Chapitre 6
Paris – 1900
La grande Exposition Universelle de 1900... elle restera dans la mémoire de Quentin pour bien autre chose que les nouveautés qui y étaient dévoilées. Il n'en avait cure, en vérité, même s'il s'intéressait toujours aux avancées technologiques, qui tenaient un peu à l'art qu'il avait poursuivi toute son existence. Ça avait été son retour à la société, après s'être égaré en Scandinavie pendant si longtemps. Paris. C'était ironique, lui qui avait toujours fui cette ville depuis qu'elle avait scellé son destin de nomade. Paris, qui l'attirait comme un papillon une flamme. Paris...
Il observait la grande roue tourner lentement, dans des grincements couverts par le bruit incessant de la foule, quand il l'aperçut. Elle était magnifique. Il en avait croisées, des femmes, en presque 600 ans... mais aucune ne lui avait jamais fait un tel effet. Aucune n'avait été intéressée par lui, aucune n'avait voulu l'approcher, et il s'en portait très bien. Six siècles de célibat, six siècles de virginité... qui l'aurait cru ? Mais Quentin ne s'intéressait pas à cela... Jusqu'à ce que son regard tombe dans celui, d'un bleu si clair, de cette magnifique inconnue... Elle était plus belle encore que toutes les œuvres d'art qu'il avait pu contempler... Elle était sa 8ème merveille du monde.
Il avait dû rester longtemps à l'observer, bouche bée, quand elle daigna enfin l'approcher avec un sourire amusé aux lèvres. Son corps fin aux courbes délicates engoncé dans un tissu d'un vert clair, elle saluait et souriait, papotait et éclatait de rire... pourtant, elle transpirait l'honnêteté. Cette joie simple de vivre qu'elle possédait n'était pas feinte pour le plaisir des messieurs qui tournoyaient autour d'elle. Elle en chassa quelques-uns de son éventails, faillit en éborgner d'autres avec son ombrelle, mais c'était vers lui qu'elle s'avançait. Arrivée devant lui, il ne put que baisser les yeux pour continuer à la contempler. Le sourire qui éclaira les lèvres de la belle était tout autant timide, gêné, qu'amusé.
— Comptiez-vous venir vous présenter, ou simplement rester à m'observer de loin ?
Quentin avait l'impression que son cerveau s'était mis en pause. Lui qui n'avait jamais été bien locace, ni même social, avait toujours fait preuve d'une certaine intelligence malgré tout. Il savait écouter et observer, on en apprenait beaucoup ainsi. Mais devant cette femme... Il perdait encore plus ses moyens. Il craignait d'ouvrir la bouche, de bouger, de peur que sa maladroitesse légendaire ne le reprenne. Il rêvait pourtant de s'emparer d'une mèche de ses cheveux clairs pour en tester la douceur.
Ses yeux toujours rivés aux siens, la belle finit par glisser son bras sous le sien, voyant qu'il ne lui répondrait pas. Elle l'entraîna à travers la foule. Lui, si mal habillé, traînant les mêmes vêtements depuis bien trop longtemps. Lui, si mal lavé, son odorat lui faisant toujours faux bond. Lui, si mal sous tous les aspects. Elle, si parfaite. Elle devait faire partie des gens riches, pour que tant de monde lui gravite autour... Pourquoi lui ? N'était-il qu'une chose amusante à afficher à son bras ? Non, il ne sentait aucun vice en elle. Elle lui parlait, lui montrait ici et là les attractions et les pavillons. Peu à peu, un sourire se dessina sur les lèvres du demi-démon. Un rire franchit même sa gorge nouée. Des mots, ciel, des mots. Il manqua de tomber plusieurs fois, à cause d'un câble ou autre chose au sol, mais elle le récupérait à chaque fois, insensible à son odeur ou à son être tout entier. Il se demanda même un instant s'il n'avait pas créé l'illusion d'un homme meilleur sans faire attention, mais non, même pas.
Gabrielle... C'était son nom. Ils avaient passé toute la soirée ensemble, s'étaient revus ensuite, se donnant rendez-vous sous cette grande roue. Il avait l'impression d'être enfermée dans une bulle d'éternité, de bonheur. Pour la première fois, son cœur s'emballait de joie et d'amour plutôt que de chagrin. Puis, peu à peu, la santé de la jeune femme se dégrada. Il avait l'impression que le crescendo de son bonheur faisait miroir à la descente lente et douloureuse qui suivit. Sa peau rosée pâlit. Ses cheveux d'or se ternirent. Il ne comprenait pas pourquoi. Il ne comprenait pas comment... Leurs rendez-vous se faisaient à l'hôpital. Elle avait tenu à ce qu'un prêtre les marie, même s'il avait craint qu'elle ne parte juste après... Mais elle était toujours là... d'une certaine façon. Elle avait tenu quelques jours, avant qu'un étrange homme ne vienne les voir, armé d'une proposition. Plonger Gabrielle dans un coma magique en attendant que le monde découvre un remède à sa condition... en échange, oh, pas grand-chose... juste quelques services ici et là. Rien de bien méchant. Qu'ils disaient.
Il avait besoin d'air. Il avait besoin de fuir. Il n'était pas le courageux chevalier en armure que certains s'imaginaient. OK, il doutait qu'on l'imagine ainsi, mais ça ne changeait rien. Quentin était un lâche et il le savait bien. Il restait incapable de tuer une mère qu'il ne connaissait pas pour sauver son aimée. Était-ce de la lâcheté ou bien de l'humanité ?
Toujours invisible aux yeux des autres, il bousculait les passants, tombait, se relevait, continuait à courir. Pour aller où ? Cette ville lui était aussi étrangère et aussi toxique d'un virus. Les pavés des époques révolues se superposaient au bitume moderne. À ses oreilles résonnaient encore les cris de l'homme qui invitait les badauds à s'approcher. Oyez, oyez, braves gens, dames et messieurs ! Rassemblez-vous ! Rassemblez-vous ! Vous allez voir un spectacle comme vous n'en avez jamais vu ! Dans quelques instants, les célèbres hérétiques, ces sodomites et serviteurs du Démon, brûleront pour vos yeux ébaubis ! Vous en avez assez des fillettes faméliques, attendez donc de voir ces fiers gaillards !... Quentin ne savait pas où il allait. Il ne voulait pas rentrer à l'hôtel. Shani aurait bien trop facile de l'y retrouver. Non, à la place, il se laissait porter par ses pieds, cet étrange instinct qui, malgré toute sa malchance, l'avait tenu en vie jusque-là.
