2 ~ Aleksi ★
« Toute méchanceté a sa source dans la faiblesse. » — Sénèque
Il faut bien que quelqu'un soit invisible, discret et réservé. Il faut bien qu'une personne existe à peine aux yeux des autres. Il faut bien que quelqu'un ne soit un problème pour personne, que quelqu'un rentre tellement dans les cases qu'il se fonde avec et s'y mêle, au point de ne faire qu'un avec celles-ci. Cette personne, c'est moi. Les professeurs eux-mêmes n'ont jamais entendu le son de ma voix. Malheureusement, ils retiennent mon prénom.
Astéria, c'est tout le contraire. Les professeurs ne retiennent pas son nom mais tout le monde la connaît. Je suppose qu'elle aimerait bien que personne ne la remarque. Car au fond, qu'a-t-elle fait pour mériter cela ? Rien. La vie est injuste. Je me console en me disant qu'au moins, aujourd'hui, il y aura eu une fois où elle n'aura pas été assise toute seule dans son coin.
Je ne dis rien. Pourquoi ? Car personne ne m'entend ou ne me prête attention. Je n'existe pas. Et c'est bien mieux comme ça, croyez-moi. Au lycée, on vous observe, on vous juge. Les moindres faits et gestes sont interprétés et se répandent comme du poison sous forme de rumeurs. Et du jour au lendemain, vous passez d'invisible à bouc émissaire sans savoir pourquoi car vous n'avez rien fait. Pourquoi ça marche comme ça ? Je ne sais pas. La seule chose que je sais, c'est que c'est ce qui est arrivé à Astéria.
C'est très simple : il y a une hiérarchie. Au sommet de la pyramide, il y a le groupe des prétendus "populaires". Ce sont des adolescents au physique de mannequin (je me permets d'ajouter un petit bémol : ça dépend des goûts, car les filles qui portent un masque en guise de visage, non merci, mais, en soi, ce n'est pas le problème du maquillage qui me dérange, car une fille a le droit de se maquiller ou pas, c'est son droit et sa liberté, mais plutôt le fait qu'elles confondent la truelle avec le pinceau à fond de teint, et les garçons, je ne peux pas juger), qui représentent le modèle à suivre. Ils sont adulés et connus de tous, voire même craints pour certains (notamment nos chers Gary et Daniel). En fait, les raisons sont futiles et dérisoires. C'est simple, on ne sait pas pourquoi ce sont eux les "populaires".
Ensuite, en deuxième position arrivent les moyens. Ni populaires ni exclus, ils restent entre eux et sont plutôt gentils. Mon Dieu, j'ai l'impression de faire un documentaire animalier. En bref, ils sont au milieu de la pyramide et ne dérangent personne.
Et puis, en dernier, il y a les exclus. Ce sont généralement les intellos (car évidemment les populaires ne sont pas des intellos, sinon ils ne se comporteraient pas comme ça), les geeks, les artistes, les timides, ceux qui ont une passion différente des autres, ceux qui ont une couleur de cheveux différente, ceux qui ont un handicap, etc. Vous l'avez compris, ce sont ceux qui sont différents, ceux qui ne rentrent pas dans les cases. Ce sont eux les plus intelligents, ils ont tout compris à la vie, et on devrait prendre exemple sur eux, plutôt que de vouloir se cantonner à tous ressembler à la même personne. C'est ennuyeux de voir des copies de copies. Ils sont modestes. J'appartiens à cette catégorie. Comment je le sais ? Depuis le jour où je suis venu en cours avec un tee-shirt à l'effigie d'un groupe de rock. Parce que je joue de la guitare, de la basse et du piano et que j'adore ça. Ce sont tous ces petits trucs, pourtant anodins, qui font que vous allez vous retrouver propulsés dans un "groupe".
Alors, je reste discret. Et je fais bien, car ça m'évite beaucoup d'ennuis. Ma sœur, Flora, n'est pas d'accord avec ça. Elle dit qu'il faut se rebeller mais n'a pas le courage de le faire. Moi, au moins, je fais ce que je dis et je dis ce que je fais, alors que Flora non ; elle ne fait pas ce qu'elle dit. À part aujourd'hui où elle a laissé sa place à Astéria.
