Jour 3.

Lundi.

Mes doigts frôlent les tranches des livres alignés sur les étagères. Il y en a partout, pour tous les goûts et j'aime à me perdre ici. Entre les étalages et les grandes bibliothèques remplies de la librairie.

Dès que j'y entre, à n'importe quelle heure de la journée, il y a toujours cette odeur de vieux papier et de livres anciens qui flotte. Figée dans le temps. Elle me suit partout, ensuite, toute la journée. J'y passe des heures, à m'imaginer vivre dans un autre siècle, sur une autre planète, autre part, loin de là où je suis.

Léo, le vendeur, me connaît bien. Parce qu'il est du village, mais aussi parce j'ai pour habitude de passer plusieurs fois par semaine dans sa boutique, depuis que je suis tout petit. Il a connu mes parents avant moi, c'est un des doyens du coin. Et, pour son plus grand plaisir, je repars rarement les mains vides. Derrière sa petite barbe blanche et ses lunettes qui lui tombent au bout du nez, je remarque souvent ses sourires et son plaisir de me voir dévorer, apprécier les titres qu'il me recommande.

– Alors Louis, tu as trouvé ton bonheur ?

Je lâche la quatrième de couverture du roman que j'ai en train de découvrir des yeux et le regarde, assit derrière sa caisse. Une pile de livre à côté de lui, un ouvrage ouvert sous ses doigts, un stylo à la main, il m'adresse son sourire bienveillant.

– On peut dire ça.

Mes yeux tombent se baissent vers les deux livres que je tiens déjà dans ma main droite, contre ma hanche. Léo, pose son crayon sur le bureau et se lève pour venir devant les étales. En plus des étagères où sont classés les livres, il expose sur des vieilles tables en bois de nouvelles parutions, les meilleures ventes ou encore ses propres coups de cœur.

Derrière ses lunettes, son regard plissé scanne quelques couvertures. Il finir par en attraper un exemplaire entre ses longs doigts fripés avant de me le tendre.

– Tiens, j'ai lu celui-ci la semaine dernière, il devrait te plaire.

Le chant d'Achille ? Ça ne me dit rien.

– Lis le, lance toi dedans sans rien savoir de plus. Je pense que tu aimeras. Je ne suis pas parvenu à le lâcher. Tu m'en diras des nouvelles.

Brièvement, je crois deviner un clin d'oeil derrière ses rides, mais ce peut aussi être les traits tirés de son sourire qui ne semble jamais quitter son visage. Je lui fais confiance. Je n'ai jamais détesté un seul roman qu'il m'a conseillé. Le plus souvent, même, ils s'ajoutent à la pile de mes œuvres préférées. Je termine mon tour entre les derniers rayons de la petite librairie et vais payer mes achats.

En sortant de la boutique, sur la route du retour, je me rends compte en comptant les pièces restantes qu'il m'a offert un livre. Je souris en coin et lève les yeux au ciel. Léo ne changera jamais.

Je fais la route sous le soleil assommant de la fin de matinée, je n'ai pas pris mon vélo et je commence à regretter mon choix. Tout en marchant à l'ombre des arbres un maximum, je fume une cigarette, mes yeux protégés derrière une paire de lunettes noires. Les livres sont dans le sac accroché à mon dos, j'observe le paysage désert autour de moi et soupire.

Il me faut un quart d'heure pour atteindre la maison. Au loin, je sens l'odeur des légumes frais me monter aux narines. Je passe en cuisine directement pour me servir un verre d'eau glacé que je bois avant même d'avoir déposé mes affaires dans ma chambre. La sueur humidifie ma nuque et le bas de mon dos où mon sac repose encore. Je me sens épuisé, las. Accablé par le poids de la chaleur qui m'écrase.

Même si l'été signifie le temps du repos, lire des romans au soleil et profiter de la piscine, ce n'est pas ma saison préférée. J'attends l'automne et l'hiver avec impatience. Le village est beaucoup plus beau à cette époque là.

Des voix mes parviennent aux oreilles, tandis que je me dirige vers l'étage. Je m'avance au salon et m'arrête dans l'entrée. Je me fige. Norah assise dans le canapé avec ma mère, mon père installé derrière son bureau. Ils rient tous les trois, j'ai envie de fuir. Si je m'en vais sur la pointe des pieds, peut-être que personne ne me remarquera.

Mais Norah voit mes mouvements avant même que je ne puisse penser à partir, elle se redresse et me sourit. Ma mère se lève, tend une main pour que je me joigne à eux.

– Louis justement on t'attendait ! Norah est arrivé il y a dix minutes, elle voulait te voir.

– Me voir ?

– Oui, je m'excuse si je dérange. Je voulais simplement te parler.

Me parler. Je serre les dents et jette un regard à mes parents. Ils n'ont pas l'air de s'en formaliser. Je voudrais disparaître. Mais je suppose que je n'ai pas tellement le choix. Je hoche la tête et lui fais signe de me suivre.

