Chapitre 1
Meyfer s'adossa sur sa fourche en soupirant. Dans une écurie en plein été, la température et les odeurs étaient insoutenables.
Il ne lui restait plus que deux boxes à nettoyer, et elle pourrait enfin sortir de ce bâtiment digne d'un four. Heureusement que les quelques chevaux présents lui tenaient compagnie. Soupirant une deuxième fois, elle se remit à enfourcher la paille salie d'une jument grise au caractère particulièrement désagréable.
Meyfer avait huit ans et travaillait pour le palais royal du Royaume d'Éclésie. Excepté l'orphelinat dont le personnel l'avait retirée l'année passée, ce palais était l'unique maison qu'elle avait connu.
Et quelle maison !
Les sculptures en marbre blanc que l'on croisait à chaque intersection de couloir et les tableaux représentant les ancêtres de la famille royale étaient loin de refléter la réalité dans laquelle vivait Meyfer et ce, sous le même toit.
Quand le Sire et ses enfants se goinfraient de tous les plats que l'on pouvait trouver sur Terre, Meyfer allait voler un morceau de pain dans les cuisines. Quand les gardes d'élite chevauchaient leurs beaux chevaux, la jeune fille s'occupait de ramasser les excréments des animaux. Si elle s'égarait ou faisait une bêtise - ce qui arrivait à tout enfant - le fouet l'attendait, alors que le fils du Sire était privé de second dessert s'il avait cassé une sculpture.
Le royaume d'Éclésie était prospère grâce, notamment, aux têtes couronnées. Enfin, c'est ce qu'entendait Meyfer. Pour sa part, elle ne leur voyait pas une grande utilité.
La légende raconte que, venu d'un territoire étranger, le premier souverain d'Éclésie avait amerri sur la terre de ce qui serait plus tard le florissant royaume que l'on connaissait aujourd'hui. Accompagné de deux femmes, cet homme, Jetild Éclésia, avait amené la culture et la paix à un peuple ignorant et sauvage.
La partie que Meyfer préférait dans cette histoire était le rôle qu'avaient eu les deux femmes dans cette évolution. L'une, aux cheveux d'un blanc éclatant, avait amené la santé et la guérison tandis que l'autre, dont les yeux étaient entièrement noirs, apprenait aux hommes et aux femmes à se battre et se défendre contre les envahisseurs.
Tout était, dans la magie, une question d'équilibre. Le dicton le plus apprécié des mages était "Un mal pour un bien". Cependant, il arrivait que cette phrase était utilisée bien plus de fois que nécessaire par les guerriers d'Éclésie.
Certains racontaient même que les deux femmes qui accompagnaient Jetild, on les surnommait communément Lumière et Obscure, étaient les parties d'un tout et d'une seule et même personne. Jetild lui-même aurait scindé la femme de son cœur en deux personnes distinctes mais connectées.
Alors qu'elle terminait son dernier box, Meyfer commença à chantonner la balade que lui chantait sa mère pour l'endormir. Cette chanson était l'unique souvenir que la fillette avait d'elle.
"Imagine les ombres
Dans ces endroits sombres
Lumière les éclaire
Pour les faire taire.
Imagine les ombres
Lentement, s'estompent
Lumière les éclaire
Toi et ton esprit
Peuvent aussi le faire."
- Peuvent le faire.
Meyfer se retourna rapidement pour faire face à la personne ayant terminé avec elle la ballade.
Dans l'entrée de l'écurie, entre deux grandes portes en chêne, se trouvait un garçon pas plus haut que trois pommes. Le soleil derrière son dos, Meyfer ne savait pas distinguer son visage. Curieuse, elle pencha sa tête et tenta de discerner les traits de ce jeune homme aux cheveux bruns.
Alors qu'il avançait d'un pas, son identité fut vite claire aux yeux de Meyfer : il s'agissait de Christophe James d'Éclésia, le fils du Sire lui-même.
Meyfer, paniquée, ne savait pas quoi faire : la courbette ? Elle ne l'avais jamais apprise. Le seul résultat qui en sortirait serait une jeune fille couverte de paille qui se pencherait jusqu'au sol, pour se retrouver par terre. Non, Meyfer préféra rester stoïque et se tenir bien droite, en attendant n'importe quel changement.
- Ma mère me la chantait quand j'étais plus jeune, expliqua calmement Christophe. Cela faisait longtemps que je ne l'avais pas entendu, merci de me l'avoir rappelée !
- De rien.
