II - Celui qui sentait le bonheur
Octave suivit avec attention le départ de la famille deux-pieds qui l'hébergeait. Sept individus quittèrent la demeure, le laissant seul avec le deux-pieds à la chevelure sombre. Il savait ce que cela signifiait : le deux-pieds aux cheveux verts n'allait plus tarder. Il accourut derrière la porte dès que le son de ses pas, précipités et nerveux, fut audible. Il miaula, le cœur battant, et quand l'obstacle s'effaça, il courut joyeusement autour de ses jambes minces.
« Salut, Octave, dit Victor — c'était comme ça que tous les autres humains l'appelaient. Ce devait être un nom, comme Octave.
— Tout pour le chat et rien pour moi ?
— Salut, Liam. »
Il lui parlait avec une voix empreinte d'un mélange d'affection et de déception constante. Les deux parfums se croisaient, se mélangeaient parfois, mais quand il s'adressait à lui, ils ne se séparaient jamais totalement. Comme si, quand il en venait à « Liam », Affection ne pouvait se détacher de Déception. Quand il parlait à Octave, en revanche, seule restait Affection. Parfois, il lisait Peur dans sa voix, aussi, mais elle était sans cesse là, Peur. Elle appartenait à ces choses qui ne partent pas. Ces choses éternelles qui traversent le Temps sans qu'il ne les affecte.
Il suivit les deux-pieds dans le salon et s'installa sur les genoux de celui aux cheveux verts. Le brun alluma la télévision, lança un film, les rejoignit sur le canapé.
« T'as donné à manger à Octave ?
— Tu veux pas penser à autre chose qu'à ce chat ? » dit le deux-pieds aux cheveux noirs en observant Octave.
Celui-ci lui accorda un regard dédaigneux et quitta sa place pour se percher sur une commode. Les yeux à demi-clos, il contempla les deux êtres assis, tournés vers l'écran. La tête de son sauveur s'appuya sur l'épaule de son ami, qui laissa sa main se perdre dans ses cheveux. Lui aussi voulait des caresses. Il ne bougea pas, statue noble qui guettait son univers.
« Vic', tu veux bien qu'on couche ensemble ? »
La voix grave du brun brisa le calme. Octave pencha la tête sans comprendre. « Vic' » se redressa brusquement et s'écarta, les joues enflammées. Odeur de surprise. Un parfum gêné trônait également, plus subtile. Et plus ténu encore, celui de l'affection.
« On est juste amis ! »
Sa voix dérailla, bruit rêche. Il s'était levé et réfugié de l'autre côté de la petite table, devant le canapé.
« Oui, on est juste amis. Mais amis avec des bénéfices, ça te plairait pas ?
— De quoi tu parles, Liam ? »
Ses yeux marrons refusaient de croiser le regard sûr de lui du deux-pieds, qui empestait d'un infâme manque d'affection, lui. Victor en avait trop, lui pas assez.
« Mon dernier plan a trouvé une copine, j'ai plus personne de régulier. Je te propose de le remplacer. Tu marches ?
— Notre relation ne changera pas ?
— Non. Je ne cherche pas de copain, Vic'. Je veux rien de sérieux. Ce serait du sexe, et le reste du temps, on serait potes. Comme on l'est depuis le début. T'en dis quoi ? »
Odeur hésitante. Peur coutumière, Affection familière, le cœur dissimulé sous la poitrine s'affolait. Octave n'esquissait pas le moindre mouvement, figé devant ce spectacle dont il ne comprenait pas les enjeux.
« Si j'accepte, que se passera-t-il ? dit la voix hésitante de Victor.
— On couchera ensemble. C'est tout. C'est pas la mort, Vic'. Je te demande rien de démesuré, tu sais. Et si tu veux pas, c'est ton choix. Par contre, j'appellerai peut-être quelqu'un d'autre.
— Quelqu'un d'autre ? T'as dis que t'avais plus de plan... »
Le deux-pieds toujours assis réprima un petit rire.