Quand je jette un dernier coup d'oeil derrière moi, je perçois le sourire sur les lèvres de ma mère et l'air amusé de mon père. Ils s'imaginent déjà des choses qui me font grincer des dents. Je suppose que je ne saurais jamais rien faire d'autre que les décevoir.

Je pose mon sac en bas de l'escalier et guide Norah dans la véranda. La baie vitrée est ouverte, un air chaud léger s'infiltre, mais la pièce est plongé sous le soleil. J'ai la sensation de me baigner dans le mercure, d'étouffer à chaque nouveau souffle.

Elle s'appuie contre un mur, je croise les bras, observe les arbres dans le jardin, le reflet du soleil sur les feuilles vertes. Je comprends que c'est à moi de briser le silence, mais je ne le fais pas. Je ne trouve pas les mots justes. Ceux qu'elle voudrait entendre. Parce que ce ne sont pas ceux que je veux prononcer, parce que ma vérité ne ferait que la blesser.

Je finis tout de même par soupirer et dire, sur un ton lent et plat :

– Tu aurais pu m'envoyer un message, on se serait vu en ville, ça t'aurait évité de venir jusqu'ici.

– C'est ce que j'ai fais. Deux fois. Tu ne m'as pas répondu.

– Je ne regarde pas tout le temps mon téléphone.

– Qu'est-ce que tu veux, Louis ?

A sa question, je me tourne vers elle. Elle porte une belle robe d'été, aux bretelles fines et aux couleurs vives. J'aimerais lui dire que je la trouve jolie dans cette tenue, que ça lui va bien. J'aimerais passer mes doigts contre la peau dénudée de ses épaules, embrasser son cou, sentir son parfum à la fleur, toucher sa poitrine au-dessus de ses vêtement et lui dire que j'aime ça, que je veux plus. J'aimerais que tout ça soit vrai. Que ce soit aussi facile. Mais, ça ne l'est pas.

Parce que ce n'est pas aussi évident. Parce que je ne ressens pas tout ça. Parce que, même si elle est très jolie, même si elle pourrait me plaire, même si nous nous sommes embrassés, je n'envisage rien de plus.

– Je pourrais te poser la même question ? C'est toi qui est venu chez moi...

Elle soupire et se détache du mur pour combler la distance entre nous. Je décroise les bras, elle tend le sien et prend ma main entre ses doigts fins. Je regarde la bague en argent sur son annulaire, le bracelet en tissu coloré autour de son poignet droit.

On ne se dispute pas vraiment, ce sont plutôt des constations. Aucun de nous ne hausse le ton, je n'ai pas envie d'être en colère contre elle. Je n'ai pas envie d'avoir le rôle du méchant ni prendre le risque de la perdre.

– Tu sais ce que je veux dire... Qu'est-ce tu attends, de nous deux ?

Bien évidement que je sais. Mais ces derniers jours, j'ai tout fais pour éviter ce moment. Pour l'oublier ou le repousser. J'ai essayé de ne pas penser à notre baiser ce soir là et tout ce qu'il pouvait impliquer.

A mes yeux, j'embrassais simplement une personne qui le voulait aussi, sans arrière pensée, mais je devine qu'il en est tout autrement pour Norah. Elle souhaite en tirer quelque chose de sérieux, elle pense que je suis autant attaché à elle qu'elle l'est à moi.

Norah est dans notre groupe d'amis depuis le collège, mais je ne le connais presque pas. Et je me sens stupide et égoïste de ne rien ressentir pour elle, de n'avoir aucune attraction, aucun désir, aucune envie d'aller plus loin.

– Je... Je ne sais pas réellement. Je n'ai pas réfléchi à ça, à nous...

– Donc, ce baiser... ça ne voulait rien dire ?

Mon silence répond à ma place. Elle baisse les yeux, mais j'ai eu le temps de voir les larmes y monter. Quand je tends une main pour la poser sur son bras, elle se recule et secoue doucement la tête. Le sourire qu'elle m'adresse ressemble plus à une grimace douloureuse. Je suis devenu l'ennemi. Celui qui lui a brisé le cœur. Celui sans cœur.

– Je suis désolé...

– Non, c'est moi, je croyais... Je me faisais des illusions.

– Norah...

– Je vais te laisser, je dois rentrer aider mes parents. On se revoit bientôt.

Et, dans un coup de vent, elle repart. Ses yeux fuyant les miens, ses épaules tendues. Je reste planté au milieu de la pièce, incapable de la retenir. Son bientôt est amer. Il sonne faux. Je sais la vérité. Je sais qu'elle ne voudra certainement plus jamais me revoir, entendre parler de moi. Parce que j'ai agi égoïstement. Parce que je ne fais que décevoir les autres, et moi-même.

Je reviens dans l'entrée, prends mon sac au bas des escaliers. Norah n'est déjà plus là. Je crois que je suis resté un moment, seul, immobile, au milieu de la véranda. J'entends la voix de ma mère qui m'appelle, je pose un pied sur la première marche et la regarde. Derrière elle, à son bureau, mon père m'adresse un bref sourire. Elle me demande :

– Ton amie n'est pas restée pour manger ?

