il y en ai au moins un par groupe et qu'il ne veut pas en entendre plus.
Après nous avoir donné une feuille récapitulant ce qu'il attendait de nous, il envoya deux élèves chercher les livres à la bibliothèque. « Et ils s'appellent tous "reviens" ! » nous précise M. Carlton en nous les donnant. Astéria me tire la manche et je lui jette un regard interrogatif. Elle me fait signe de me taire et je suis son regard, intrigué. Au centre de la classe, une dispute vient d'éclater. Et évidemment, Gary est de la partie. Jace et lui se crient dessus au sujet de Rosie. Ce n'était qu'une question de temps. Quand deux mecs tournent autour d'une même fille, ça se finit toujours comme ça.
M. Carlton tente de leur imposer le silence, et comme aucun des deux ne lui prête attention, il les exclut tous les deux de cours ainsi que la pauvre Rosie qui n'a rien fait. Ils auraient quand même pu régler leurs différends à un autre moment.
— Comment on fait pour le livre ? questionne Flora, que chacun le lise en une semaine est impossible !
C'est vrai, je n'y ai pas pensé. Nous sommes trois pour un livre qu'on doit lire avant vendredi. Un recueil de poèmes qui plus est. Je déteste la poésie. C'est long et généralement ça n'a pas de sens. Et puis, quand on l'interprète on ne sait jamais si c'est réellement ce que voulait dire l'auteur, s'il voulait vraiment dire quelque chose, alors à quoi bon ?
— J'ai le livre chez moi et je l'ai déjà lu, répond Astéria en souriant à ma sœur
— Wow ! Tu dois avoir je sacrée bonne culture alors ! la complimente Flora. Moi je ne connaissais pas avant aujourd'hui !
Astéria rougit et finit par lui répondre qu'elle adore lire de la poésie et que Baudelaire est très connu.
— Comment tu fais pour aimer la poésie ? je ne peux m'empêcher de dire
Ses yeux marrons d'ordinaire inexpressifs se posent sur moi et j'ai la désagréable impression qu'elle me sonde. Moi qui aie l'habitude de pouvoir cerner les gens en lisant dans leurs yeux est totalement désarmé face aux siens. Ses orbes paraissent si... indéchiffrables, vides, dénués d'émotions. Ou alors c'est juste moi qui suis incapable de déterminer la nature de l'étrange étincelle terne que je vois brûler au fond. Peut-être que je me perds.
— Je ne sais pas. J'aime en lire, c'est tout, m'explique-t-elle
— Quand même, ça n'a pas de sens, je réplique, les sourcils froncés
Elle éclate de rire, un rire clair et presque cristallin. Je me demande bien ce qu'il m'arrive pour que je raisonne comme ça aujourd'hui.
— Il ne faut pas lire un poème comme tu lis un roman !
— Et tu veux que je le lise comment ?
— Tu ne lis pas un poème, tu le comprends et tu le ressens.
J'hausse un sourcil et la regarde étrangement, réfléchissant au sens de sa phrase.
— Arrête de philosopher, je n'ai pas envie tourner tes paroles dans tous les sens pour comprendre ce que tu veux dire. J'ai assez des cours de philosophie pour ça ! je grimace, la faisant rire.
D'ailleurs, je ne l'entends pas souvent rire, même jamais. C'est la deuxième fois aujourd'hui que cela arrive, et je ne peux pas m'empêcher de me sentir fier. Au moins aujourd'hui j'ai fait rire quelqu'un d'autre que ma sœur. Et Dieu sait qu'un rire ou un sourire peut changer une journée.
— Pourquoi tu n'aimes pas la poésie ? reprend-elle, plus sérieusement
— Je n'aime pas lire. Vraiment pas. Je n'ai jamais trouvé un seul livre intéressant, et j'ai en haine les gros pavés.
— Dommage, dit-elle, simplement
— En fait, intervient Flora, dans cinq minutes ça sonne et on n'aura rien fait de l'heure. Il faut qu'on s'organise, décide-t-elle. On fait comment ? Il faut absolument que ce soit fait avant ce week-end et-...
— Stop, Flora, pas la peine de t'angoisser pour ça ! je la coupe. Le faire avant ce week-end ? Mais tu es malade ! Tu veux faire ça quand, la nuit ? On a le temps. On fera ça tranquillement ce week-end. Tu préfères qu'on le fasse chez toi ou chez nous ? je demande à Astéria
— Mh, chez vous si ça ne vous dérange pas.
— Donc samedi après-midi, chez nous, je décide. Tu vois Flora, pas la peine de stresser !
Ma sœur lève les yeux au ciel. Elle s'angoisse toujours pour un rien. Je griffonne mon numéro de téléphone sur un bout de papier et le donne à Astéria, lui disant de m'appeler ou de m'envoyer un message. Cette anthologie risque d'être longue à faire, et je sais déjà que nous allons y passer toute notre après-midi et sans doute une bonne partie de la soirée. J'ai fait exprès de choisir le samedi : ma tante est absente toute la journée. De ce fait, nous serons seuls et c'est bien mieux pour travailler.
La sonnerie se fait entendre et ma sœur se précipite hors de la salle, me laissant seule avec Astéria qui évite tout contact visuel avec quiconque. On sort de la salle et on descend dans la cour, sans rien dire, comme si on avait juste besoin de la présence de quelqu'un. Je crois que je suis mal à l'aise et que je n'ai jamais été aussi maladroit avec quelqu'un, d'habitude je sais toujours quoi dire. Ça doit être parce qu'elle ne réagit pas comme les autres réagissent. En tout cas, ce silence devient presque gênant et je ne sais pas comment le briser.
— Merci pour hier, dit-elle, me prenant au dépourvu
Pour hier ? À quoi fait-elle allusion ? Je mets quelques secondes avant de me rendre compte qu'elle parle de mes avertissements désastreux et de ma consolation assez médiocre, disons-le. Mais elle me remercie, elle ne pense donc pas comme moi.
— C'est normal, je lui réponds avec un sourire, moi j'aurais aimé qu'on tente de m'empêcher de voir ça si c'était moi.
— Si ils raisonnaient comme toi, ils n'auraient pas fait ça, continue-t-elle d'une voix ferme.
Je sens qu'elle est blessée, qu'elle bout, mais ce n'est pas de rage, non, c'est autre chose. C'est comme une mèche, une longue mèche de dynamite, sauf qu'au bout ce n'est pas un bâton de dynamite mais des centaines de tonneaux remplis non pas de poudre mais d'essence. Je sens qu'au fond d'elle, elle brûle. Elle veut dire tout ce qu'elle a sur le coeur, mais elle s'en empêche, comme si elle avait peur d'être trahie, ce qui au final me paraît normal.
— Avec des « si » on referait le monde, Astéria, je murmure
— Pour quelqu'un qui n'aime pas la philosophie, je trouve que ta phrase sonne comme une phrase de philosophe, me fait-elle remarquer, d'une voix moqueuse.
Je la regarde et je me rends compte qu'elle a un grand sourire espiègle peint sur le visage. On dit qu'un sourire peut changer le visage d'une personne, eh bien, c'est vrai.
— Dixit celle qui adore ça, je rétorque, amusé par sa réaction.
C'est comme si elle s'ouvrait comme un coquillage pour se refermer tout de suite après. C'est étrange. Elle ne répond rien et se contente de sourire, comme si elle était contente que je sache ça. Vraiment, cette fille est étrange.
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