« On s'est mal compris, je crois. J'ai beaucoup de plans. J'en ai juste plus aucun de régulier. Et j'aime la régularité, tu comprends ?
— Je...
— Je traduis, sinon on va y passer la nuit. Vic', je te demande d'être mon sex friend. »
Il croisa les jambes en s'enfonçant dans son siège. Face à lui, l'humain aux cheveux verts triturait ses doigts, le corps entouré d'une aura nerveuse.
« Ça... me va. Par contre, j'ai des conditions », Liam acquiesça, ennui. « Ce sera seulement chez toi. Si l'un de nous n'est pas en forme, on ne fait rien. Et j'aimerais éviter de l'ébruiter, aussi.
— C'est raisonnable. Autre chose ? »
Il s'approcha de lui, les yeux brûlants d'un éclat lubrique. Octave percevait l'aura de désir qui prenait place, grandissait, grossissait, imposante.
« Je n'enlève pas mon tee-shirt. »
Des lèvres avalèrent les derniers mots. Il écarquilla les yeux. Octave descendit de son perchoir. L'odeur devenait insoutenable. Piquante, elle pénétrait chacun de ses orifices, oppressait ses sens. Il eut le temps d'apercevoir les deux-pieds qui montaient les escaliers, avant de se réfugier dans la cuisine, où le délicieux arôme de ses croquettes l'accueillit.
~•~°~•~
Octave tournait en rond devant la porte close. A l'intérieur, le silence s'était fait depuis plusieurs heures, mais la porte n'avait pas été rouverte. Sa queue fouettait l'air. Assis sur son arrière-train, il guettait le moment où il pourrait rejoindre la chaleur de la chambre. Mais ce moment ne venait pas, et les heures défilaient dans le silence nocturne.
Le museau froncé, il s'allongea sur le parquet froid. Soudain, des pas se firent entendre de l'autre côté. Il se redressa : il reconnaissait sans mal ceux de son deux-pieds. Un petit grincement, le battant s'entrouvrit, mais avant qu'il ne puisse s'y engouffrer, il s'était refermé, ne laissant qu'une grande silhouette découpée dans le noir. Celle-ci posa son doigt sur les lèvres et se dirigea vers la salle de bain, au bout du couloir, Octave sur ses talons.
La lumière s'alluma, il cligna des yeux, les pupilles rétractées. Il sauta sur le lavabo et, la vision obstruée par de gros points blancs, il tenta de dévisager son maître immobile face au miroir. Un sourire flottait sur ses lèvres, accompagné d'une odeur douce mais persistante. Bonheur. Odeur rare. Il frotta sa truffe contre son torse, dénicha les relents du parfum fruité de « Liam », et brusquement, le bonheur s'évapora.
« Non, Octave. »
Il le repoussa avec une grimace et un geste brutal. L'odeur âcre qui le côtoyait sans cesse reprit sa place souveraine. Peur. En s'approchant, il avait aussi senti le parfum métallique du sang. Quand « Vic' » souleva son tee-shirt, il comprit. Sous le tissu blanc se dissimulait une plaie rougeoyante, entourée de points bleus, violets, jaunes. Il arracha complètement son vêtement. Le corps était recouvert de ces traces à l'odeur nauséabonde. Odeur de danger. Il ne savait pas vraiment ce qu'était le danger, mais chaque fois que ce mot était prononcé, la Peur accourait. Et lui, en découvrant ces marques, il sentit la Peur qui étreignait son estomac et empoignait son pelage de ses mains griffues.
Il miaula à voix basse, tu as mal ? Il leva des yeux inquiets sur lui, il ne reçut qu'une caresse bienveillante mais vide de réponse. Il secoua la tête, réitéra sa question. Il réclamait des explications. Pas qu'à propos des marques récentes. Que signifiait la brûlure sur son cœur ? Et les cicatrices sur le ventre et dans le dos ? Il ne vit que le deux-pieds aux cheveux verts silencieux qui fermait le verrou de la pièce avant d'humidifier une compresse et de l'appliquer sur la blessure.
