Jour 5 (partie une).

Mercredi.

Il est là.

Le livre est encore ouvert sur ma cuisse, je laisse ma phrase en suspend et je lève subitement la tête. Il est là. À quelques mètres de moi. Il passe. Avec sa famille, certainement. Deux femmes, dont l'une a l'air d'avoir la cinquantaine, un homme, plus âgé lui aussi.

Il marche, lentement, derrière eux, une main dans la poche de son jean et l'autre qui tient ce qui semble être une carte.

C'est sa voix que je reconnais, immédiatement. Sans avoir besoin d'y réfléchir à deux fois. Et je ne m'y attends pas. Elle me prend par surprise, et j'ai le cœur qui cogne à l'intérieur de ma poitrine. Il leur indique la route, ils doivent visiter les alentours.

D'abord, je ne vois que son dos, puis il tourne la tête vers la gauche. Il porte des lunettes de soleil, ses cheveux lui tombent sur le haut du front, un peu devant les yeux et entourent son visage d'une manière nonchalante qui lui convient parfaitement. Les traits de son visage sont nets, sa mâchoire bien définie, saillante.

Je me dis que c'est une belle coïncidence tout de même. Mais, il ne me voit pas. Mon regard le suit jusqu'à ce qu'il disparaisse dans une autre rue. Je reprends ma lecture, mais les mots n'ont plus de trop de sens, ils se mélangent dans ma tête et je ne fais que relire plusieurs fois le même paragraphe sans rien comprendre.

Un soupir s'échappe de mes lèvres, je referme le livre et le pose à côté de moi sur le banc. C'est la voix de mon meilleur ami qui me fait sursauter et sortir de mes pensées. Il me sourit, je me lève et nous nous prenons brièvement dans les bras pour se saluer. Sa planche de skate sous le bras, je range mon livre dans mon sac à dos, monte sur la mienne et nous nous dirigeons vers le parc.

Là-bas, nous pouvons faire des figures sur des rampes, nous reposer dans l'herbe et même observer un bout du lac. Nous roulons côte à côte jusqu'à arriver à destination. Je n'arrive pas à me concentrer sur ce que je fais. Je trébuche, je râle, je tombe, je m'écorche le genou. Ma planche roule à quelques mètres de moi, Zayn la ramasse et je reste assis là où j'ai chuté quelques secondes avant.

– Tu as l'air contrarié...

Mon meilleur ami prend place au sol à côté de moi. Le soleil tape, mais je n'ai pas le courage de bouger. Je regarde la rougeur sur mon genou, la peau amochée, rien de grave cependant. Des blessures en surface.

– Qu'est-ce qui se passe ?

Pendant plusieurs longues secondes, je ne dis rien. Autour de nous, quelques jeunes font eux-aussi du skate. Je les regarde réussir leurs figures, s'amuser, rire ensemble. Tout semble si facile. Pourquoi est-ce que, moi, je n'y arrive pas ? Laisser tomber les barrières, les problèmes, et profiter de chaque instant.

– Je ne sais pas trop... un peu de tout, je crois.

Zayn ne répond pas, il sent que je dois encore parler, que j'ai besoin de vider mon sac, alors il se tait. Il me laisse le temps de chercher les bons mots à mettre sur mes sentiments, ceux qui me font peur, ceux qui me hantent.

Il sort un paquet de cigarettes de sa poche, en allume une, tire dessus et me la tend. J'avale une si longue bouffée que je manque de m'étouffer avec. Elle me brûle les poumons. Me rend vivant, une seconde.

– Parfois je me dis que je passe à côté de ma vie.

– Comment ça ?

– J'ai l'impression d'être en décalé, de vous regarder tous avancer pendant que je cours pour vous rattraper.. mais je ne bouge pas. Je reste sur place. Et vous vous éloignez, sans moi.

– Est-ce qu'on a fait quelque chose de mal pour que tu te sentes comme ça ?

Je secoue la tête lentement et lui rends sa cigarette. Je sens son regard sur moi, il cherche à comprendre, mais parfois il n'y a pas de réponse claire. Elles prennent forment sur toute une existence, et je sais que je n'ai pas encore beaucoup vécu, qu'il me reste des années à expérimenter, mais je n'ai pas envie d'en perdre une seule à chercher ma place dans le monde.

– Non, je crois que c'est de ma faute.

– Pourquoi ?

A mon tour, je le regarde enfin. Zayn ne me pousse pas à parler, il attend que ce soit moi qui fasse les premiers pas, il me laisse avancer à mon rythme. Et si je tombe sur le chemin, il sera toujours là pour me rattraper ou amortir ma chute, comme il l'a toujours fait depuis des années.

Je pense qu'il y a toujours eu cet équilibre entre nous. J'ai souvent la tête dans la lune et lui les pieds sur terre, même s'il prend la plupart de sa vie avec humour. Je n'ai pas sa capacité à voir la mienne en couleurs, elle est encore floue, sombre et lointaine.