Astéria était la cible parfaite pour les "populaires" : elle n'avait pas d'amis, était très discrète et très réservée, avait de bonnes notes en mathématiques et en biologie et d'excellentes notes en littérature, adorait le dessin, avait les cheveux roux bouclés et le nez dans les bouquins. C'était somme toute une fille normale qui n'avait rien demandé à personne. Et, du jour au lendemain, les gens avaient commencé à la rejeter, puis l'insulter, la rabaisser, la bousculer, etc sans qu'on ne sache pourquoi. Ils savaient qu'on ne dirait rien dans la classe car on ne voulait pas être les suivants. Au fond, on était tous soulagés que cela soit elle plutôt que nous, même Flora. Je crois qu'on pense tous cela mais inconsciemment.
Je ne suis pas d'accord avec ça. Mais qu'est-ce que je peux faire ? Rien. Je ne suis ni Clark Kent ni Captain America et encore moins Iron Man. Je ne suis même pas Aquaman. Alors, je regarde, sans rien dire. Je me fais discret, même si j'ai droit à mon surnom quotidien. Mais je me tais, et ça semble marcher. Néanmoins, je pense que si Astéria n'était pas là, ça aurait été moi. Ça aurait dû être moi, en fait.
Flora revient de la cafétéria avec un verre de chocolat chaud à la main, râlant contre la sonnerie qui vient de retentir. Elle me parle de son acteur préféré qui a été vu aux côtés d'une chanteuse qu'elle n'aime pas, et moi je ne fais qu'acquiescer, écoutant à moitié. J'observe ma jumelle qui, comme moi, a des yeux bleus et des cheveux châtains clair. Petits, on pouvait nous confondre. Maintenant, ses traits sont plus fins et ses cheveux plus longs.
J'aperçois une tignasse rousse bouclée raser les murs. Astéria. C'est vrai qu'elle n'est pas très grande. En tout cas, elle semble tout aussi heureuse que Flora de voir le professeur arriver et ouvrir la salle. Elle se précipite dans la classe et s'installe au fond, seule, comme à son habitude. Quant à moi, je m'assois au deuxième rang avec ma sœur, près du radiateur, comme à l'accoutumée. C'est parti pour les deux heures de mathématiques qui promettent d'être difficiles, puisque je vois le professeur sortir nos contrôles de la semaine dernière.
~
Après nos deux heures de cours, Flora et moi allons manger à la cantine. Ce n'est pas très bon, mais c'est toujours moins cher que de manger à l'extérieur. Et puis, on n'a pas le temps de rentrer chez nous. Dans la file d'attente, le groupe de Gary et Daniel s'amuse à bousculer les plus jeunes et à leur faire peur. Pathétique. Ils n'ont que ça à faire ? Ce n'est que lorsque Daniel me jette un regard mauvais que je me rends compte que j'ai pensé tout haut. Il arrête de terroriser une pauvre fille qui a eu le malheur de le remettre à sa place pour venir vers moi.
Il ne me fait pas peur, bien que je sois gringalet à côté de lui. A côté de moi, Flora se tend. En fait, ce n'est pas de me battre ou de me disputer qui m'inquiète, mais plutôt qu'ils se mettent à plusieurs contre moi, car ça, c'est injuste.
— T'as un problème Jenkins ? m'accoste-t-il en se dressant de toute sa hauteur
S'il croit m'impressionner avec son taux de testostérone trop haut, il se met le doigt dans l'œil jusqu'à l'omoplate. Pris de je ne sais quel élan, je réponds :
— Oui, c'est ce que tu fais. Ce n'est pas juste.
Il se met à rire.
— Qui a dit que la vie était juste, Jenkins ? Ça marche comme ça, mon grand, dans la vie ce sont toujours les plus forts qui gagnent, tes parents ne t'ont jamais appris ça ?
Je serre les dents et lui réponds d'un ton grinçant :
— Ils m'ont appris que les plus forts ne sont pas les plus intelligents, mais les plus stupides, je rétorque en le fixant froidement.
Ce n'est pas tout à fait faux, car c'est ma tante qui m'a appris ça.
— Et moi je pense que t'as rien compris à la vie. Les plus forts sont les meilleurs et sont au-dessus. Ils gouvernent les faibles, un point c'est tout. Regarde Astéria, elle s'écrase comme une merde, ajoute-t-il, en riant
— Vous êtes toujours à plusieurs contre elle, je réplique, et vous n'êtes rien, rien du tout. Vous n'avez rien en plus des autres, à part votre stupidité.
Sa mâchoire se contracte mais il penche sa tête de côté, affichant un air railleur, ses yeux bruns brillant de noirceur.
— Regarde-toi, le dégénéré, tu vas bientôt prendre sa défense, alors des gens comme ça, ça ne devrait pas exister.
À mon tour, je me dresse de toute ma hauteur, affichant un regard fier.
