Chapitre 2

Quelque part en Valachie, 1442

Plus d'un siècle plus tard. Si Quentin n'avait pas découvert entre temps le don qu'il possédait pour l'illusion et les mirages, il aurait bien compris que la démone n'était pas juste un surnom que son père avait donné à la mère de son fils. Il avait grandi avec cette femme qui l'avait récupéré dans la foule. Il s'était construit une autre famille. Une famille d'originaux, d'excentriques, de différents et d'étranges. Peut-être certains étaient-ils comme lui, mais la majorité était simplement des erreurs de la nature, ou des êtres qui pensaient différemment de la société. Ils allaient et venaient, de villes en villes, au gré des guerres et des rois. Car les uns se succédaient plus vite que les autres. Dans leurs caravanes, sous leurs tentes et leurs chapiteaux, ils étaient préservés, d'une certaine manière, de tout cela. Nomades, ils ne s'arrêtaient jamais assez longtemps pour se mêler des intrigues politiques. Sans poser de questions, bien après que sa « mère » fut morte, bien après que d'autres aient péri, tirés à trépas par la vieillesse ou la maladie, parfois un larcin qui s'était mal fini, ils l'avaient tous accueilli. Que sa croissance se soit ralentie après sa puberté, peu après que son don se soit manifesté, aucun n'en avait fait la remarque. Don qui n'avait pas plus dérangé sa famille. Bien au contraire. Ils avaient vu là un nouveau numéro à ajouter à leur spectacle ambulant. Et, pour ceux qui songeaient à mal, pour ceux qui le craignaient tant et si bien qu'ils voulaient se débarrasser de lui... ils n'étaient pas nombreux. Et Quentin avait toujours été fidèle à la troupe. Il était maintenant celui qui y était le plus ancien, malgré son allure d'adolescent. Sa sagesse était reconnue. Son statut de leader et de protecteur aussi, même s'il laissait toujours un autre jouer ce rôle. Il avait trouvé sa place, il avait trouvé son équilibre.

Cela faisait longtemps qu'ils avaient quitté Paris. Aucun d'entre eux n'avait voulu rester pour contempler les ravages de l'Inquisition. Alors, à chaque pays, à chaque ville, ils semblaient fuir cette vague d'extrémisme religieux. Comme ceux à l'avant d'une vague, trouvant parfois un rocher derrière lequel se dissimuler. Et Quentin les avait menés jusqu'à l'Est. Tout comme eux, il découvrait l'Europe sur les carrioles et les chevaux. Dans les montagnes enneigées, dans les gorges escarpées, le soleil bas tapissait le paysage d'une ombre quasi perpétuelle. Il s'abimait souvent dans ce spectacle, lorsqu'une position en altitude le lui permettait, mais il savait que les hommes, les femmes, les enfants et les bêtes n'étaient pas assurés. Il avait vécu plus d'une existence humaine à leurs côtés, il ne les connaissait que trop bien. Son propre instinct lui chuchotait le fantôme d'une menace, comme un souvenir de demain. Il les mena pourtant vers les ombres. Car il avait aussi la certitude que ça n'arriverait pas maintenant. Pas aujourd'hui, pas de demain. Il avait encore le temps.

Comme d'habitude, ils s'installèrent en périphérie de la ville. Quentin monta sa propre tente avant de prendre le chemin de la cité fortifiée. Les portes étaient ouvertes, mais des gardes s'échelonnaient tous les deux mètres. Prudent, le jeune homme s'écarta de la voie principale, observant de loin ce qui pouvait susciter une telle prudence et une telle attention. Il n'eut pas à attendre longtemps car bientôt un carrosse passa dans l'avenue. Il n'eut que le temps de voir le blason, l'emblème en forme de dragon, sur la porte, et une paire d'yeux sombres entre les rideaux. Il n'apprit que plus tard que le dragon était l'étendard du voïvode de la région et que la scène à laquelle il avait assistée était celle du jeune prince qui avait été confié au sultan pour maintenir la paix entre l'Empire Ottoman et la Valachie. Mais, encore une fois, il n'avait cure des politiques, tant que celle-ci ne menait pas ses soldats à la suite des siens. Se mêlant à la foule, slalomant entre les gens sans les toucher, Quentin finit par se détourner de la grand rue, portant le mot qu'un nouveau spectacle était visible en bordure de la ville. Dépêche-vous, dépêchez-vous, ils ne resteront pas là éternellement, mais pour un fugace instant, ils vous offriront le merveilleux et le monstrueux. Mais les habitants de Valachie étaient habitués à l'étrange, à l'autre.