– Parce qu'il me manque quelque chose, pour être complet, et ça me frustre.

– Quelque chose ou quelqu'un ?

– Je ne sais pas Zayn, peut-être les deux. Ou pas. Est-ce que l'amour ça suffit, seulement ?

– Si tu trouves la bonne personne, celle qui en vaut la peine.

Un soupir sort de ma bouche et je pose lourdement ma tête contre mes genoux calleux. J'ai eu mon premier baiser à quinze ans, une fille du collège qui avait de longs cheveux blonds et mangeait souvent des bonbons à la fraise. Pendant mes trois années de lycée, je suis sorti avec une autre fille et un garçon. Mes relations n'ont jamais tenu plus de trois mois, parce que je n'ai jamais eu ce déclic, parce que je ne sais pas ce que ça fait de trouver sa personne. Je ne pense pas être, un jour, vraiment tombé amoureux.

– Et si je ne la trouve jamais ?

– Tu cherches trop Louis, tu te prends trop la tête parfois, répond simplement Zayn en haussant les épaules, laisse la venir à toi.

Je tourne le visage vers mon meilleur ami, il me sourit et pose sa main sur ma nuque comme pour me rassurer. Je ne sais pas si ça fonctionne, mais je me sens déjà plus léger à l'intérieur.

Il retourne faire quelques figures, je le regarde faire, mon sac et mon skate à mes pieds. Le soleil réchauffe ma peau, je ferme les yeux pour profiter de ses rayons.

Zayn revient au bout d'une vingtaine de minutes peut-être, ses cheveux bruns un peu dans tous les sens. Il me tend la main, son sourire m'éblouit. Une fois que je suis debout, il passe un bras autour de mes épaules et m'entraîne avec lui.

– Allez viens, je te paie un milk-shake.

– Toi tu sais parler à mon cœur.

Son rire me parvient aux oreilles, il embrasse ma joue et je lève les yeux au ciel. Je ramasse mes affaires puis nous prenons la route du centre sur notre planche.

Quand je roule, un vent chaud fait voler mes cheveux et caresse gentiment ma peau. Je traverse des nuage de chaleur, cotons doux d'été, presque aussi léger qu'une plume. Il me manque juste encore un peu d'élan. Je ne dois plus avoir peur de prendre de la vitesse. Ni de ce qui peut m'attendre au bout.

Je tends les bras, poussé par la force de mes pieds, de mes jambes. Je regarde droit devant moi, respire, ferme les yeux. Aucun obstacle. Et j'ai la sensation de voler. Jusqu'à ce que la voix de mon meilleur ami me ramène sur terre.

– Qu'est-ce que tu fais ? Tu vas vraiment te casser un membre si tu continues Louis...

Il me regarde, les sourcils froncés, je me contente de hausser les épaules. Nous arrivons au café, alors il ne me pose pas plus de questions. Notre skate sous le bras, nous nous installons à une table en terrasse. Il reste encore quelques places de libre, un murmure agréable résonne dans les rues.

Colin, un ami de notre groupe et que nous avons connu en seconde avec Zayn, vient prendre notre commande. Depuis ses seize ans, il travaille tous les été dans ce petit café, je crois que c'est celui de son oncle. Avec ça, il peut se payer des voyages durant l'année. Il nous a déjà montré des photos des pays qu'il a pu visiter.

Et ça a l'air si facile. De l'argent. Un train. Un avion. L'autre bout du monde. Loin de tout.

Nous le saluons en lui serrant la main, sa paume est brûlante, humide aussi.

– Salut les gars, qu'est-ce que je vous sers ?

La casquette qu'il porte cache ses cheveux blonds, en partie rasés sur les côtés. Il nous sourit. A son poignet sont encore accrochés les bracelets en tissus des différents festivals de musique auxquels il a eu l'occasion de se rendre avant de prendre son poste. Sa peau est gorgée de soleil, son sourire aussi.

– Je vais prendre un milk-shake à la vanille, s'il te plaît.

Zayn termine sa phrase et glisse une cigarette entre ses lèvres puis l'allume. Colin hoche la tête et pose son regard gris sur moi, ensuite. Je n'ai jamais réellement su deviner la couleur de ses yeux, je suppose qu'elle est unique pour chaque être humain.

– Fraise pour moi, merci.

Après nous avoir lancé un sourire, il retourne à l'intérieur du café. Mon meilleur ami tire sur sa cigarette, je pose mes pieds sur ma planche et regarde les rues calmes autour de nous. L'ombre couvre les murs d'un côté et le soleil lèche les façades de l'autre.

Cinq minutes plus tard, Colin revient avec deux grands verres à la main. Blanc pour Zayn, rose pâle pour moi. Nous le remercions, Zayn lui tend des pièces et il retourne dans le café.

