3 ~ Astéria ☆
« Rien n'est confus, sauf l'esprit. » — René Magritte
Je pousse la porte d'entrée et rentre dans ma maison, criant que je suis là. Sauf qu'il n'y a personne. J'oublie souvent que maintenant, mes parents rentrent tard tous les deux, s'évitant au maximum, et m'évitant par la même occasion. Je soupire et me fais chauffer de l'eau pour du thé à la cannelle. Je pourrais en boire des litres. Je prends quelques cookies et monte dans ma chambre avec ma tasse fumante que je pose sur mon bureau. Je m'y installe et décide de m'atteler à mes devoirs. Je fais d'abord les quelques exercices de mathématiques, puis je réponds aux questions du texte de littérature, toujours tiré du Paradis Perdu. Et je termine en revoyant ma leçon d'histoire que j'avais déjà apprise la veille. Je souffle de soulagement dès que j'ai fini. Je peux enfin reprendre mon pinceau pour terminer ma peinture de la veille.
Les murs de ma chambre et de la maison sont maculés de portraits et de tableaux faits par mes soins. Si au début j'aimais bien ça, aujourd'hui ça me pèse. Je ne supporte plus la moindre chose provenant de moi. Je regarde les choses comme elles me regardent, c'est-à-dire que je ne les vois pas. Elles ont les yeux clos, comme des étoiles fermées dans un ciel noir. Je m'arrête dans mon geste, mon pinceau à quelques envergures de la toile. Et si au lieu de faire quelque chose de réaliste, je faisais quelque chose de complètement irréel, illogique ? Je souris et plonge mon pinceau dans l'eau pour le rincer. Ce ne sera pas du beige rosé, mais du beige bleuté, puis du violet, du noir, du bleu marine, du rose.
Les couleurs s'entremêlent et forment un mélange marbré. Le blanc côtoie le noir et l'obscurité côtoie la lumière. Mon pinceau s'agite, je ne contrôle plus mes mouvements sur la toile. Les planètes s'alignent dans les yeux du garçon que je viens de peindre. Je ne sais pas qui il est. Je ne me pose jamais ce genre de question quand je dessine. Je dessine, c'est tout. Je ne pense pas, je ne rêve pas, je suis dans un état second. Je dessine. Je peins. J'aime voir la toile passer d'esquisse à tableau. C'est de plus en plus intense, de plus en plus fondu.
Je prends un pinceau que je n'utiliserai pas et attache mes cheveux dans un chignon las. Et je reprends de plus bel, y allant petit bout par petit bout, coup de pinceau par coup de pinceau.
~
Les larmes dévalent mes joues. Mes parents sont rentrés. Ce n'est même pas leur énième dispute qui me fait pleurer, non, j'ai bien trop l'habitude de ne pas pleurer pour ça. Je crois que c'est à cause de la fatigue. Je suis là, assise derrière la porte de ma chambre, et je pleure. Je suis misérable. Toute la tristesse, toutes les larmes, toute la souffrance que j'aie accumulées dans la journée coulent maintenant sur mes joues. Heureusement que personne ne me voit dans cet état. Ils se moqueraient. À cette pensée, mon coeur se serre. C'est vrai qu'ils ont raison à mon sujet : je suis horrible.
En temps normal, je ne pleure pas. Je dis en temps normal car aujourd'hui est exceptionnel. J'ai appris à contenir mes larmes et à garder un visage impassible en toute circonstance. C'est ça, porter un masque. Je suis réduite à ça, mais je sais que c'est pour mon bien, et puis, ça ne me dérange pas vraiment. J'ai érigé des murs autour de mon coeur, d'abord en paille, puis en bois, puis en pierre. Et c'est devenu un roc solide au bord d'un océan déchaîné. Mais, j'ai mal. Je souffre de l'intérieur, je crois. C'est comme si on vous enfonçait des milliers d'aiguilles en même temps et qu'on vous compressait le coeur avec une pince.
Mais, vous êtes enfermé dans une pièce dépourvue de porte, de trappe ou de clé. Et dans cette pièce, il y a des gens. C'est rempli, bondé, surpeuplé. Il y a trop de gens. Et vous, vous êtes là, à crier votre souffrance. Mais personne ne vous écoute ou ne vous fait attention. Qui le ferait ? Un bandeau couvre leurs yeux. Alors, vous arrêtez de crier. Vous asseyez dans un coin, à part, et vous attendez que ça se passe. J'ai arrêté de crier depuis longtemps. Je ne me souviens même plus du temps où je criais. Je crois que ça n'a quasiment pas duré.