Quand il s'arrêta enfin, Quentin ne savait pas où il se trouvait. Battant des paupières contre la pluie qui s'était remise à tomber, il se débarrassa de son voile d'illusions pour réapparaître aux yeux de tous. Il se tenait sur une petite place désertée par les passants. Au milieu trônait une fontaine aux formes des trois dirigeantes du monde magique. Mais, dans l'esprit du demi-démon, une tout autre construction la remplaçait : c'était là que s'était tenu le bûcher de son père. Pourquoi son inconscient l'avait-il ramené à cet endroit ? Ne souffrait-il déjà pas assez dans cette maudite ville ?
Ses globes oculaires s'asséchèrent comme autrefois, lorsqu'il avait contemplé les flammes avalant son père. Son cœur battait trop vite, tambourinant contre ses tempes. Ses jambes flageolaient. S'il se retournait, trouverait-il la bohème qui l'avait recueilli ? Celle qui lui avait permis de survivre, d'appréhender ses pouvoirs sans peur ? Il aurait bien eu besoin de son étreinte apaisante à cet instant.
Mais lorsqu'il pivota, Quentin ne vit rien d'autre que la silhouette de la djinn. Oh, elle ressemblait bien à sa sauveuse d'autrefois... mais était-elle seulement la même personne ? Est-ce que sa mère, au final, avait toujours été là pour lui, prenant une forme différente à chaque fois ? Quentin perdait pied. Il s'écroulait sur le bitume détrempé et baissa la tête. Ses cheveux trop longs et trop sales glissèrent devant son visage. Était-ce la pluie qui sillonnait ses joues ou bien les larmes ? Son souffle était heurté dans sa gorge, l'étouffant avec ses sanglots. Les yeux grands ouverts, il fixait le sol sans le voir.
Une paire de souliers se profila dans son champ de vision, comme appartenant à une autre époque, à un autre lieu. Une main chaude se posa sur sa joue, l'invitant à relever la tête. Il s'exécuta sans se débattre. Le poignet qu'il vit d'abord apparaissait d'une douce couleur olive, mais à mesure que ses prunelles remontaient le long de la silhouette, elle changea. Un hoquet se bloqua dans le fond de sa gorge alors que les larmes envahissaient ses yeux secs, trop secs, lui faisant mal. Ses lèvres s'entrouvrirent. Les formes perdirent leurs rondeurs, mais elles appelaient bien plus au cœur de l'illusionniste. Les mèches blondirent et perdirent en ondulations. Les iris passèrent du marron au vert au bleu acier. La bouche prit une teinte de pétale de rose.
Gabrielle se tenait devant lui.
— Ce n'est qu'une illusion... souffla-t-il, sans pour autant parvenir à détourner le regard.
Le mirage lui sourit avec toute la tendresse du monde et ses doigts fins repoussèrent les mèches de devant son visage dans une douce caresse. Il blottit sa joue contre sa paume bien malgré lui.
— Tu sais comme moi que le savoir ne pourra pourtant pas l'effacer... lui répondit l'apparition.
— Arrête de me torturer... supplia-t-il.
— Ce n'est pas mon intention, fils.
Le pouce de la djinn caressa sa pommette, étalant une larme sur sa peau.
— Je voulais juste te rappeler là où se trouve ton cœur. J'ai vu en toi. J'ai vu l'amour que tu lui portes, tout ce que tu as accompli depuis que je t'ai quitté, pour la maintenir auprès de toi. Si j'avais su... Si j'avais su, je ne serais pas partie. Je ne les aurais pas laissés te prendre.
Les mots sonnaient étrangement sur les lèvres de Gabrielle. Il se noyait dans son regard. Cela faisait si longtemps qu'il n'avait pas vu ses iris azur. Il aurait pu faire naître l'illusion de son aimée, pour apaiser son cœur, mais il ne l'avait jamais fait.
— Oui, j'ai commis ce que le Grand Tribunal appelle des crimes. J'ai donné naissance à un hybride. J'ai essayé, par tous les moyens, de faire en sorte que nous puissions vivre en accord avec les mortels. À chemin entre la pensée de Vlad et celle d'Anahita. J'ai travaillé dans l'ombre, pour que la lumière nous accueille, et non pour plonger le monde dans les ténèbres. Peu importe l'époque, j'ai été chassée, pourchassée, pour mes valeurs. Et aujourd'hui, ils m'envoient mon fils pour y mettre fin.
Quentin ouvrit la bouche pour parler, mais elle l'interrompit de son index.
— Je ne te demanderais pas de faire un choix. Je sais qu'elle est ton univers, ton âme. Je n'ai malheureusement pas le pouvoir de te la rendre. Mais il va falloir que tu te battes pour elle... Ils sont au courant depuis le début, tu sais ? C'est pour cela qu'ils l'ont rendue malade.
Sur le visage de Gabrielle se dessina un sourire triste. En Quentin, la douleur se muait en colère. Ça n'avait pas été une émotion qu'il avait souvent ressentie, malgré ses ascendances. Il avait toujours été plus prompt au chagrin et au désespoir qu'à la rage et à la vengeance... pourtant, à cet instant, alors que sa mère lui révélait la supercherie, aucun autre sentiment n'avait sa place en lui. Le Grand Tribunal l'avait manipulé depuis le début. Ils étaient l'empoisonneur et le guérisseur tout à la fois.
— Je ne négocierai pas ma vie, je sais à quel point ma mort est importante. Je te demanderais seulement de trouver Andrej.
— Andrej ?
— Il saura guérir Gabrielle. Mais pour cela, tu dois leur ramener mon cœur. Sinon, ils ne te laisseront jamais l'approcher. Il faudra que tu l'emmènes là où tout a commencé. C'est là que t'attendras Andrej.