— Et pourquoi pas ? je fais, sûr de moi
Il se rapproche dangereusement et m'attrape par le col de mon sweat-shirt. Il va m'intimider, et l'élan de confiance en moi disparaît aussi rapidement qu'il est arrivé.
— Ecoute, Jenkins, tu ne veux pas que je te casse la figure, pas vrai ? –j'hoche la tête– et tu ne veux pas que je m'attaque à ta sœur, pas vrai ? –je fais non de la tête– et tu ne veux pas non plus avoir l'élite du lycée à dos ? –j'acquiesce– jusqu'à maintenant je t'ai laissé tranquille, alors tu vas retourner dans ton coin et calmer tes ardeurs rebelles, c'est bien compris ?
Je ne réponds pas et tourne ostensiblement la tête.
— Compris ? répète-t-il, en me secouant
Je fais oui de la tête.
— Je n'ai pas bien entendu.
— Oui, je réponds
— Oui qui ?
« Oui Néron » je pense, en référence à l'empereur fou.
— Oui Daniel, je finis par dire.
— Très bien, commente-t-il, avant de me lâcher et de tourner les talons, repartant aussi vite qu'il était arrivé.
Je me frotte le cou, pensif. Je trouverai un moyen de...
— Ça va ? fait la voix inquiète de ma sœur, t'en prendre à Daniel, mais qu'est-ce qui t'est passé par l'occipital ? Tu vas rester discret, hein ?
— Non, je réfute, je me vengerai un jour, mais de manière intelligente.
Flora lève les yeux au ciel.
— Tu sais à qui tu ferais penser notre tante, déclare-t-elle
Je soupire en roulant des yeux. Oui, je le sais très bien.
~
Il est aux alentours de trois heures de l'après-midi quand j'arrive devant la salle de français. Ce n'est pas ma matière préférée, car le français est difficile à apprendre. Mais, j'aime cette heure de cours ; Mme Dumatin est cool ! Elle vient vraiment de France, alors ses cours sont plus durs, ce qui fait d'elle la meilleure enseignante de l'établissement. Avec elle, tout le monde progresse et a un bon niveau.
Je remarque qu'il n'y a personne dans le couloir, et que la salle est vide. Je vois un post-it indiquant que le cours est annulé sur la porte. Voilà pourquoi il n'y a personne. Je décide alors d'aller à la bibliothèque. Je suis surpris de voir la documentaliste énervée à l'entrée et me crier dessus :
— Va-t-en si c'est pour accrocher des dessins partout ! hurle-t-elle, en me faisant signe de partir
— Quoi ? je lui demande, surpris, comment ça ?
Elle soupire puis se radoucit en me reconnaissant. Elle sait que ce n'est pas mon genre.
— Tu n'as qu'à venir voir par toi-même.
Je la suis à l'intérieur où elle me désigne tout un pan de mur recouvert de dessins, ou plutôt d'horribles gribouillages représentant Astéria. Ses traits sont grossiers, ses tâches de rousseur exagérées, et ses cheveux sont représentés comme de la paille. Je serre les points. Je ne connais qu'un seul groupe pouvant faire ça.
— Pauvre fille, soupire la bibliothécaire
— Vous allez les dénoncer ? je demande
Elle me jette un regard désolé.
— Le directeur ne veut pas de ça dans son lycée.
— Justement, il faut le dire pour pouvoir éviter que cela ne se reproduise, j'argumente
— Il ne veut aucune plainte parce que pour lui il n'y a pas de ça dans son lycée.
Je soupire. Ça ne fera pas avancer les choses !
Je repars en me demandant si Astéria a vu ça. Elle est avec moi en français, alors elle n'a pas cours non plus. J'espère vraiment qu'elle ne verra pas ça. Je crois qu'on vient d'atteindre le summum, enfin je l'espère. L'attaquer avec du dessin est la pire chose. Elle adore dessiner. Ce n'est un secret pour personne, et ils le savent bien.
Pensif, je ressors dans la cour, tout ça pour tomber sur une crinière rousse traversant la cour à la va-vite, les yeux vides, un bloc à dessins pressé contre sa poitrine. Elle passe chacune de ses heures de creux à la bibliothèque, car les autres n'y sont jamais.
— Astéria ! je lui crie
Elle s'arrête et tourne la tête, me jetant un regard interrogatif.
— Tu vas où ? je lui demande, en me rapprochant, tentant de gagner du temps.
Elle m'observe pensivement de ses yeux noisette, me mettant mal à l'aise.
— A la bibliothèque, finit-elle par dire. Pourquoi ?
Je me gratte le menton : comment l'en dissuader ?