Devait-elle ajouter un "Votre Majesté" ? Meyfer n'en savait rien. Espérant que le prince ne se vexe pas et ne décide de lui couper la tête, elle resta plantée là, serrant sa fourche entre ses mains.
- Je suis désolé de t'avoir dérangé, ajouta-t-il. Vois-tu, on m'a dit que mon nouveau cheval arriverait dans quelques temps. Je suis tout excité à l'idée de le rencontrer ! Je suis passé par ici en espérant qu'il soit déjà là, mais son box n'a pas l'air occupé.
Meyfer connaissait bien le box dont parlait la petite tête couronnée. Elle avait passé la matinée entière à le peaufiner pour l'arrivée de ce fameux étalon, prévu pour le soir-même.
- Votre Majesté ! Vous êtes bien en avance, lança une voix à l'extérieur de l'écurie, dans le dos du prince.
Les deux enfants se tournèrent vers le nouvel arrivé. Christophe cria de joie lorsqu'il vit l'animal qui suivait le grand homme musclé qui l'avait appelé.
La bête était tout simplement magnifique. C'était un jeune étalon entièrement blanc, à l'exception d'une petite tâche au niveau de sa cuisse. En y regardant de plus près, Meyfer avait l'impression d'y voir une petite lune.
Le prince ne savait rester sur place. Tournant autour du bel animal, il flatta son encolure et le caressa tendrement. Meyfer compris directement que le petit prince était déjà tombé amoureux de la bête qui faisait deux fois sa taille.
- Voudriez-vous le monter, votre Majesté ? demanda l'homme qui tenait l'animal.
- Bien sûr ! Je n'attends que ça.
Meyfer n'eut qu'à cligner des yeux pour que les deux hommes disparaissent.
- - - - -
Les journées qui suivirent se ressemblaient toutes. Nourrir les chevaux, nettoyer leurs boxes, les panser, se faufiler dans la cuisine pour prendre un bout de pain et visiter le mage de la cour, Monsieur Bersek, faisaient partie de ses habitudes.
Ce dernier avait développé une étrange curiosité pour Meyfer. Il lui avait ordonné de le retrouver toutes les fins d'après-midi pour l'aider à faire des manipulations, incantations et magies dont Meyfer ne comprenait absolument rien. Parfois, elle s'y retrouvait même mêlée. Mais ça ne dérangeait pas Meyfer, parce que Monsieur Bersek était gentil et elle avait l'occasion de découvrir la magie, ce précieux outil que le monde entier vénérait.
Monsieur Bersek lui donnait même parfois des bonbons !
Grâce à lui, elle avait connut pour la première fois le plaisir d'avoir ce concentré de joie qu'on appelait confiserie sur la langue.
Quelques fois, alors qu'elle travaillait à l'écurie, la jeune fille voyait le prince s'enquérir de son étalon et la saluer par la même occasion. Il l'avait appelé "Sourire", d'après la tâche que Meyfer avait remarqué la première fois. Apparemment, Christophe y voyait un visage qui souriait. Meyfer n'était pas d'accord, mais elle se gardait bien de partager son opinion.
Une des semaines que passa Meyfer fut un enfer. Fatiguée à cause de ses séances avec Monsieur Bersek, son travail n'était plus aussi efficace qu'autrefois. Cela lui valut le fouet quelques jours de suite. Son dos lui faisait un mal de chien alors que des dizaines de coupures tentaient en vain de cicatriser.
Pour ne pas empirer la chose, le cuistot des cuisines l'avait surprise à piquer un bout de poulet qui dépassait d'une casserole chaude. En plus de se brûler les doigts, la claque qu'elle reçut l'avait mise dans une humeur terrible alors qu'elle s'occupait de panser la jument qui la détestait. Du haut de son petit tabouret, Meyfer tentait de faire plaisir à l'animal, mais tout ce qu'elle obtint fut une rude chute alors que le cheval la poussait en renâclant.
Se massant les fesses pour atténuer la douleur, elle se rendit bien entendu compte qu'elle avait atterri sur une crotte quand elle se retrouva avec la main puante et sale !
Grommelant dans ses dents, elle partit se laver près du petit ruisseau qui ruisselait derrière le bâtiment.
En revenant dans l'écurie, elle vit Christophe rentrer au même moment.
- Bonjour ! dit-il d'une voix enjouée.
Bien que sa semaine fut méprisable et qu'elle était au bord des larmes, la fillette s'empressa de répondre pour éviter de se retrouver sans tête dans quelques heures :
- Bonjour.