À mesure qu'elle parlait, la djinn reprit son apparence humaine habituelle. Quand elle caressa à nouveau le visage de son fils, ses traits copièrent imperceptiblement ceux de celle qu'il avait appelée sa mère.
— Prends Shani avec toi. Elle aussi a besoin de s'affranchir du Grand Tribunal. Ils ne lui donneront jamais la réponse qu'elle cherche, puisqu'ils sont à l'origine même de la perte qu'elle a subie... tout comme toi.
Elle recula d'un pas et son bras retomba le long de son flan dans un froissement d'étoffe soyeuse et bigarrée. Sa tunique était bien trop légère pour la saison et, surtout, elle semblait rester sèche malgré l'eau qui chutait du ciel. Une illusion, rien de plus.
— Saurais-je un jour à quoi tu ressembles réellement ? Suis-je comme toi ou mon sang dilué ne me permettra pas d'évoluer plus encore ?
Pour toute réponse, elle lui adressa un sourire énigmatique. Elle s'approcha à nouveau, entoura sa main gauche des siennes pour y glisser un poignard. Il sentit le métal lourd contre sa paume, son tranchant sur ses phalanges, étonnamment chaud. Les yeux rivés sur le reflet ondulé de la lame, Quentin n'esquissa pas le moindre mouvement.
— Tu n'arriverais pas à me tuer avec des illusions, mon bébé. Tu es peut-être assez puissant pour que je ne puisse m'en défaire, mais elles ne m'atteindront pas comme elles atteignent une autre race.
Une de ses mains se porta à nouveau à son visage.
— Fais-le, Quentin. J'ai suffisamment vécu. Plus d'années que tu ne pourrais imaginer, avant même que les hommes trouvent un nom à me donner. Je préfère que ce soit toi qui t'en charges.
— Quel est ce nom que les hommes t'ont donné ?
— Adamas.
Sur ce dernier aveu, Quentin referma la distance qui le séparait de sa mère et la lame affûtée s'enfonça sans mal. Les prunelles de la djinn s'embrasèrent et bientôt les flammes enrobèrent tout son corps. Quentin recula, les yeux écarquillés de peur. Il revivait la mort de son père sur le bûcher. Le brasier avait eu raison de ses deux parents. Pourtant Adamas ne cria pas. Elle se contenta de le regarder tout en se consumant. Quand le feu se tarit enfin, il ne restait plus rien. Rien d'autre qu'un joyau qui tomba au sol dans un tintement cristallin. S'approchant à nouveau, Quentin découvrit un diamant aux multiples facettes : le cœur de la djinn.
Quentin avait rejoint l'hôtel. Il était resté de longues minutes à contempler le cœur d'Adamas, à observer les gouttes de pluie rouler sur sa surface parfaite, avant de le ramasser et de prendre la direction de l'établissement où il logeait avec Shani. Quand il arriva enfin dans leur chambre, il la découvrit assise sur le canapé, les jambes croisées, les mains sur les genoux. Elle l'attendait, le regard triste. Quentin ne savait pas exactement ce qu'elle avait vu, ce qu'elle avait entendu ou perçu, mais son lien avec la mort devait la renseigner bien assez.
Le silence s'étira entre eux. Le joyau froid au fond de la poche, le demi-démon s'avança et s'assit sur la table basse devant la nécromancienne. Il sortit les mains de son pardessus et prit celles de la jeune femme.
— Elle m'a dit de t'emmener avec moi.
— Où ça ?
— Là où tout a commencé. Mais avant, nous devons leur apporter son cœur.
Leurs regards se croisèrent enfin. Il lut de la stupeur dans ses prunelles, même s'il était persuadé qu'elle savait qu'Adamas était morte. Peut-être ne s'attendait-elle pas à ce qu'il rapporte le cristal, à ce qu'il soit celui qui l'avait tuée. Un frisson la secoua et elle délogea ses mains des siennes. Elle décroisa les jambes et se leva pour aller se poster près de la fenêtre, bras repliés contre son torse.
— Notre mission est terminée, je n'ai pas à te suivre où que ce soit.
— Elle m'a assuré qu'ils ne te donneront jamais la réponse à ta question. Que notre seul moyen de s'affranchir tous les deux du Grand Tribunal était de nous rendre à Chypre.
— Et tu l'as tuée pour ça. Ta propre mère.
— Je n'avais pas le choix.
— Nous avons toujours le choix.
— Avons-nous eu le choix de suivre le Grand Tribunal ?
— Ce n'est pas la même chose.
— Vraiment ?
Il se redressa et la rejoignit près de la fenêtre.
— Viens avec moi, Shani. Je sais que tu n'aimes pas plus que moi être au service de ces gens. Même sans âme, j'ai plus d'humanité qu'eux...
Elle pivota, ses yeux menaçant de le foudroyer sur place.
— Comment peux-tu dire ça alors que tu viens de tuer ta mère ?!
— C'était le seul moyen de sauver Gabrielle... murmura-t-il.
Elle le repoussa sans ménagement et l'éternelle maladresse du demi-démon le fit se prendre les pieds dans le tapis. Il s'écrasa sur la table basse qui éclata sous son poids. Heureusement, son pardessus le protégea des morceaux de verre. Shani s'éloigna à de grandes enjambées furieuses vers la chambre et claqua la porte derrière elle.
Quentin se remit sur pieds et épousseta son manteau. Il fixa le battant richement décoré d'un air penaud. Il songea à la retrouver, mais resta où il était. Dans les débris, il récupéra un bloc-notes et un stylo. Rapidement, il gribouilla quelques mots : je pars pour Chypre. J'espère que tu changeras d'avis. Ce sont eux qui t'ont privée de ta mère. Si Adamas ne lui avait pas détaillé la nature de la perte qu'avait subie Shani, la réaction de la jeune femme dévoilait plus d'informations que ses mots. Il laissa le mot sur l'accoudoir du canapé et quitta la suite sans un regard en arrière.
