Jour 2.
Dimanche.
Je passe ma cigarette à Zayn et croque dans mon sandwich. Il remue les pieds dans l'eau puis tire une bouffée, la tête rejetée en arrière et ses lunettes de soleil glissées sur son nez.
– Alors, je vous ai vu vous éclipser avec Norah hier soir... qu'est-ce qui s'est passé ?
Sa question me fait lever les yeux au ciel, mais je souris quand même en coin et termine d'avaler ma bouchée. L'assiette avec les sandwichs est entre nous, confectionnés par les soins de ma mère. La salade est croquante, fraîche sous les dents.
– On s'est embrassé, c'est tout.
– Rien de plus ?
Je secoue la tête, bois une gorgée de limonade et repose la moitié de mon pain dans l'assiette. Caché derrière les arbres, le soleil me réchauffe l'épaule par ses quelques rayons qui traversent les trous entre les feuilles vertes.
– Donc, vous n'êtes pas ensemble ou... ?
– Non, c'était simplement un baiser. Ça ne veut rien dire.
– A tes yeux.
Zayn tourne la tête vers moi, je lui vole la cigarette et prends une longue bouffée, avant de soupirer. Je sais que je plais à Norah, qu'elle a apprécié qu'on s'embrasse sûrement plus que moi. Il y avait l'alcool, l'adrénaline de la soirée, l'envie de se faire désir par quelqu'un.
Mon corps n'a pas rencontré celui d'une autre personne depuis plusieurs mois déjà, et j'ai le sentiment que plus rien ne m'attire. Je passe mon temps à lire des romans, allongé au bord de la piscine ou dans le hamac, faire des tours en vélo, écouter de la musique douce ou fumer. Je ne cherche plus l'amour, je l'attends, et c'est extrêmement long.
En Septembre, je vais enfin pouvoir travailler et m'occuper l'esprit. Mes trois années de licence pour devenir libraire se sont terminées en Juin et j'ai envoyé mes lettres de motivation un peu partout autour de moi, des endroits accessibles en voiture ou en train afin d'avoir une place. Même si je pense que Léo, le bouquiniste de notre village, a de fortes chances de me prendre sous son aile.
Le reste de l'année, je suis trop occupé pour penser. L'été, l'été c'est autre chose. L'été il ne se passe rien. L'été, c'est un autre temps. Un temps qui se rallonge et s'éternise. Un temps où je rêve d'être autre part.
Et quand une fille qui pourrait me plaire se rapproche de moi, je ne ressens même pas l'envie d'échanger plus qu'un baiser. Je ne sais pas, quand j'y réfléchis, je me dis que c'est sûrement moi le problème. Je ne peux pas me contenter d'être heureux avec ce que j'ai, il m'en faut toujours plus.
– Elle est jolie, mais...
– Oui, me coupe mon meilleur ami, je sais Louis. Je te connais par cœur. Tu es un grand romantique. Tu préfères offrir ton corps à une personne qui te fera ressentir des millions de trucs. Les frissons, les papillons dans le ventre, tous ces trucs dans tes romans là. Peut-être que c'était pas la bonne, ça ne t'empêche pas de t'amuser, cependant.
Je lui donne un coup de coude en râlant et il se met à rire. Moi non plus, je ne peux pas réprimer mon sourire. Même s'il se moque clairement de moi, Zayn a raison. J'ai tendance à idéaliser les relations amoureuses et c'est certainement pour ça que je n'ai jamais réussi à en garder une plus d'un an. Je m'attache toujours trop vite et trop fort. Et je termine le cœur brisé, en larmes, à pleurer sur l'épaule de Zayn. Que ce soit des filles ou des garçons, je n'ai jamais eu de chance.
Il me prend la cigarette d'entre les doigts et je croque dans mon sandwich tomate, salade, œufs. J'ai le ventre rapidement plein avec la limonade, alors je laisse le reste à Zayn et m'allonge sur le dos, les chevilles toujours dans l'eau fraîche de la piscine. Je mets mes lunettes sur mon nez et passe un bras derrière ma tête, le regard tourné vers le profil de mon meilleur ami.
– Et toi au fait, je demande en poussant mon pied contre le sien sous l'eau, avec Tatiana ?
– Finalement, ça n'a pas fonctionné.
– Oh, pourquoi ?
– Je sais pas, il souffle, elle n'avait pas l'air d'avoir envie de quelque chose de sérieux après ça. De toute façon, elle part à la fin de l'été, elle quitte le village.
– Ah bon ?
Au fond de moi, j'ai toujours admiré ces personnes, si jeunes, qui ont su tout abandonner, tout quitter pour aller vivre ailleurs. Commencer une nouvelle histoire loin d'ici. Je ne sais pas si j'en serais capable, et en même temps j'ai le sentiment d'être prisonnier de ce village.
