III - Celui qui sentait les pleurs
Victor n'était pas venu depuis longtemps. Son odeur semblait envolée. Dissipée, elle ne revêtait plus ni les meubles, ni les couvertures, ni la peau du deux-pieds aux cheveux de jais. Le faux maître. Octave tournait dans la maison, allait de pièce en pièce, lion en cage. Il déambulait telle une âme en peine à la recherche d'un vestige tangible de son sauveur bien-aimé. Mais le parfum doux, sucré, bonheur passager parfois transformé en l'indescriptible effluve de peur, demeurait introuvable. Ainsi, dans un monde privé de la délicatesse de cet homme, des mois s'écoulèrent.
Ce qu'il interpréta comme des mois, du moins. Chaque fois qu'il s'éveillait, alors que le soleil perçait le rempart des nuages et de la nuit, la mère ou le père deux-pieds, ou l'un de leurs enfants arrachait la page d'un calendrier. Un jour passait, comprit-il avec le temps. Et chaque jour qui s'envolait éloignait un peu plus le souvenir de son deux-pieds. Un, puis deux, puis trois. Et un matin, il réalisa que plus de trois cent soixante jours s'étaient ainsi évaporés.
« Dis, Octave, tu penses que Vic' reviendra ? Je m'inquiète, tu sais... »
Le deux-pieds brun le regardait depuis son bureau, un stylo entre les dents. Octave interrompit sa toilette et le scruta de ses prunelles brillantes. Inquiétude. Odeur mauvaise. Peur ? Non, pas exactement. Elle était plus subtile. La Peur était là, mais pas tout à fait. Elle ne s'était pas encore installée. Il tendit l'oreille. Il perçut le battement de cœur du deux-pieds qui accélérait. Pour une fois, il ne mentait pas.
Il sauta du lit pour le rejoindre. Il se roula en boule sur un cahier et plongea son regard dans les iris bleu foncé de l'humain. Perle d'appréhension, au fond. L'odeur d'inquiétude le prit à la gorge, Peur gagnait en puissance. Elle grandissait sans cesse, s'efforçait d'occuper toute la place. Il suffoqua. Il battit la queue, elle s'attachait à ses poils. Elle griffait, elle mordait, elle blessait. Elle tuait. Avait-elle emporté « Vic' » avec elle ? Il sentait la Peur, toujours. Occupait-elle toute la place, pour lui aussi ? Tuait-elle, pour lui aussi ? Mort, dans ce cas ? Mais qu'était-ce, la mort ?
Il miaula. Le deux-pieds aux cheveux noirs sourit, une vague de tristesse émana. Octave posa la tête sur ses pattes et ferma les yeux. Il rêva de son humain. Il revenait. Revenir. Venir encore ? Il n'était pas sûr de comprendre ce mot. Phénomène de répétition ? Mais la répétition s'était brisée. S'il avait correctement interprété ce qui se disait autour de lui, il vivait ici depuis deux ans. Il ne savait pas vraiment ce que signifiaient ces deux ans. Longtemps. Un an plus tôt, « Vic' » était venu. Puis il était reparti en silence. Un matin, il l'avait salué, lui avait accordé une caresse, versé des croquettes, puis il avait fermé la porte. Depuis, il avait attendu. Revenir. Mais son odeur, elle, n'était jamais revenue.
Le deux-pieds brun soupira et s'étira sur sa chaise. Ce bruit le sortit de sa torpeur, il sursauta et se leva aussitôt, les oreilles abaissées. Au même moment, un son retentit. Ding dong, où quelque chose comme ça. Aigu, désagréable, effrayant. Un bruit de pas l'accompagnait. Piétinement derrière la porte, un étage plus bas. Un aller-retour nerveux qu'il reconnut sans mal. Il s'élança hors de la chambre, traversa le couloir, dévala les escaliers, s'assit dans l'entrée. Sa queue fouettait l'air, il miaulait à pleins poumons. Son odeur envahissait sa truffe. Il était là. Le deux-pieds gagna enfin la pièce, si lent. Il souffla, ouvrit le battant. La surprise éclaira son visage.
« Vic' ? »
Octave se redressa, le parfum de douceur se raviva. « Vic' » ne dit rien, il s'approcha de lui, se baissa. Sa main caressa son pelage, et ce fut soudain comme s'il n'était jamais parti. Revenir. C'était beau. C'était bien. Revenir, c'était venir mais en mieux. La main passa sous lui, il quitta le sol, se blottit en ronronnant contre lui. Revenir. Phénomène de répétition. Il mit une année, mais la répétition opéra enfin. Peur ne l'avait pas terrassé.
« Vic', qu'est-ce que tu fais là ?
— Je suis juste venu chercher Octave, je repars.
— Sans explication ? T'as disparu presque un an, tu ne vas rien me dire ?
— Octave était en location, non ? » dit son humain. Il sentait l'angoisse. Parler lui était douloureux, détermina-t-il. « Je ne vis plus chez mon père, je le récupère. Comme promis. »
Il sourit, mais une odeur salée l'entourait. Pas celle de la joie. Il poussa la porte, dépassa le brun bouche-bée, incapable de réagir. Il resserra son étreinte autour du corps d'Octave. Puis il marcha à travers le jardin plongé dans une obscurité nocturne que brisait l'éclat des lampadaires et de la lumière de la maison.