Et il y a ce mal, ce mal-là, ce mal que je m'afflige chaque jour. C'est par petit coup. Comme ça, ce n'est rien. Ça ne fait que quelques égratignures, mais sur mon coeur déjà abîmé, ça fait bien plus. Mais, je ressens. C'est une sorte de somatisation. C'est lent, insidieux. C'est puissant. Mais, cela soulage. Et je crois que c'est le principal. Ça brûle, ça pique, mais on se sent mieux après. Et c'est tout ce que je veux : aller mieux. Ça m'apaise. Je retrouve la tranquillité, même si j'ai compris que c'est à double-tranchant. Il n'y a plus aucune échappatoire. Mais, j'en suis consciente, et c'est le principal.
Émotionnellement vidée, je me couche. Je suis soulagée. Je me sens comme allégée d'un poids. Alors qu'en réalité, au plus profond de mes abysses, là où il y a une braise d'espérance, on me souffle que c'est tout le contraire. Mais, je préfère continuer à peindre sur mon âme ensanglantée. Je ne mange pas de jaune comme Van Gogh.
Pendant la nuit, je dors et me réveille plusieurs fois. Je suis poursuivie par les dessins horribles qu'ils ont fait de moi. Mon sommeil est sans rêves, mais sans cesse je me réveille et repense à ces caricatures. Celui avec le bûcher est comme marqué au fer rouge sur mes paupières. Et je pense aussi à Aleksi qui a essayé de m'empêcher d'aller à la bibliothèque pour ne pas que je vois ça. C'était gentil de sa part. Il faudra que je le remercie pour ça. Peu de gens l'auraient fait. Je pense aussi à Flora qui m'a laissée m'asseoir à côté de son frère. Elle a eu du courage pour aller à côté de Gary.
Les Jenkins sont assez discrets. Je ne sais pas grand chose d'eux, finalement. Et pourtant, on est dans le même lycée depuis le début. Je sais juste qu'Aleksi fait du français, puisqu'il est dans ma classe de français, et que Flora fait de l'espagnol. Je crois qu'elle a aussi fait un an de chinois mais qu'elle a arrêté. Et Aleksi écoute du rock. Je crois qu'il joue aussi de la guitare ou de la basse ou peut-être les deux, je ne sais pas. J'aurais pu discuter avec lui aujourd'hui. J'ai eu l'occasion de le faire plusieurs fois. Mais, ça, c'est ce qu'aurait fait l'ancienne moi, plus petite et plus insouciante. La nouvelle moi a choisi de se taire pour son bien.
Je soupire et me retourne une énième fois. Il est quatre heures du matin, je n'ai pas encore dormi, et je me lève dans deux heures trente. Je sais déjà que je vais être épuisée, et donc, à fleur de peau. Mais ça devrait aller puisque personne ne m'adresse la parole.
~
Au final, j'ai réussi à dormir deux heures. Je me sens toute étourdie lorsque mon réveil sonne. Je l'éteint et m'octroie cinq minutes de plus. Alors que j'étais sur le point de me rendormir, j'entends la port d'entrée claquer. Ma mère vient de partir travailler. Elle part de plus en plus tôt. À contre-coeur, je m'extirpe de mon cocon douillet et je descends pour prendre mon petit-déjeuner. Je suis seule, et c'est mieux, car je ne suis pas du matin.
Je remonte et enfile les vêtements que j'avais sortis la veille. Tout en noir. Puis, je me lave les dents et observe mon visage qui est dans un piteux état. Mes taches de rousseur ressortent énormément sur ma peau blanche et j'ai l'air d'être coupée sous les yeux. Je prends du correcteur et arrange ce que je peux pour finalement sortir au bout de cinq minutes. Je prends mon sac à dos, enfile une écharpe bleue et ma veste. Je sors sans oublier de prendre mes clés et de fermer la maison. Même si mon père part vers neuf heures, je ferme toujours à clés. On ne sait jamais.