– Ouais, elle rejoint sa sœur dans le Nord, apparemment. Elle ne voulait pas d'une relation à distance. Elle me l'a dit quand on a couché ensemble pour la dernière fois, que pour elle l'amour c'était pas une priorité. Que nous deux c'était cool et que j'étais sexy, mais qu'elle voulait rien de plus. Qu'elle préférait se concentrer sur sa vie professionnelle.
– Et pour toi ?
– Je suis pas comme toi Louis, je ne cherche pas l'amour de ma vie. Elle était sympa, vraiment belle, c'était une belle rencontre, mais ça s'arrête là.
– Peut-être que tu n'étais pas si doué que ça, au lit, finalement non ?
Je ris doucement et il me jette de l'eau au visage, me faisant encore râler. Je me contente de l'arroser en retour avec ma jambe, ce qui n'est pas un grand succès. Il me donne un léger coup avec son épaule, je souris en regardant la surface ondulée de la piscine.
On reste silencieux plusieurs minutes. Au loin, la musique de la radio de ma mère nous parvient aux oreilles. Des chansons aux tonalités italiennes, entraînantes. Quand je tourne la tête vers Zayn, je le vois sourire en tirant sur la cigarette.
– Mais, sérieusement, tu n'es pas déçu ou triste, alors ?
– Non, je n'étais pas amoureux d'elle.
Mes yeux sont toujours posés sur lui et je suis les mouvements de sa main qui amène la cigarette à ses lèvres. Il l'écrase au bord de l'assiette puis prend le dernier sandwich. Je ferme les paupières, écoute le chant des oiseaux et le bruit du clapotis de l'eau produit par nos pieds.
– Zayn ?
– Mh ? Demande-t-il la bouche pleine.
– Tu trouveras quelqu'un. Quelqu'un de bien.
Je ne le vois pas, mais quand il me répond que moi aussi, je sens le sourire dans sa voix. Après son sandwich, il finit par s'allonger à côté de moi et on s'échange une nouvelle cigarette entre quelques blagues.
Zayn est resté dîner avec nous et nous avons fait une partie de jeu de société sur la table du jardin avec mes parents. Ils ont toujours adoré mon meilleur ami, certainement parce qu'ils savent que c'est à peu près la seule personne sur qui je peux réellement compter en dehors de ma famille et de Léo, le bouquiniste du village.
Je lis au salon, accompagné par les notes de musique produites par ma mère qui est installé au piano. Mon père a encore le nez plongé dans ses recherches, ses lunettes rectangulaires perchées sur le bout de son nez et ses doigts tirant sur sa barbe grise de quelques jours.
Le jour s'est couché depuis un petit moment, je lis à la lumière orangée du salon, allongé dans le canapé. Parfois, une légère brise chaude vient caresses mes jambes nues, simplement recouvertes par un short de bain bleu pétrole.
Il est presque vingt trois heures trente quand je rejoins ma chambre. Les volets sont quasiment clos, la fenêtre grande ouverte. Je n'allume aucune lumière, je m'installe dans mon lit et regarde les reflets blafards de la lune qui éclairent à peine la pièce. Je prends mon téléphone sur la table de chevet et passe un bras derrière la tête.
Alors que je fais un tour sur les réseaux sociaux, mon téléphone vibre. Il annonce un nouveau message. Je clique sur la notification pour lire le contenu.
✉
Salut Louis.
Désolée de te déranger aussi tard, mais j'ai oublié de te le demander hier soir... Est-ce que ça te dirait qu'on se revoit encore, rien que tous les deux ?
Bonne nuit si tu dors déjà et encore désolée.
Je pousse un long soupir, laisse mon téléphone tomber à côté de moi dans le lit et passe une main sur mon visage. Pendant de longues minutes, je fixe mon plafond sans bouger. Je n'ai pas envie de la décevoir, mais je ne peux pas me forcer non plus à commencer une relation amoureuse avec elle.
Au lieu de lui fournir une réponse, je laisse mon portable là. Je me redresse, attrape un tee-shirt et mes baskets. Je descends les marches, passe devant le salon où mes parents sont toujours installés et vais chercher mon vélo dans le jardin.
Ensuite, je ne fais que pédaler. Je pédale pour me vider l'esprit. Je pédale pour oublier. Peut-être que si je continue assez longtemps, je me retrouverais autre part, loin. Pas définitivement, juste pour un temps. Le temps de respirer.
Parce qu'ici, j'étouffe.
Quand mon souffle commence à manquer et que mon cœur bat plus vite, je freine puis descends de la selle. Quelques pas suffisent pour me faire comprendre que je suis arrivé au lac. Grand, plat, calme. Reposant. On pourrait croire que les étoiles du ciel se sont déposées à la surface, elles brillent dans le reflet noir de l'eau limpide, endormie.