Le soleil chypriote était presque trop virulent pour lui. Pourtant, il s'était habitué aux étés caniculaires de l'Europe centrale, mais la fumée poisseuse du continent peinait à s'accrocher à la petite île. Il plissa des yeux en descendant de l'avion. Il n'avait pas fait de halte en Hongrie. Il savait que s'il passait voir Gabrielle, il ne se rendrait sûrement pas là où Adamas voulait qu'il aille. Et il n'était pas certain que le Grand Tribunal ne l'espionne pas à l'aide d'un télépathe. Peut-être même avaient-ils mis la suite sur écoute, pour tout ce qu'il en savait. C'était très probable.
Depuis la plage, il observait les falaises blanches plonger dans l'eau turquoise. Où pouvait bien être cet Andrej ? L'île n'était pas bien grande, mais elle l'était suffisamment pour que ce ne soit pas si facile d'y retrouver quelqu'un. Il ne pouvait pas décemment frapper à toutes les portes en le demandant non plus. Il remonta dans la petite voiture qu'il avait louée et reprit la route.
Le sillon bitumé slalomait sur la colline, menant à la chaîne de montagnes. Andrej était-il du genre à se cacher dans une grotte ou bien à la vue de tous dans un des grands complexes touristiques ? Arrivé à un croisement, Quentin avait le choix entre retrouver la plage, ou s'enfoncer dans les montagnes. Il opta finalement pour le premier. Il allait s'installer dans sa chambre d'hôtel et réfléchir à la suite.
L'illusionniste avait laissé son pardessus à la patère fixée sur la porte. Ici, la décoration et la taille ne ressemblaient en rien à celles de Paris. La pièce était même plutôt spartiate, mais Quentin s'en fichait pas mal. Le luxe ne faisait pas partie de ses prédilections, bien au contraire. Et Gabrielle avait toujours partagé son envie de s'installer dans un chalet perdu en pleine forêt, ou bien même dans une roulotte. Elle n'attendait pas de lui qu'il gagne des milliers, elle aspirait juste à une vie simple et heureuse.
Allongé sur le lit une place, Quentin fixait le plafond immaculé. Le soleil y créait des arabesques luminescentes à mesure qu'il chutait vers l'horizon. Peut-être qu'il emmènerait Gabrielle ici quand tout serait fini. Ils y seraient bien, loin des ténèbres du Grand Tribunal, loin de ce ciel perpétuellement chargé de nuages. La chaleur de l'astre solaire pourrait réchauffer leur cœur, oui. Il pourrait vivre de la pêche, ou bien de ses illusions en tant qu'artiste de rue. Gabrielle pourrait ouvrir une petite maison d'hôtes. Elle en avait toujours rêvé.
Des coups frappés à la porte le tirèrent de sa songerie. Il se redressa sur ses coudes et jeta une œillade dans cette direction. Il n'avait fait appel à aucun service de chambre, n'avait rien commandé au restaurant de l'hôtel et il doutait qu'on lui offre un café et des petits fours. S'il avait fait l'effort de donner l'illusion de propreté, c'était pour ne pas attirer l'attention sur lui.
Immobile et silencieux, il attendit. Peut-être que la personne derrière le battant penserait qu'il n'était pas présent. Une minute passa et, avant la fin de la seconde, les coups retentirent à nouveau.
— Quentin, ouvre cette fichue porte, je sais que tu es là.
C'était la voix de Shani. Avec précipitation, il descendit du lit, manqua de s'étaler dans la couverture qui avait glissé au sol, et alla ouvrir à la jeune femme. Les mains sur les hanches, elle poussa un soupir vibrant quand elle croisa le regard du demi-démon. Elle le bouscula pour entrer. Derrière elle, aucune valise. Elle avait dû prendre une autre chambre.
— Comment tu m'as retrouvé ?
— Ils m'ont envoyé à ta poursuite. Il s'avère qu'ils avaient mis sur écoute la suite à Paris. Ils savent que tu as l'intention de les trahir... et tu n'es pas aussi discret que tu veux bien le croire.
Quentin esquissa une petite moue et se laissa tomber dans le fauteuil à bascule posé dans un coin de la chambre. Celui-ci tangua sérieusement, mais n'envoya pas son occupant par terre.
— Tu es là pour m'abattre ou pour m'aider, Shani ?
— Pour t'aider. J'ai profité de leurs fonds pour venir jusqu'ici, mais ils ne sont pas au courant du mot que tu m'as laissé... mot que j'ai bien eu du mal à déchiffrer. Tu devrais écrire plus soigneusement, tu sais ?
— Comment je peux être sûr que ce soit bien tes motivations ? Qui me dit que tu ne me manipules pas pour mieux me livrer à eux quand j'irais chercher Gabrielle ?
— Ils ont tué ma mère, Quentin. J'ai accepté d'entrer à leur service parce qu'ils m'assuraient le nom de son meurtrier et le droit à ma vengeance. Tout comme toi, ils m'ont trompée en me proposant une solution au problème qu'ils avaient eux-mêmes causé. Ta vengeance sera la mienne.
— Je ne veux pas me venger, je veux juste récupérer ma femme.
— Parce que tu crois qu'ils vous laisseront tranquilles une fois que tu l'auras sauvée ?
— Umph.
Quentin quitta le siège dans lequel il s'était enfoncé, titubant légèrement une fois sur ses pieds. Il se mit à déambuler dans la pièce, réfléchissant à la proposition de Shani. L'avoir à ses côtés serait un plus, c'était certain.
— Bon, d'accord, marché conclu.
Un sourire satisfait étira les lèvres de la nécromancienne.
— Par quoi on commence ? Que t'a dit ta mère avant...
Elle se tut, ne parvenant pas à finir sa phrase.
— Nous devons trouver Andrej. Le souci étant que je ne sais pas où il se trouve sur cette île, ni même à quoi il peut ressembler. Je sais juste qu'il peut guérir Gabrielle.
— Eh bien nous allons frapper à toutes les portes et demander à voir cet Andrej. S'il est du genre timide et à vouloir rester caché, il se manifestera forcément pour que nous arrêtions de crier son nom sur tous les toits.