Comme je n'ai pas la force de parler, je me contente de secouer la tête. Et je monte m'enfermer dans ma chambre. Je fume une cigarette, observe le jardin depuis ma fenêtre. La musique est bien trop forte dans mes écouteurs, mais elle vibre en moi.

Je n'entends pas mon père qui entre dans ma chambre. Je sursaute simplement quand il pose sa main sur mon épaule. Il s'appuie, en face de moi, contre l'autre côté de la fenêtre. J'arrête la musique, pose mon téléphone sur la commode derrière moi.

Ma cigarette est presque terminée, je la regarde se consumer. J'ai la gorge trop serrée pour la finir. Un silence reposant s'installe entre nous. Mais je sens le regard de mon père sur moi, mon visage tourné vers le dehors, toujours à l'horizon.

– Tu sais, il finit par dire d'une voix lente, quand j'étais jeune j'ai moi aussi eu du mal à trouver ma place. Les deux seuls amis que j'avais à l'école ont déménagé, je me suis retrouvé seul, isolé des autres élèves pendant des années. Ça a été le cas jusqu'à l'université. Là, tout a changé. J'ai rencontré ta mère lors d'un événement organisé pour les étudiants. Je me souviens exactement du moment où je l'ai vu. Elle portait une longue robe, ses cheveux bruns relevés dans un élégant chignon, un verre à la main et elle riait avec des amis. Mon regard n'a plus capté que sa présence. Je n'ai pas pu détacher mes yeux d'elle de toute la soirée. Pendant la convention, je l'observais. Je n'ai jamais été sûr de moi, et si elle n'était pas venue vers moi ce soir là, je crois qu'on ne se serait jamais adressé la parole.

Au fil des mots de mon père, je regarde le sourire apparaître sur ses lèvres. Il ne le quitte presque jamais, cet air heureux et apaisé. Cet air qui illumine son visage dès qu'il pose les yeux sur ma mère.

– Je n'aurais jamais pensé qu'une femme telle que ta mère pourrait une seconde s'intéresser à moi. Jamais personne avant elle ne m'avait porté d'intérêt. Elle a été toutes mes premières fois. Je n'ai pas voulu changer pour lui plaire, devenir quelqu'un que je ne suis pas pour la faire rire ou tomber amoureuse de moi. Je n'en ai jamais eu besoin.

Je le fixe. J'essaie de savoir où cette conversation va mener. Mon père ne dit jamais rien sans arrière pensée. Surtout pas quand il se lance dans un si long discours. Je joue avec mon bout de cigarette que je finis par écraser sur le rebord de la fenêtre.

– Les choses se produisent naturellement et avec le temps. La vie peut être très surprenante, il faut simplement être patient.

– Pourquoi tu me dis tout ça, papa ?

Son regard s'adoucit, il passe ses doigts contre son menton, entre les poils de sa barbe et remonte ses lunettes sur son nez. J'ai la gorge sèche, attentif à ses mots. Parce que lui, au contraire de moi, a toujours su les manier et les faire sonner justes.

– Je ne peux pas prétendre comprendre ou savoir ce que tu ressens, mais j'ai la sensation que tu te renfermes parfois sur toi-même. Ce n'est pas tout le temps. Mais, ces derniers mois, il y a des moments où tu sembles être totalement ailleurs. Sur une autre planète. Ce n'est peut-être rien, je ne sais pas, mais... sa voix se fait plus basse maintenant, tu sais que tu peux toujours venir nous en parler, pas vrai ? Reconnaître que tu as besoin d'aide n'est pas une faiblesse, au contraire, c'est la plus belle force.

D'abord, j'ai du mal à répondre ou à réfléchir. J'ai ce nœud qui se resserre dans la gorge et bloque les larmes. Elles se bousculent à l'intérieur et je manque de m'étouffer avec quand j'essaie d'ouvrir la bouche pour parler.

Je crois que je suis un peu comme mon père, parfois, silencieux, solitaire et dans mon monde. Mais je n'ai jamais eu son aisance avec les mots, je n'ai jamais su trouver les bons. Même pour moi. Même pour exprimer ce que je ressens, parce que j'ai cette impression de vivre au milieu du vide parfois.

Au bout de quelques minutes, je finis par baisser les yeux et hocher la tête. C'est tout ce dont je suis capable. Mon père tend son bras, caresse affectueusement mon épaule. Il se relève, embrasse mon front et me dit que nous passons à table dans cinq minutes.

C'est seulement quand la porte se referme derrière lui que j'autorise les larmes à couler le long de mes joues. Je pleure en silence, le cœur au bord des lèvres.

Au repas, quand je regarde mes parents se parler, se sourire, je me demande si moi aussi j'aurais le droit à la même vie heureuse et simple qu'eux. Ou si alors, je resterais seul, à attendre que quelqu'un me trouve.

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