Je laisse mon vélo dans l'herbe à côté de moi, sors mon paquet de cigarette de mon short de bain ainsi qu'un vieux briquet. Alors que j'allais m'installer au sol, j'entends du bruit. L'herbe qui bouge et des branches qui craquent derrière moi. Mon souffle se bloque, mais je parviens à demander :
– Il y a quelqu'un ?
Ma voix tremble un peu. Le chemin que j'ai emprunté n'est pas forcément le plus éclairé. Il y a quelques lampadaires ça et là qui permettent d'y voir clair autour du lac, mais je ne suis pas très rassuré à l'idée qu'un inconnu surgisse par surprise de derrière un arbre.
Au final, j'aurais peut-être dû réfléchir à deux fois et emmener mon téléphone avec moi. Un lampe aussi. N'importe quel objet qui me permettrait d'avoir une source de lumière, autre que la petite lampe accrochée à mon vélo.
– Qui... Qui est là ?
De toutes les fois où j'ai pu venir ici, en plein nuit ou tôt le matin, je n'ai jamais croisé personne. Ce coin du lac est rarement fréquenté. Surtout parce qu'il faut passer soit passer par le jardin de notre maison et ensuite un long sentir qui mène jusqu'à la rive, ou escalader un muret de l'autre côté. Personne ne s'aventure ici. A part moi.
Mon rythme cardiaque s'affole et mes mains se mettent à trembler autour de la cigarette qui manque de s'écraser au sol. J'entends encore du bruit, puis une ombre qui surgit de derrière un buisson sur ma droite. Par instinct, je me recule d'un pas, manque de m'écrouler. Prêt à m'enfuir à toutes jambes, quitte à abandonner mon vélo ici.
– Je... désolé... désolé, je ne voulais pas te faire peur.
Sa voix grave aurait pu m'effrayer, son physique élancé aussi, mais les larmes que j'entends dans ses paroles éteignent toute forme de crainte en moi. L'inconnu s'arrête à distance raisonnable, enfin dans la clarté. Je ne perçois pas grand chose de son visage, mais assez pour constater qu'il n'a rien de dangereux -aux premiers abords- et qu'il ne doit pas être plus âgé que moi. Plus je le regarde, plus j'ai l'impression d'avoir en face de moi un grand enfant apeuré, au moins moins autant que moi.
– Je pensais que j'étais tout seul...
– Non, je réponds presque aussitôt, non c'est moi je... je viens souvent ici et j'ai jamais croisé personne alors... désolé si je t'ai effrayé aussi.
– Ce n'est rien, je vais te laisser.
– Tu peux rester, t'inquiètes pas.
Il ne dit rien, il détourne la tête. Et, à la lumière de la lune, je vois sa joue humide qu'il se dépêche de ressuyer du dos de la main. Par politesse, je détourne le regard et porte ma cigarette entre mes lèvres, je tire enfin une bouffé tout en prenant place dans l'herbe.
Je joue avec un brin, pose les yeux sur la surface presque immobile du lac. Il reste debout à plusieurs mètres de moi, pourtant je peux presque jurer entendre sa respiration de là où je suis. Lourde. Pesante.
Je finis par tendre la main pour lui proposer la cigarette, il me regarde le visage à moitié tourné vers moi. Dans la pénombre, il secoue la tête.
– Merci, mais je ne fume pas.
– Ça te dérange ? Je peux l'éteindre.
– Non, ça ira.
Finalement, il s'approche d'un ou deux pas et s'assoit à la même hauteur que moi. Il y a toujours une certaine distance entre nous. Assez pour que, si on tend chacun la main, nos doigts se frôlent à peine. Je prends une nouvelle bouffée et l'observe regarder le lac, silencieusement, immobile, ses genoux ramenés contre son torse. Recroquevillé sur lui-même. Comme s'il avait peur du monde.
Je crois que je l'entends renifler, mais je ne dis rien. Il doit encore pleurer, pour une raison que j'ignore. Cependant, je sens qu'il ne souhaite pas en parler, alors je ne cherche pas à savoir et me tais. Je fume, entouré du bruit de la nuit et la chaleur qui nous recouvre.
Je souffle la fumée de la cigarette vers le ciel étoilé. Mon regarde se pose à l'horizon et je demande :
– Tu es nouveau ? Je ne crois pas t'avoir déjà vu, je veux dire ici, dans le village.
– Je suis arrivé hier. Je suis en vacances, avec ma famille.
– C'est la première fois que tu viens ?
D'une voix presque inaudible, il murmure que oui, il n'est jamais venu. J'aimerais en savoir plus. Qu'il me parle de ses autres vacances, de ce qu'il a déjà pu voir, visiter, combien de temps il pense rester.