— Mais est-ce que ça ne risque pas d'attirer aussi l'attention du Grand Tribunal sur nos agissements ? Tu dis qu'ils t'ont envoyé à ma poursuite... mais s'ils ont des espions sur l'île, ta couverture sera cuite.
— Quentin, ma mère est déjà morte. Tu as plus à perdre que moi. Je veux juste me libérer de leurs chaînes.
— D'accord. On y va alors ?
Shani eut un petit rire.
— Laisse-moi prendre une douche — et tu ferais bien d'en faire autant —, et puis nous irons trouver un restaurant où dîner. Le soleil se couche, ce n'est pas le moment d'aller sillonner les rues en posant des questions. Même si nous pourrions en glisser une ou deux aux serveurs.
La présence de Shani bénéficiait à Quentin. Grâce à elle, il ne s'éparpillerait plus autant... et il risquerait moins de se faire tuer aussi. Quand Gabrielle était impliquée, il perdait toute notion de précaution. Il voulait seulement la récupérer, la tenir à nouveau entre ses bras et la faire danser sous les étoiles. Mais pour ça, il devait rester en vie.
Shani referma la porte derrière elle et l'illusionniste en profita pour suivre ses conseils. La minuscule chambre possédait quand même une salle de bain privée et il s'était acheté quelques vêtements plus légers pour ne pas mourir sous le soleil chypriote.
Sous le jet froid de la douche, il poussa des petits glapissements à chaque goutte qui tombait sur sa peau. Il se frictionna activement avec le pain de savon pour se débarrasser du plus gros de sa crasse, et nettoya aussi ses cheveux. Quand il eut fini, il avait l'impression d'être un chien tout fraîchement sorti de chez le toiletteur... ou bien d'être la Bête après que ses serviteurs l'aient pouponné avant le bal avec Belle. Pire... il se sentait... sale. Ironique, n'est-ce pas ?
C'était exhalant l'orchidée et vêtu de ses nouveaux habits qui le démangeaient à des endroits peu agréables qu'il rejoignit la jeune nécromancienne dans le hall de l'hôtel. Elle esquissa un sourire taquin en le voyant arriver, même si elle se disait qu'il avait une fière allure une fois débarrassé de la saleté qui lui servait de seconde peau. Elle pouvait commencer à comprendre ce que la fameuse Gabrielle lui avait trouvé.
Ils avaient passé une bonne soirée. Même s'ils l'avaient entamée en diffusant le nom d'Andrej pendant la prise de commande, le repas avait été plus léger et moins centré sur le Grand Tribunal que Quentin l'aurait cru. Ils avaient passé les jours suivants à sillonner l'île dans sa minuscule voiture rouge au pare-brise qui s'ouvrait vers l'avant. Ils cherchaient Andrej, arrêtant les pêcheurs et les paysans pour leur demander la bonne direction. Souvent, ces derniers restaient muets ou baragouinaient en grec ou en turc pour finalement retourner à leur besogne.
Quentin n'avait jamais eu l'occasion de découvrir l'île qui l'avait vu naître avant cette expédition. Il l'avait vite quittée, en compagnie de son père, peu après sa naissance. Il avait été trop jeune pour se souvenir de quoi que ce soit. Aujourd'hui, il se perdait dans ses eaux turquoise, dans ses falaises blanches et ses montagnes boisées. Les hôtels jouxtaient les ruines. Il aurait aimé se souvenir de l'île lorsqu'il était enfant, quand les vestiges du passé étaient plus proches, à portée de main. Quand Cœur de Lion avait débarqué pour ses Croisades. Les architectures beiges de sable témoignaient ici et là des vagues d'invasion qu'avait subie Chypre. À mesure qu'il passait du temps avec Shani à la traverser dans un sens puis dans l'autre, Quentin était de plus en plus persuadé qu'il y ramènerait Gabrielle pour y résider. Loin des grandes chaînes d'hôtels, ils pourraient offrir un refuge plus authentique.
De retour dans leur propre gîte, Quentin et Shani faisaient le point dans la chambre — plus vaste — de la nécromancienne. Elle était postée près de la fenêtre qui donnait sur une petite place entre les différentes ailes du bâtiment, il était allongé sur le canapé, bras croisés sous la tête.
— Je pense que toute l'île doit être au courant maintenant. Nous n'avons plus qu'à attendre qu'Andrej vienne à nous, fit-elle remarquer.
— J'espère qu'il ne prendra pas trop son temps. Qui te dit qu'il ne laissera pas les choses se tasser en attendant que nous quittions l'île ?
— Nous avons aussi glissé le nom de ta mère, ça devrait suffire à le faire sortir de sa cachette, à le convaincre que nous ne sommes pas ses ennemis.
— J'espère que tu as raison... Chaque jour qui passe risque d'être celui où ils perdront patience et...
— Je sais Quentin... mais nous avons besoin de Gabrielle réveillée et capable de fuir quand nous irons la chercher. Même avec ton pouvoir d'illusions et avec des morts à la rescousse, ça serait bien trop compliqué de la sortir de là encore inconsciente... et comment tu expliquerais son transport jusqu'à Chypre ? On ne peut pas faire prendre l'avion à une comateuse... encore moins une comateuse en fuite.
Le demi-démon se redressa sur le canapé, un air misérable aux traits. Il passa une main lasse sur son visage. Il était fatigué de tout cela. Il voulait juste retrouver le calme qu'il avait un jour vécu... avec Gabrielle. Tant qu'il ne l'aurait pas délivrée du Grand Tribunal, il n'aurait aucun repos.
— Sais-tu depuis combien de temps je fais tout ça pour la libérer ? Cent cinquante ans... Ça fait cent cinquante ans. J'ai passé plus de temps à me battre pour elle qu'être avec elle.
— Et vous aurez certainement encore plein d'années devant vous... J'ai connu ma mère suffisamment longtemps pour la regretter...
Des coups portés à la porte les interrompirent. Ils échangèrent un regard et Quentin s'exhuma péniblement de la couche pour rejoindre la chambre et presque fermer le battant derrière lui. Une précaution peut-être superflue... Le Grand Tribunal devait savoir maintenant que Shani l'aidait et n'avait aucune envie de le leur livrer... mais comme disait la jeune femme : « il vaut mieux prévenir que guérir ».