« C'est à cause de ça que je ne peux pas te prendre chez moi », dit-il.
Octave le scruta de ses yeux perçants. Il tenta de s'imaginer chez lui. Il n'aurait pas à attendre ses visites irrégulières, quoique récurrentes. Il pourrait profiter de sa présence rassurante quand il le voulait.
« Je ne voudrais pas que tu te prennes un coup. T'imagines, si t'avais la même chose que moi ? Comment tu ferais pour être heureux, hein ? »
Il s'accroupit pour que leurs visages soient à la même hauteur. Heureux ? Ce devait être la signification de l'odeur de joie. Alors il devait être heureux ? Mais son humain, lui, ne l'était pas vraiment, non ? Il appuya le museau contre le nez de Victor. Je suis heureux si tu es heureux. Mais son deux-pieds ne paraissait pas heureux. Il mentait. Il feignait la joie, mais son odeur ne trompait pas. Elle était toujours honnête, l'odeur. Il empestait Peur et Tristesse. Pas Joie. Joie, elle était passagère, occasionnelle. Elle apparaissait parfois, mais elle repartait bien vite. Trop vite.
« Ne me regarde pas comme ça, Octave. Tu sais que je crève d'envie de repartir avec toi. Mais tant que je vis chez mon père, c'est trop dangereux pour toi. »
Parce que ce n'est pas dangereux pour toi, peut-être ? Danger, c'était mauvais, c'était Peur, c'était Mort. Danger, c'était père, s'il comprenait bien. Celui qui infligeait les marques sur son corps, aussi. S'agissait-il de père ? Alors père était mauvais. Père devait disparaître. Il obstruait la quête de bonheur, il l'empêchait d'être heureux. Et si Victor n'était pas heureux, Octave ne pouvait pas l'être non plus.
« Ne parle pas de ça à Liam, juré ? dit le deux-pieds en passant les doigts dans son pelage. Je ne veux pas qu'il sache. »
Il enfila à nouveau son tee-shirt. Puis il lui fit signe de le suivre, tandis qu'il quittait la salle de bain. Il ouvrit la porte de la chambre, le laissa entrer avant de la refermer. Dans le silence de la pièce, Octave se dirigea vers la place habituelle de son humain. Pourtant, il ne trouva pas le matelas sur le sol. Il fit le tour de la pièce, désorienté. Ses coussinets effleuraient le parquet et le tapis mais ne trouvaient pas ce qu'il cherchait. Au même moment, on le souleva et, réfugié dans les bras de Victor, il fut emmené sur le lit au centre de la pièce. Il ne dormait jamais sur le lit. Il n'y avait que l'odeur du deux-pieds aux cheveux noirs, il n'aimait pas ça. Il sentait mauvais. Le faux et le désintérêt.
Victor se glissa sous la couverture.
« Viens là, Octave », dit-il dans un murmure.
Avec méfiance, il avança jusqu'à l'oreiller. Les têtes des deux humains étaient très proches l'une de l'autre. Dans l'obscurité, il regarda le deux-pieds brun qui, perdu dans le sommeil, se tournait vers son deux-pieds pour l'étreindre. Il s'apprêtait à exprimer son mécontentement, de quel droit touchait-il son humain ? quand l'odeur envahit son museau.
Douce et sucrée, apaisante, surtout. Inhabituelle et surprenante, mais il l'attendait depuis longtemps. L'odeur du bonheur. Plus forte que celle de la Joie dans la salle de bain. Il renonça à mordre les mains baladeuses de l'impertinent deux-pieds. Elles parvenaient à tirer ce parfum merveilleux, alors il les tolèrerait.
Presque déçu, il se blottit contre son deux-pieds à lui. Et en silence, il savoura l'émotion qu'il propageait, en priant de toutes ses forces pour qu'elle dure toujours.
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