J'ai toujours eu des facilités pour parler aux autres. Mais jamais pour garder les liens que j'ai pu nouer. Je pense à Norah et je me dis que j'ai tout gâché, encore une fois. Je secoue la tête, tire une bouffée de ma cigarette pour penser à autre chose.
– Et ça te plaît pour le moment ?
Quand, au bout de plusieurs secondes, il ne répond pas, je tourne le regard vers lui. Je remarque son visage enfoui contre ses bras qui tiennent ses genoux. Là, sous la lumière de la lune et des étoiles, il semble si fragile et brisé. Prêt à s'envoler au moindre petit souffle du vent.
Et moi, je continue à lui poser des questions, à peut-être plus encore remuer le couteau dans la plaie et lui faire du mal. La lumière de la lune chatouille sa nuque, où des mèches de cheveux bouclent contre sa peau nue.
– Excuse moi, je suis trop curieux et je parle beaucoup. Je ne veux pas... t'embêter ou envahir ton espace. Je vais partir.
– Non. Reste. S'il te plaît ?
C'est presque de la supplication que j'entends dans sa voix et ma gorge se noue. Je le regarde plusieurs secondes, son visage à peine levé vers le ciel, tourné vers un point entre l'herbe et l'eau du lac. La position renfermée de son corps me laisse penser qu'il souhaite être seul. Mais ses mots me crient autrement.
Je termine ma cigarette sans rien demander de plus. Il ne parle pas. Je crois qu'il est plus à l'aise avec le silence. Au final, moi aussi. Il est timide et je sens que ça l'embête quand je ne me tais pas. Même s'il est trop poli pour le dire. Entre deux bouffées, je passe ma langue entre mes lèvres sèches et regarde le ciel clair de la nuit.
Mes jambes commencent à me faire mal, alors je m'allonge dans l'herbe. Un bras derrière la tête et une jambe repliée. Je ne sais pas combien de temps nous restons là. A ne prononcer aucun mot, à rester quasiment immobiles. On se contente de respirer. Parfois, c'est tout ce qu'il faut pour se sentir vivant.
Mais, il finit par se relever d'un coup et lisse ses vêtements. Je tourne la tête pour le regarder, ma cigarette terminée depuis quelques minutes déjà je crois. Je l'écrase et continue à fixer les étoiles, puis demande :
– Tu t'en vas ?
La question que je pose est un peu bête, je m'imagine peut-être qu'il va passer le reste de la nuit ici. A mes côtés. Mais il ne doit pas être comme moi. Il doit avoir autre chose à faire. Autre chose que perdre son temps. Que regarder sa propre vie lui échapper. Il me frôle du regard, presque honteusement, puis hoche la tête.
Je ne me redresse pas. Je tire sur un brin d'herbe que j'enroule autour de mes doigts, n'ayant plus ma cigarette pour les occuper. Et j'ai les yeux posés sur lui. Sur ses formes. Je ne devine encore rien de son apparence. Seulement quelques détails, flous dans l'ombre de la nuit. Les boucles de ses cheveux, la rondeur de ses épaules sous ses vêtements, sa taille élancée mais je sens déjà qu'il n'est pas comme moi, comme les autres personnes que je connais. Son corps, sous les rayons de la lune, semble vouloir se renfermer sur lui-même, se cacher.
– Tu peux revenir, tu sais. Ici. Je ne sais comment tu y es parvenu, mais ça ne me dérange pas. Je veux bien partager mon coin.
– Ton coin ?
– Oui, je ris doucement. Comme je t'ai dit, il n'y a jamais personne à cet endroit du lac. Je suis le seul à venir.
Il ne répond pas. Je détourne le regard de sa silhouette. Il reste une poignée de secondes debout face à l'eau, puis il s'en va. J'entends ses pas légers s'éloigner dans l'herbe. Et plus rien. Le silence, à nouveau. La nuit qui parle. Je la comprends mieux que la lumière éblouissante du jour.
Je reste là, seul, un long moment. Le temps n'a pas vraiment d'importance. C'est seulement quand je suis épuisé que je me décide à rentrer. Il n'y a aucun bruit. Mes parents dorment. Ils sont habitués à mes escapades nocturnes. Je sais que ma mère le remarque, mais elle n'a jamais rien dit. Au fond, elle a compris. Elle a compris que j'ai besoin de me sentir seul et perdu au milieu de ce monde trop vaste, parfois.
La chaleur me fatigue. Je m'allonge en simple caleçon dans le lit, au dessus des couvertures. Mon réveil affiche trois heures vingt-deux du matin. Je m'endors en pensant que, peut-être, demain soir, il sera à nouveau au lac.
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