Dans l'autre pièce, Shani ouvrit la porte pour découvrir un employé de l'hôtel qui lui tendit un morceau de papier replié.
— Ça a été laissé à l'accueil pour vous, Miss.
— Merci, fit-elle en refermant derrière lui.
Quand le déclic de la serrure retentit, Quentin la rejoignit. Shani déplia la feuille et y déchiffra les quelques mots inscrits.
— En tout cas, Andrej a la même écriture misérable que toi. Il veut que nous le retrouvions au monastère Stavrovouni.
— Un monastère ? C'est un choix... original.
— J'imagine que personne n'irait le chercher là-bas.
— Tu as sans doute raison. Est-ce qu'il a donné une date ?
— Non... répondit-elle en vérifiant les mots écrits sur le papier.
— Allons-y tout de suite alors.
La petite voiture rouge s'arrêta sur le parking du monastère. Une haute porte les empêchait d'aller plus loin. Si le lieu était ouvert à des poignées de touristes, il restait dédié au culte. La Révolution n'avait pas eu raison de la religion, bien au contraire : si les « démons » étaient vrais, alors les anges et Dieu devaient l'être aussi, n'est-ce pas ? La preuve de l'existence des créatures surnaturelles représentait celle de la présence d'une divinité qui transcendait tout.
Quentin et Shani descendirent du véhicule et s'approchèrent de l'accueil. À l'intérieur de la cabane de pierre, un homme s'occupait comme il le pouvait entre les vagues de touristes. Il leur jeta à peine un coup d'œil quand il remarqua leur présence.
— Ça fait trente euros.
— Nous venons voir Andrej, il nous attend.
— Trente euros, insista l'homme, en tapotant la feuille des prix scotchée à la vitre.
— C'est écrit « trente euros par personne », releva Quentin.
— Et...
Le doigt de l'employé descendit le long d'affichage.
— Et... les femmes ne sont pas admises, lâcha Shani. Sérieusement ? On en est encore là ?
— Ce n'est pas moi qui fais les règles. Si vous avez un problème avec elles, prenez-vous-en au barbu d'en haut.
Il haussa les épaules et reporta son attention sur Quentin.
— Trente euros.
— OK, OK.
L'intéressé roula des yeux, exaspéré. Il avait pensé que venir voir Andrej leur aurait épargné tout ça, mais apparemment non. Il jeta un coup d'œil à Shani. Elle s'apprêtait à rétorquer qu'elle l'accompagnait quand même, mais il lui coupa la parole.
— Ça va aller, ne t'en fais pas.
Il fouilla dans ses poches pour sortir de quoi payer... en petite monnaie.
— Oh, mec, tu déconnes là...
Quentin eut un sourire et plaça les pièces entre eux, profitant de sa maladresse pour en faire tomber quelques-unes du côté du réceptionniste.
— Je te jure qu'il y a assez, lança-t-il pendant que l'employé se baissait pour ramasser son butin.
Quentin attrapa la main de Shani et la tira à sa suite pour passer les portes. De l'autre côté, il enleva son sweat à capuche et le fourra dans les mains de sa partenaire.
— Enfile ça, et cache bien tes cheveux. Il va bien y avoir un démon dans ce monastère, alors ils pourront bien tolérer une femme. Laisse-moi juste faire la discussion.
Ils échangèrent un sourire et entreprirent de rejoindre le bâtiment principal.
Arrivés en haut, Quentin était essoufflé, et Shani en pleine forme. Il n'avait jamais été un très grand sportif, ne le serait jamais... et le sang de démon qui coulait dans ses veines ne changeait rien à cela. Pour les vampires, les lycanthropes, d'autres races issues du mélange des sangs avec les mortels, c'était différent... mais Quentin semblait n'avoir hérité que des malédictions du côté maternel... en plus de ses pouvoirs, évidemment.
Les mains sur les genoux, l'illusionniste cherchait son souffle. Shani, quant à elle, s'approcha de la porte. Ses doigts s'arrêtèrent au-dessus de la poignée, comme si elle craignait de se faire foudroyer sur place si elle la tournait. Quentin n'était pas superstitieux, mais il savait que des enchantements pouvaient tenir une personne à l'extérieur d'un lieu... et si ledit lieu était interdit aux femmes — et aux démons — qui savaient ce qu'il pourrait bien leur arriver s'ils pénétraient dans son enceinte ? Malgré tout, ils devaient le faire. Pour sauver Gabrielle. Ils n'avaient pas d'autre choix.
Se redressant, Quentin s'approcha du bâtiment et, avant que Shani puisse réagir, il tourna la poignée et poussa la porte. Aucun châtiment divin ne s'abattit sur lui ni sur sa camarade. Leurs pas résonnèrent sur les dalles de pierre à mesure qu'ils progressaient à l'intérieur. Quentin ne savait guère où se trouvait Andrej, il se contentait de changer de direction à chaque fois qu'il entendait des bruits trahissant l'arrivée d'autres personnes.
Dans le dédale du monastère, il traînait Shani à sa suite, la main dans la sienne. Pour échapper à un groupe de moines, il poussa un panneau de bois qui les mena dans une pièce vide, si ce n'était une autre porte sur le mur d'en face. Quentin haussa un sourcil, et Shani hocha la tête pour lui dire qu'elle approuvait sa décision de poursuivre par là.
Quand ils franchirent cette nouvelle étape cependant, ils tombèrent nez à nez avec un homme. Il ne portait pas de bure, au contraire il était vêtu de façon des plus modernes. Ses cheveux noirs de jais étaient noués sur sa nuque et, quand il pivota vers eux, sa peau était d'une couleur olive foncée. Ses yeux sombres étaient ourlés de grands cils et ses lèvres fines s'étirèrent en un sourire.
— Ah. Quentin. Je me demandais quand tu arriverais.
L'intéressé resta figé.
— Je vois que tu as apporté une amie. Vous risquez de vous attirer des ennuis.
— Parce qu'un démon dans un monastère n'est pas pire qu'une femme, peut-être ?