« Victor, attends ! Le deal, c'était aussi que tu reviennes pour moi ! »
Il s'immobilisa devant son vélo, au niveau du portail entrouvert. Odeur de déception ? Un effluve ténu le troubla. Pas la Peur habituelle. Encore ce sel qui collait à sa langue et agrippait ses narines, et l'amertume, derrière.
« Tu peux me dire où tu vas ? Et où tu étais ? Tu seras avec quelqu'un ? Et pour combien de temps ? Tu reviendras ? Je t'ai attendu, tu sais, depuis la dernière fois », dit le deux-pieds. Lui aussi sentait le sel. Un parfum très fort qu'il retenait de toutes ses forces. « Pourquoi es-tu parti de l'hôpital sans rien me dire ? Je peux avoir mes explications, maintenant ? Ça fait un an, bon sang ! »
Désemparé. « Vic' » s'affolait. Sous sa poitrine, son cœur tambourinait à l'oreille d'Octave.
« J'ai passé ma vie à chercher mon prince charmant », dit-il d'une voix tremblante.
Il se tut. Surpris, l'autre ne sembla pas comprendre. Il déglutit mais ne rétorqua rien.
« J'ai longtemps pensé que j'étais une princesse en détresse, dit-il encore. J'attendais ce prince qui me sauverait. Tu sais, Liam, je te voyais comme mon prince. J'avais besoin que tu me sauves. »
Le sel se déversa sur ses joues. Une goutte tomba sur son museau.
« J'avais deux sorcières, dans ma vie. Il y a un an, j'ai réalisé que tu étais l'une d'elles. »
Il haussa les épaules.
« C'est ironique, non ? Celui que je pensais être mon prince a échoué à me sauver. Pire. Tu m'as enfoncé plus profondément encore. J'ai mis longtemps à m'en rendre compte. L'amour rend aveugle, je suppose. Tu m'as rendu aveugle, car tu étais tout ce que je voyais. Depuis notre rencontre il y a trois ans, je n'ai eu d'yeux que pour toi, tu sais. On appelle ça un coup de foudre, je crois », il ricana. « Moi, je dirais que c'était une malédiction. Pourtant, j'ai imaginé des milliers de fois ce baiser où tu me libèrerais. Ton baiser pour briser ton sortilège. J'ai attendu sans un mot que tu daignes m'accorder ton attention, ton temps, ta protection. Ton amour. J'avais l'impression de pouvoir vivre, avec toi. »
« Liam » parut vouloir répondre, il se ravisa.
« Le baiser n'est jamais venu. Tu as échoué à être ce prince charmant que j'attendais. »
Il sourit une nouvelle fois de ce sourire à l'odeur salée. Odeur de tristesse, comprit enfin Octave. Le deux-pieds aux cheveux verts inspira, puis il se pencha sur son vélo et le déposa dans le panier. Le contact froid de la matière rugueuse le détourna un instant de la conversation teintée de cette émotion à l'envahissant parfum.
« Je suis désolé, Liam », dit Victor. Une odeur de sincérité l'entoura tandis qu'il serrait les poings, dont les jointures blanchissaient. « Je t'ai imposé d'être ce que moi je ne parvenais pas à devenir. Mais, tu comprends, je n'arrivais pas à me sauver tout seul. »
Des larmes s'agglutinaient pour franchir la barrière de ses yeux, mais ceux-ci demeuraient forts. Ils ne cédaient pas et le fardeau salé restait là, piégé, toujours grossissant.
« Tu m'as demandé pour combien de temps je partais. Ma réponse tient en neuf mots. Jusqu'à ce que je trouve mon prince charmant.
— Et si je te dis que je peux être ton prince, maintenant ? dit Liam depuis le pas de la porte.
— Tu as eu mon cœur pendant trois ans, tu ne ne crois pas que tu peux le laisser partir ? »
Il s'installa sur la selle et se dirigea vers le portail. Derrière lui, Octave entendit un bruit de pas précipités, le crissement de chaussures, les cailloux du chemin qui se déplaçaient. Le deux-pieds qui l'avait hébergé les rejoignit. Victor ne lui accorda pas un regard. Juste un ultime je suis désolé lâché du bout des lèvres, puis plus rien. La main de Liam glissa sur son bras comme pour le retenir, puis elle retomba le long de son flanc. Impuissance. Ne resta qu'un silence de mort, vide de mots, lourd de sens. Revenir. Phénomène de répétition. Phénomène de séparation, aussi. Revenir, ce n'était parfois que pour mieux repartir. Ses yeux perçants balayèrent l'espace. Il souffrait par procuration. Cette odeur refusait de le quitter. Le sel et l'amertume se mêlaient.
L'air agita ses moustaches, Victor pédalait. Alors qu'il s'éloignait, Octave huma l'odeur qui rassemblait les deux humains. Elle quittait leurs yeux pour dévaler le long de leurs joues, alors que le barrage abandonnait toute résistance. Le sel se déversait sans réserve. Et celui aux cheveux verts, celui aux cheveux noirs, son humain et l'autre, s'unirent dans leur séparation. Ensemble, divisés par des mètres qui s'additionnaient, ils émanèrent de leur odeur de pleurs.
« Dis, Octave, dit Victor sans cesser d'avancer, le visage dévoré par l'eau salée. T'es un empereur, toi, non ? Tu crois que tu pourrais être mon prince charmant ? »
*Question d'odeurs*
*Fin*
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