Zut ! Elle avait oublié de dire son titre ! Elle aurait dû le faire, comme l'avait fait l'homme qui avait amené "Sourire" l'autre jour. Est-ce que ça se faisait encore de terminer sa phrase trois secondes plus tard ? Meyfer en doutait.
- Je viens chercher Sourire ! On va essayer de faire des tours dans la cour tous les deux.
Ne sachant que répondre, Meyfer hocha respectueusement la tête et laissa le petit prince préparer son cheval.
Alors qu'il était en train de sortir en direction de la cour intérieure du château, Christophe s'arrêta et se retourna.
- Tu veux m'accompagner ?
Meyfer se voyait mal de refuser une demande royale. Poliment, elle répondit par l'affirmative et suivit le prince et son destrier.
Voir un cavalier de son talent s'exercer sur un cheval d'une telle beauté impressionnait Meyfer. Admirative, elle regarda Christophe faire le tour de la cour sur son "Sourire".
De nombreuses personnes de la cour étaient autour de la cour à applaudir le prince dès qu'il passait. Meyfer trouvait ça amusant et un peu ridicule : on entendait comme une holà d'applaudissement grandir puis s'évanouir en fonction des allées et venues du cheval. Pourtant, Meyfer ne voyait pas vraiment l'exploit qui se faisait. Ne comprenait-elle pas bien un concept qui, pour la plupart des personnes présentes, était clair comme de l'eau de roche ?
Qu'importe, Meyfer se contentait de suivre des yeux le bel étalon blanc avec sa tache en forme de lune.
Alors que Christophe s'apprêtait à reprendre son entrainement après une pause bien méritée, il se tourna à nouveau vers Meyfer. S'approchant d'elle, il lui demanda :
-As-tu déjà monté un cheval ?
Surprise, Meyfer répondit par la négative. Elle était une servante, presque une esclave. Monter un être aussi noble qu'un cheval était loin d'être dans ses autorisations.
- Bien ! Ce sera donc une première fois !
Et le petit prince pris la main de Meyfer pour l'emmener au centre de la cour, là où attendait le bel étalon.
Les personnes présentes autour de la cour n'avaient pas l'air très ravies de se retournement de situation, ni l'homme qui tenait le cheval alors que les deux enfants arrivaient au centre. Meyfer, quant à elle, était trop surprise pour dire ou penser quoi que ce soit.
- J'aimerais te remercier de t'être occupée de Sourire. Est-ce que cela te ferait plaisir d'être sur son dos ? J'espère que tu n'as pas peur.
- Non, ça me ferait plaisir, vot...
- Parfait ! On va te faire monter.
Intérieurement, Meyfer pesta : pour une fois qu'elle avait pensé à s'adresser correctement à un membre de la royauté, voilà qu'elle n'avait toujours pas eu l'occasion de le faire !
"Sourire" se laissa tranquillement faire alors que Meyfer tentait de monter dessus de façon plus ou moins gracieuse.
Une fois installée, la vue depuis l'animal était stupéfiante. Toutes ces grandes personnes qui applaudissaient auparavant à la queue-leu-leu lui semblaient maintenant tout petits. Souriante, Meyfer tourna son regard vers Christophe. En contre-bas, le petit prince encore plus minuscule lui rendit son sourire.
- On va essayer de faire quelques tours, d'accord ? Accroche toi bien.
Meyfer hocha la tête et profita de cet instant magique. Du coin de l'œil, elle vit les grandes portes marquant la sortie du château s'ouvrir. Des commerçants rentraient leurs marchandises et les soldats qui gardaient initialement les allées et venues les aidaient à rentrer tous leurs paquetages.
Alors, Meyfer comprit ce qui lui restait à faire. Ses séances de fouet, enfin de torture, son estomac qui criait famine et sa condition ne faisaient qu'empirer. Si Meyfer voulait améliorer sa condition, il fallait qu'elle prenne les choses en main, parce qu'un prince charmant venu de nulle part sur son beau cheval blanc n'allait pas la sortir de cette vie semblable à la mort.
Sans crier gare, elle donna un coup de talon à l'animal - comme elle avait déjà vu quelques cavaliers le faire - et élança "Sourire" vers la liberté.
Libre, elle allait enfin pouvoir manger à sa faim, s'élever en tant que personne et être libérée de ses tortionnaires.
Libre, elle l'était enfin et ce, pour les quinze prochaines années.
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