Celui qui devait être Andrej éclata de rire. Assurément, s'il ne vivait pas reclus, il aurait du succès avec les femmes.
— Je peux voir ta mère en toi. Au-delà de la fragrance de ta magie. J'imagine que c'est elle qui vous envoie... Elle a finalement décidé de tout te révéler. J'espère pour toi qu'il n'est pas trop tard.
Les prunelles d'Andrej dérivèrent sur Shani avec un air grave sur le visage. Il la fixa pendant un instant avant de reporter son attention sur Quentin.
— Je sais pour quoi tu es venu. Tu n'as pas besoin de me supplier ni de marchander. C'est un cadeau que je fais à ta mère. Je n'attends seulement de toi que si tu ne parviens pas à tes fins, tu détruises cette fiole et son contenu. Je ne veux pas qu'elle tombe entre de mauvaises mains... et on sait toi et moi que c'est dans la gueule du loup que tu vas aller te perdre.
Andrej sortit le flacon de la poche intérieure de sa veste et le tendit à Quentin. Celui-ci le serra entre ses doigts pendant un moment, craignant de le briser comme sa dernière bouteille d'huile piquante.
— Ne t'inquiète pas, le verre est solide.
— Comment... ?
— La connaissance n'est pas ce qui me manque, Quentin. Maintenant, va, et hâte-toi.
Il se détourna, non sans un regard pour Shani. Regard dont la pupille s'étira à la verticale le temps d'un battement de cœur avant de retrouver son apparence humaine. Quentin ne savait pas à quelle race de créatures Andrej appartenait, mais il avait clairement du sang de reptile dans les veines. En tout cas, l'entretien était terminé, aucun doute là-dessus.
De retour à l'hôtel, Quentin se perdait dans la contemplation du liquide vert argenté et épais dans la fiole. Rien que ça, et Gabrielle serait guérie. C'était incroyable. Une si petite chose... Encore fallait-il qu'il arrive à temps, que le Grand Tribunal ne l'ait pas déjà tuée pour son insubordination. Si c'était le cas, il aurait passé plus de cent ans à accomplir leurs basses besognes pour rien, à tuer pour eux, pour rien. Quentin eut un frisson, il ne voulait pas imaginer que ce soit le cas. C'était inconcevable. Gabrielle était vivante, il le fallait.
Il finit par se lever de son siège et récupéra les maigres affaires qu'il possédait. Ça se résumait à son pardessus et à ses vêtements plus adaptés au temps du continent. Il voyageait léger, toujours. Cette fois-ci, il s'encombrait d'un sac à dos, et d'un bien beaucoup plus précieux. Il sortit de sa chambre d'hôtel et alla en rendre les clés avant de prendre un taxi pour l'aéroport. Shani devait voyager sur un autre vol, ne serait-ce que pour tromper les soupçons que devait avoir le Grand Tribunal sur leur collaboration.
Le trajet lui parut durer des heures. L'escale encore plus longtemps. Pourtant, le tout ne lui prit pas plus de six heures. Ce n'était rien, six heures, après plusieurs existences à patienter. Si seulement sa mère s'était fait connaître plus tôt... Il n'aurait pas eu besoin de sacrifier son humanité si souvent. Il savait qu'il ne possédait pas d'âme... mais à chaque vie qu'il prenait, il se perdait un peu plus. Dans un soupir, il tourna la tête vers le paysage qui défilait derrière la vitre. Il avait pris un bus pour quitter Budapest et s'enfoncer dans la réserve naturelle au nord de la capitale. C'était là que les locaux moins convenables se trouvaient. Les salles de réunion, les bureaux, tout ça occupait les étages d'un bâtiment non loin du Palais du Parlement, dans la rue Báthory.
Le bus le laissa sur le bord d'une route qui ressemblait à n'importe quelle autre. Le temps était à la pluie, comme pour suivre l'humeur du demi-démon. Il releva le col de son pardessus et s'élança sur un chemin de terre. Dans sa poche, ses doigts se refermaient sur la fiole qui lui ouvrirait les portes de son avenir. Pour rien au monde il ne devait la briser ou la perdre. Certainement pas la laisser dans les mains du Grand Tribunal. Il faisait confiance à Andrej pour ne pas lui avoir donné de la camelote... et pour ne pas être du genre suffisamment arrogant pour attribuer une importance factice à cette substance. Quentin soupçonnait que c'était son sang, sans certitude.
Il ralentit l'allure quand il approcha du complexe. À la surface, le bâtiment avait tout d'un petit château comme on pouvait en trouver d'autres dans la région, mais Quentin savait que dans ses profondeurs se cachait un labyrinthe de laboratoires et de cellules. Gabrielle avait la chance, aux dernières nouvelles, de « loger » dans les étages supérieurs, dans ce qui ressemblait plus à un hôpital qu'à un centre de recherche et de torture. Sa chambre donnait sur l'une des petites tourelles qui jouxtaient la façade sud du bâtiment. Enfin, s'ils ne l'avaient pas déplacée.
En tout cas, passer par la grande porte était hors de question. Même en jouant l'innocence.
Quentin avait fait un détour pour approcher par l'arrière. Il aurait pu rentrer par les cuisines, mais la chef ne le portait guère dans son cœur, car il avait la mauvaise manie de rajouter de la sauce piquante sur tous ses plats. À la place, il se dirigea vers les quartiers des employés. Ils devaient tous être occupés ailleurs dans le château et ne devraient pas se trouver sur son chemin... si c'était le cas, Quentin aurait pourtant facile de se débarrasser d'eux... mais il n'avait pas envie d'y perdre encore un peu plus de son humanité. Même si sa mère n'avait visiblement pas été la pire des démones, il n'avait pas envie d'abandonner la décence et la conscience qu'on lui avait inculquées.
Passant par une fenêtre qu'il brisa en donnant l'illusion d'un silence absolu, Quentin pénétra dans le bâtiment. Rien n'avait changé, pourtant il percevait comme une autre atmosphère, une effervescence contenue, prête à éclater. Il avançait lentement, alors qu'il aurait voulu courir. Il tendait l'oreille et se tenait prêt à se draper dans ses illusions pour passer inaperçu à chaque personne qu'il croiserait. C'était ça, ou perdre de l'énergie à se dissimuler continuellement. Même s'il savait que, tôt ou tard, on le repérerait sur les caméras de surveillance.