Je mets mes écouteurs et marche vers le lycée en traînant des pieds. Je n'ai pas envie d'y retourner. Même le fait que nous ayons deux heures de littérature cette après-midi ne me réjouit pas. Arrivée à un carrefour, je réfléchis quelques secondes, pesant le pour et le contre. Je décide finalement de prendre un chemin plus long que celui que j'emprunte d'habitude, juste pour écouter plus de chansons et retarder l'inéluctable.
La chanson que j'écoute évoque un chemin pour aller aux Enfers, et je souris car c'est aussi mon cas. Quelle ironie ! Quand on y réfléchit, tout le monde devrait aimer aller au lycée. On y voit ses amis, on s'amuse, on rit, on fait les fous, on passe ses meilleurs moments là-bas. Et moi, je n'ai pas d'amis, du coup je n'aime pas ce lieu. Le temps semble s'arrêter dès qu'on franchit le portail et quand on sort le soir, c'est comme une délivrance.
Je m'arrête un moment sur un pont et m'accoude dessus, observant la vue qui s'offre à moi. Le soleil est en train de se lever. Le ciel est rosé par endroit, mauve et bleu ailleurs. Du orange et du rouge ardents apparaissent à l'horizon. Les gratte-ciel ont l'air de blesser le ciel tant ils semblent s'enfoncer dedans. Au loin, on aperçoit Seaworld. Je me fais la réflexion que cette vue serait magnifique à peindre. J'ai envie de prendre mon pinceau et de voir les couleurs se fondre entre elles. C'est un spectacle qui m'apaise toujours, et dont je suis devenue folle.
Je suis à des années lumière de ma vie. Quand je regarde le ciel et l'eau, j'ai l'impression d'être comme tout le monde. J'ai l'impression d'être absorbée par le paysage et de ne faire qu'un avec lui. La vue est pleine de couleurs tandis que ma vie est pleine de noir et de gris, et de mauve de temps en temps. On est toujours attiré par ce qu'on ne peut pas avoir. C'est pourquoi, tout d'un coup, sans savoir pourquoi, je me sens seule en regardant le soleil se lever. Moi, Astéria Redwood, me sens seule. Je crois que c'est la première fois depuis bien longtemps que cela m'arrive. Je repousse ce sentiment qui commence à m'étouffer et tente de l'éteindre. Et quand j'y parviens, je décide de reprendre le chemin du lycée.
Je me souviens avoir lu quelque part que la vie n'est jamais simple, qu'on est sans arrêt mis à l'épreuve. On nous teste. Mais moi, je pense que c'est faux. Seulement certaines personnes souffrent. Elles sont là, devant tout le monde, à hurler sur la place publique, mais les gens passent devant sans rien remarquer, parce que pour eux c'est le quotidien, et ils sont bien contents de ne pas être à la place de ceux qui souffrent. Comment peut-on être si égoïste ? Là aussi, je crois avoir la réponse : c'est inconscient. Car, si nous étions vraiment lucides, nous prendrions conscience de tout cela, et nous aiderions les autres, c'est-à-dire que nous porterions le fardeau de la vie à plusieurs.
J'accélère le pas. Je ne veux pas être en retard, car les autres me remarqueraient encore plus, et ce serait leur donner une excuse pour venir me voir plus tard. De toute façon, je serai incapable de me défendre aujourd'hui, pour la simple et bonne raison que mon cerveau tourne au ralenti. L'air frais du matin n'y a rien changé. Je n'aurai qu'à les ignorer, comme d'habitude.
Je finis par arriver devant le lycée, en sueur. J'enlève mon écharpe et laisse l'air frais caresser mon cou à présent à l'air libre. J'enlève mes écouteurs et range mon téléphone dans mon sac. Tout le monde ne le fait pas, mais je pense que c'est une forme de respect pour les surveillant qui surveillent les entrées et les sorties.
Je traverse la cour pour rejoindre mon casier. Je l'ouvre, pose quelques affaires et entreprends d'autres. J'y laisse mon écharpe. Après l'avoir fermé, je me retourne et pars vers le bâtiment. Je vois Aleksi y entrer. Il m'a vu puisqu' il me tient la porte. Je le remercie et lui fait un sourire. Je me rends alors compte que c'est la première fois depuis des jours que je souris à quelqu'un, que je fais un vrai sourire. Et ça fait du bien.
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