Voyage immobile

Le soir, accoudée à ma fenêtre ouverte, j'observe le vieux tilleul au coin du jardin. Pour un moment où le temps s'égare, l'irréel et le concret se retrouvent.

Le monolithe de bois reste muet, fier dans ces lumières qui tremblotent, hésitent. Ses branches sculptées par les ans, sont massives et noueuses. Son tronc, large et droit, revet un épais manteau de lierre qui étoffe ses entournures.

Le soleil couchant le transforme en ombre chinoise suggestive. Moi, si près et si loin à la fois, je le scrute, l'écoute. Le chant stridulé des grillons me berce doucement, mes poumons se gonflent, s'emplissent des effluves des récentes fauchées. Une brise me caresse, son souffle me chuchote bien des secrets...

Le soir, accoudée à ma fenêtre, je me plais à imaginer...

La silhouette du feuillu, agitée par les vents, me paraît vivante. Insolite et mouvante, une drôle de maison où se pressent quelques gnomes et autres lutins :

Ils sortent d'un creux du tronc, se glissent entre les lianes, se bousculent, piaillent... Ils rient sans raison, remuent l'habitation. Ils sautillent de branche en branche, sautillent dans mes pensées. Nés de mes dérivations oniriques, ces petits êtres vivent le rêve qui peu à peu se construit.

Je les dévore des yeux, de mes yeux d'enfant, de ces yeux si particuliers qui voient tant d'autres choses que la simple réalité :
Les lézards timides, qui tentent encore de se faire chauffer quelques écailles, deviennent de minuscules dragons crachant des chapelets de flammes.
Les mésanges, actives malgré l'heure tardive, se métamorphosent en fées graciles et frileuses, qui répandent leurs plumes par petits battements d'ailes.
Nivelé dans l'écorce brute, ridé par les pluies et les vents, le profil de l'homme-arbre transparait sur le tronc. C'est la face du vieux sage, de l'aïeul des jeunes pousses, qui a vécu les tempêtes et les déluges, la saison sèche et la gelée du printemps.

Il y a tant à respecter de cette vie tranquille, de ce géant à l'immobilisme majestueux...

Une magnifique ombre...
Un songe merveilleux...

Je ne suis plus à ma fenêtre. Mon esprit glisse sans bruit sur l'obscurité naissante, il se coule entre les herbes du jardin, serpente avec la couleuvre et bondit avec la sauterelle. Il rejoint, sans gène, les petites bêtes dans leur joyeuse sarabande.

Un chat passe au pied de l'arbre, il se ramasse et s'élance, il sème la confusion parmi les lilliputiens. Il les ignore dans une paresse gracieuse, il baille, s'étire et se couche sur la branche. Il me tourne le dos, tourne le dos à ma mine renfrognée.

Trouble-fête.

Mais qu'importe, ce n'est plus un chat.

C'est une ombre fondue dans les autres, sur laquelle mon imagination peut s'étaler à son gré.

Mes yeux suivent les courbes et les contours du relief végétal, ils remontent un peu plus haut et atteignent la cime, ces piliers fragiles qui soutiennent la voûte du ciel. Les brindilles vacillantes, chargées de feuilles, pareilles à des phasmes voilés dansant une valse, auréolent l'arbre d'une lueur vert tendre.

Le couchant est un véritable océan de couleurs, aux vagues chargées de teintes, qui se réfractent sur l'écume nuageuse.
Ballotée par mes idées, je laisse cette marée montante m'emporter au loin, sur le frêle esquif du temps.

Une chauve souris, l'ange du crépuscule, fend les airs et trace des lignes imaginaires. Je modèle son reflet, laisse son vol me captiver. C'est une voile parcheminée, qui grandira bientôt. Elle se dépeindra sur le plafond nocturne, et pour ne pas offusquer la lumière, la Lune restera nous veiller de ses rayons d'argent.

Mes amis du soir continuent de pinailler, ils sont revenus... Peu leur importe le monstre, peu leur importe le chat. Ils ont déjà oublié, leur frayeur s'est évaporée, l'insouciance ne demandait qu'à pointer. Si à cet instant tous les chats sont gris, alors les ombres sont bien toutes noires... les menaces n'existent pas au pays des rêves.

Je pourrais rester parmi eux éternellement, parmi ces petites créatures qui ne se dévoilent que dans ces entre-deux, quand tout est flou, que rien n'est sûr et qu'il suffit d'y croire un brin. Je pourrais faire vagabonder mon âme éternellement hors de mon corps, la laisser courir sur les aspérités du tilleul, voler entre les bourgeons.

Mais vient l'heure où les ombres se confondent, où les étoiles s'éclairent, une à une. La toile de la nuit s'étend et se gonfle, la magie se dissipe...

Alors, à regrets, je ferme mes volets et je clos la fenêtre.

Je regagne mon lit, et pour mieux retrouver mon arbre à rêves :

Je ferme les yeux.

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