Il maudissait sa mère de ne pas être intervenue plus tôt. Elle avait semblé avoir gardé un œil sur lui depuis sa naissance, depuis la mort de son père, mais pourtant, elle avait attendu tout ce temps pour se faire connaître et pour lui parler d'Andrej... alors qu'elle aurait pu empêcher tout cela ! Elle aurait pu sauver Gabrielle depuis bien longtemps. Des motivations qui lui resteraient obscures jusqu'à la fin de sa très longue existence, puisqu'il l'avait tuée... à moins qu'Andrej soit prêt à lui raconter toute l'histoire.
Perdu dans ses pensées, Quentin ne remarqua qu'il était arrivé près de la chambre de Gabrielle qu'une fois à destination. Ses pas l'avaient mené jusque-là instinctivement, son corps connaissait le chemin par cœur. Il s'arrêta devant la porte et jeta un coup d'œil autour de lui. C'était étrange que les lieux ne soient pas gardés... sauf si Gabrielle ne se trouvait plus là. Pour s'en assurer, il poussa le battant.
La pièce était plongée dans une lueur grisâtre provenant de la haute fenêtre aux rideaux tirés. Un faible rayon de soleil se glissait entre les gouttes comme pour souligner l'absence de la comateuse sur les draps. Tout était immaculé, sans le moindre grain de poussière... trop propre, trop vide. Quentin poussa un soupir déçu. Si Gabrielle vivait encore, elle se trouverait donc dans les sous-sols.
Il ressortit précipitamment et ne s'encombra pas de prudence pour gagner les escaliers menant aux étages inférieurs. À chaque personne qu'il croisait, il donnait l'illusion d'être aveugle, ou pire : d'avoir perdu l'usage de tous ses sens. Le temps n'était plus à la patience. La peur rythmait ses pas, ses actions. Chaque seconde semblait trop précieuse pour celui qui voyait les siècles défiler. Que ferait-il si Gabrielle n'était plus vivante ? Il refusait de répondre à cette question.
En bas, Quentin passa en revue chacune des pièces qu'il trouvait sur son chemin. Il poussait chaque porte dans la précipitation, les faisant claquer les unes après les autres, semant un déluge de hurlements effrayés sur son passage alors qu'il plantait la graine de l'illusion dans l'esprit de chacun. Autant de siècles que de sens avaient été nécessaires pour apprendre à les duper tous, mais sa maîtrise était aujourd'hui imparable. La seule chose qui délivrait ses victimes était la distance qu'il mettait entre elles et lui à mesure qu'il cherchait son épouse, son aimée.
Les minutes passèrent, s'enchaînant pour former des heures, au son de l'alarme qui s'était finalement déclenchée. Le bruit assourdissant faisait sonner ses oreilles, mais il s'en fichait. Il avait l'impression d'avancer dans un labyrinthe sans fin, comme si, même avec toute son éternité, il n'aurait pas assez de temps pour tout fouiller. Autour de lui, les gens paniquaient, pleuraient, couraient. À chaque fois qu'ils s'approchaient trop de lui, ils perdaient l'usage de leurs sens... et la portée d'action, dans ces lieux réduits, empêchait quiconque de l'attaquer.
— Elle est morte depuis plusieurs jours, Quentin, fit une voix par-dessus le tumulte.
L'illusionniste se retourna et découvrit Shani dans la fumée qui encombrait les couloirs. Elle avait l'air sereine et imperturbable, même s'il savait qu'elle ne pouvait ni le voir ni s'entendre parler, encore moins sentir le sol sous ses pieds. Qu'elle soit debout tenait du miracle... à moins que sa nécromancie lui permette une quelconque vision des lieux... Est-ce que les morts pouvaient communiquer avec elle malgré ses sens en apparence hors service ? La soutenaient-ils sur un plan qu'il ne pouvait voir ?
— Shani... ? Tu l'as... vue ? demanda-t-il en libérant son ouïe de son emprise illusoire.
— On peut dire ça, oui...
Un silence uniquement rompu par les hurlements de l'alarme s'installa entre eux deux. Shani s'avança vers lui sans trébucher une seule fois, la tête haute, le port fier et altier. Elle ne ressemblait plus tellement à la jeune femme qu'il avait connue à Paris et à Chypre. Elle semblait plus... puissante, plus sûre d'elle.
— Shani... ?
Quentin commençait à craindre ce que tout cela signifiait. Il vacillait sur ses jambes, sous le coup de l'émotion, de la fatigue d'avoir tant utilisé son pouvoir. Incapable de tenir plus longtemps debout, il chuta sur ses rotules et fut obligé de lever les yeux pour regarder la nécromancienne.
— Après que nous nous soyons séparés à Paris... j'ai fait une halte par Budapest avant de te rejoindre à Chypre.
— Non... Ce n'est pas possible... Ils ont tué ta mère, pourquoi est-ce que...
— Et pourquoi pas ? Je te l'ai dit : je n'avais plus rien à perdre une fois qu'ils me l'avaient enlevée. Ils m'ont appris à utiliser ma magie au maximum de son potentiel. Ils ont fait de moi la meilleure nécromancienne que l'Europe a connue. La mort est devenue mon amie...
— Mais... pourquoi Chypre ?
— Pour Andrej, bien sûr... pour que nous puissions le récupérer après avoir utilisé tout son précieux sang que tu nous as ramené. Il va faire des merveilles, sais-tu ? Mais tu ne serais pas là pour le voir... Nous avons aussi un plan pour toi, Quentin. Gaspiller tes délicates illusions aurait été dommage...
Elle tourna la tête sur le côté, mais il ne put voir à qui elle adressait ce regard. D'un mouvement du menton, elle désigna l'illusionniste. L'air entre eux deux se fit flou un instant et Quentin sentit une pression sur son corps, sur son esprit, comme si quelqu'un essayait de rentrer à l'intérieur... et tout devint noir.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top