– Ok, je vais totalement demander à me faire rembourser, ton verre est plus rempli que le mien.

Je baisse les yeux vers ma boisson, retiens un sourire et hausse les épaules. Il me donne un léger coup de coude, puis souffle à mon oreille :

– Je crois que ça veut dire que tu lui plais.

– Quoi ? A Colin ?

– Oui, il lève les yeux au ciel, qui d'autre ?

– Tu crois ?

Zayn tire une autre bouffée de sa cigarette, je prends la paille en papier entre mes doigts et la porte à mes lèvres. Le milk-shake est glacé, j'en ai la peau qui frisonne à la première gorgée.

– Il te lâche pas du regard, il rougit, il te sourit sans cesse, il te sert plus de boisson... Je crois qu'il ne peut pas être plus clair, ça fait un petit moment qu'il te tourne autour, il me semble.

Il boit d'une manière nonchalante et je fixe les gouttes qui glissent le long de mon verre, tombent sur la table.

Nous buvons ensuite en silence. Les mots de Zayn me tournent dans la tête. Colin sort à nouveau du café pour accueillir de nouveaux clients, il passe devant nous. Je le suis des yeux, il me regarde, sourit. Je lui rends, du bout coin de la bouche. La rougeur qui apparaît sur ses joues n'est pas due au soleil. Mon meilleur ami cache son sourire, vainqueur, derrière sa cigarette.

Avant de partir, il vient nous dire au revoir. Il n'ose plus vraiment me regarde droit dans les yeux, parce qu'il a dû comprendre que je sais. Quand il me serre la main, sa poigne est douce et je n'imagine pas ses doigts qui s'attardent contre ma peau et la caresse furtivement au passage.

Il nous invite à une soirée, Samedi, chez lui. Il y aura de l'alcool, des joints et de la bonne musique, il nous dit. Il ajoute qu'il espère nous voir, mais je crois qu'il s'adressait surtout à moi, parce qu'à ce moment là, ses yeux ne m'ont pas lâché.

Zayn répond qu'on sera là. Parce que nous allons quasiment à toutes les fêtes. Parce que, peu importe où mon meilleur ami veut aller, je le suis toujours. La couleur grise au fond des pupilles de Colin se met à briller, à la manière d'une pierre précieuse au fond de l'eau, un peu oubliée. Il semble heureux.

Et ça ne me fait rien.

Le goût de fraise reste sur ma langue toute l'après-midi. Un goût amer qui me coupe l'appétit. Il est presque vingt et unes heures. Zayn me propose de venir manger et dormir chez lui.

Je n'ai pas la tête à ça, alors j'invente une excuse. Je prétexte devoir aider mon père pour ses recherches. Nous nous quittons pour partir chacun de notre côté, il me serre contre lui et me souffle de ne pas m'inquiéter. Je lui souris, mais je ne fais que ça. M'inquiéter pour tout. Pour rien. Pour chaque chose que je ne sais pas vivre comme tout le monde autour de moi, comme chaque personne qui est à ma portée mais auxquelles lesquelles je n'ai jamais envie de tendre la main.

Zayn s'éloigne. Je prends le chemin de chez moi, mais je ne rentre pas à la maison. Pas tout de suite. J'ai besoin d'être seul, avant. Mes parents ne posent jamais vraiment de questions, ils attendent que ce soit moi qui vienne les voir, leur parler. Contrairement à eux, je n'ai jamais eu cette facilité pour parler de mes sentiments.

Parce que j'ai l'impression, parfois, de ne rien ressentir du tout.

Après dix minutes de marche, j'arrive au lac. Il n'y a personne. Je fixe l'eau un moment. Immobile, puis je retire mon sac de mes épaules, le pose à côté de mon skate. Je sors une serviette, que je prends toujours avec moi au cas où et retire mes chaussures.

J'ai besoin de faire taire mes pensées, alors je retire mon haut, mon jean, mes chaussettes, je laisse ma serviette au bord et je rentre dans l'eau. Elle n'est ni froid ni chaude. Un entre-deux parfait.

Le lac est d'un bleu foncé, presque noir. Il est tard, le jour se couche. Il n'y a presque plus de soleil, il disparaît à l'horizon. Tout paraît plus immense d'un coup. Une partie du monde s'endort, celui de la nuit se réveille.

Je commence par nager un peu. Il n'est pas rare que je me baigne ici. C'est plus calme.

Petit à petit, je rentre mon torse, mes épaules, puis, finalement, ma tête. Je n'entends aucun bruit. Perdu au milieu du silence.

En dessous de la surface, il n'y a plus rien. Ou justement si, un tout autre monde. Inconnu. Nouveau. Je n'ouvre pas les yeux, je reste figé.

L'immensité m'entoure et m'avale.

J'oublie tout. Les bruits. Les odeurs. Même mon cœur qui sonne toujours creux.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top