— Tu ne veux pas tenter la salle de travail ou le salon ? je propose
Le salon est une salle équipée de canapés et de fauteuils. On peut s'y retrouver entre amis, et c'est très confortable. Les sièges sont moelleux, et il y a une climatisation ou du chauffage selon les saisons. Je me souviens m'y être endormi tant j'étais fatigué, il y a de cela deux ans.
Elle secoue la tête.
— Je dois rendre un livre de toute manière.
— Je peux le faire à ta place, je suggère.
Je dois passer pour un psychopathe à lui parler comme ça du jour au lendemain, alors qu'il y a à peine une semaine, j'osais à peine lui dire bonjour. Et je dois surtout avoir l'air lourd à insister comme ça pour ne pas qu'elle y aille. Elle se doute sûrement de quelque chose puisqu'elle me dit qu'elle peut très bien le faire toute seule.
— Ça, je n'en doute pas, mais le truc, c'est que-..., je m'interromps.
Comment lui dire que des caricatures abominables et fausses d'elle sont affichées là-bas ?
— Oui ? fait-elle, dressée sur toute sa hauteur bien qu'elle m'arrive au niveau du torse
— Eh bien...
Je me gratte la nuque, quelque peu gêné. C'est un peu délicat comme situation : soit je suis franc et je lui dis de manière directe, soit je suis plus doux et je lui dis plus subtilement.
— Bon, j'y vais, décide-t-elle, coupant ma réflexion
— Non, je tente une dernière fois
Elle hausse les épaules et part vers la bibliothèque. Je pousse un juron et commence à la suivre. Moi qui voulais lui épargner ça ! Malheureusement, j'arrive trop tard. Elle est droite comme un gratte-ciel, le livre serré entre ses doigts blanchis. Elle s'avance vers l'un des dessins qu'elle décroche et l'observe. Je m'approche et me rend compte que je n'avais pas remarqué celui-là. Elle y est grossièrement dessinée sur un bûcher, les cheveux raccourcis. Des flammes aussi meurtrières que celles des Enfers semblent l'avaler. C'est le plus horrible des dessins. C'est aussi la plus horrible attaque. Je me racle la gorge.
— Je suis désolé, je lui dit doucement, c'est pour ça que je ne voulais pas que tu viennes.
Elle hausse les épaules.
— Ce n'est rien, déclare-t-elle, d'une voix sans teint.
Elle se tourne vers moi et je vois ses yeux baignés par les larmes. Ça doit être la troisième fois de la journée qu'elle a les larmes aux yeux. Elle n'a d'ailleurs jamais versé une larme au lycée. Les yeux embués, oui, mais pas plus. Je n'ai jamais vu une larme rouler sur sa joue. C'est ça que j'admire chez elle : ils ne la feront jamais pleurer devant eux. Jamais elle ne leur donnera ce plaisir. Vraiment, je l'admire pour ça. Non pas que moi je pleurerais, pas du tout, mais Flora, elle, aurait déjà pleuré plus d'une fois.
— Je... Je dois rendre ça, bégaie-t-elle, en baissant la tête
Elle désigne le livre qu'elle tient entre ses mains -un roman fantastique- et je lui prends des mains, le donnant à la bibliothécaire désemparée à l'autre bout de la pièce. Quand je reviens vers Astéria, elle a la tête baissée. Là, normalement, le héros d'un roman l'aurait prise dans ses bras pour la réconforter, mais moi je me contente d'abord de poser ma main sur son épaule, en signe de soutien. Et je finis par la traîner maladroitement à l'extérieur.
Et une fois dans la cour, je m'assois à côté d'elle, sur un banc. Un bad boy se serait alors exclamé que c'était inadmissible, qu'il se vengerait pour elle et qu'il irait mettre son point dans la figure à chacun de ceux qui avaient fait ça. Mais moi, je ne peux rien faire. Je n'ai rien de tout ça. C'est sûrement ce qu'un garçon comme Jace aurait fait. Je le sais car Flora bavait sur lui au collège, et il est venu plusieurs fois chez nous. C'est ce qu'il aurait fait.
Nous restons silencieux. On n'a pas besoin de parler. Elle sait qu'elle n'est pas seule, et je crois que c'est tout ce qu'elle demande. Ou alors je me trompe. Si au début de la journée je voulais faire comme tous les autres jours, à savoir me fondre dans la masse, raser les murs, ne rien dire et m'écraser, j'avais fait tout le contraire. Et quand je regarde Astéria, je crois que j'ai bien fait. Flora sera sans doute contente. Elle adore les dessins que fait Astéria, mais elle n'a jamais eu le courage de le lui dire.
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