Les applaudissements n'étaient pas aussi tonitruants qu'habituellement. Loin d'en faire le reproche aux siens, qui donnaient toujours le meilleur d'eux-mêmes, Quentin étudia d'un peu plus près leur public. Il déambula parmi eux en ville, observa leurs usages, ces règles qui ne semblaient pas édifiées mais pourtant appliquées par chacun comme les plus ferventes traditions. Il ne posa que peu de questions, toujours avare en mots. Il observait. Et cela répondait souvent bien assez vite à ses interrogations silencieuses. Durant ses nombreux voyages, il avait appris les langues de chaque région traversée, plus ou moins bien, suffisamment pour comprendre et se faire comprendre. Il entendit les légendes, les histoires des monstres qui se cachaient dans la nuit. Les preuves semées dans leurs sillages. Les siens n'étaient pas les seuls à percevoir la menace. Au plus de fois il se rendait dans les ruelles à la tombée de la nuit, au plus il était persuadé qu'ils ne devaient pas s'attarder dans cette région.

Quelques jours plus tard, la troupe était de nouveau sur les chemins, laissant la ville derrière elle. Et, alors que le soleil disparaissait derrière les crêtes couvertes de blanc, un hurlement déchirant fendit la nuit. Quentin décida de ne pas faire demi-tour. Les siens comptaient plus qu'une poignée d'étrangers. A la place, il descendit de sa carriole et laissa ses doigts glisser sur les toiles tendues, les planches de bois, muant la réalité à son goût, les faisant disparaitre un peu plus dans la nuit.


Quand il descendit de l'avion, les nuages alourdissaient le ciel. La pluie tardait à arriver cependant. Quentin remonta le col de son manteau usé et tâché. La compagnie lui avait payé un vol en première classe, mais il ne ressemblait en rien à ces hommes d'affaires qui l'avaient côtoyé et qui avaient été bien heureux de se trouver suffisamment loin de lui pour épargner à leurs narines son odeur atroce. Quentin avait plus de sept cents ans et ce n'était pas aujourd'hui qu'il allait changer ses habitudes, certainement pas pour une poignée de blancs-becs qu'il ne croiserait qu'une fois dans sa vie.

Il rentra la tête dans les épaules, dissimulant le bas de son visage. Il n'avait pas remis les pieds à Paris depuis plus de cent ans. Il n'aimait pas cette ville. Trop de mauvais souvenirs la farcissaient. Même si la capitale avait bien évidemment changé, sa mémoire restait. Et ça, pour en avoir une bonne, il en avait une bonne, de mémoire. C'était l'un de ses fardeaux : il n'oubliait jamais rien, que ce soit le moindre tic sur les traits d'une mère de famille pressée au sourire sadique du prêtre qui avait enflammé le bûcher sur lequel se tenait son père. Il poussa un soupir, sa présence restait pourtant obligatoire.

Quentin se demanda d'ailleurs brièvement pourquoi ils ne l'avaient pas envoyé en mission à Paris bien plus tôt que cela. Il se soumettait à leurs caprices, bon gré mal gré, depuis tellement d'années... et ils ne lui épargnaient jamais rien. Pourquoi l'avoir préservé de mettre le pied sur le sol français pendant des décennies ? Ça resterait certainement un mystère pendant tout aussi longtemps.

Il sortit les mains de ses poches pour empoigner la rampe qui le mènerait au bitume. Il descendit les marches avec précaution. Le métal était mouillé et il ne connaissait que trop bien sa propension à se casser la figure. Autant qu'il le pouvait, il préférait limiter les dégâts dans qu'il séjournerait à Paris.

Une fois sur le plancher des vaches, il suivit le mouvement jusqu'à la bâtisse imposante. Ses larges baies vitrées reflétaient la morosité du ciel, comme décrochant les nuages pour qu'ils viennent embrumer un peu plus les misérables qui arpentaient cette terre. Oui, autant le dire tout de suite, Quentin était d'une humeur exécrable. Un nouveau soupir s'échappa d'entre ses lèvres.

— C'est pour toi que je fais ça, Gaby. Rien que pour toi, marmonna-t-il pour lui-même.

Il dépassa les passagers qui s'étaient attroupés autour du tapis roulant à bagages. S'y attarder ne servait à rien alors qu'il ne possédait aucune valise. Quentin n'avait jamais fait grand cas de l'hygiène, mais en plus de cela, ses pouvoirs lui permettaient de dissimuler aisément son état de crasse s'il le désirait... alors pourquoi s'encombrer ? On ne pouvait pas dire qu'il était du genre matérialiste non plus. De nombreux voyages à travers l'Europe avaient marqué sa longue existence, le plus souvent dans des caravanes et des roulottes. Il s'était quelque peu sédentarisé après avoir rencontré Gabrielle... et surtout après sa maladie. Depuis, il ne la quittait que pour accomplir les missions qu'on lui confiait. Le reste du temps, il demeurait auprès d'elle en Hongrie.

Ne cherchant pas à attirer les regards, et notamment ceux des vigiles, il se para d'un voile d'illusions qui le rendait parfaitement invisible et inaudible. Il devait juste faire attention à ne rien percuter pour ne pas trahir sa présence. Quand il émergea enfin du vaste complexe, la pluie avait commencé à tomber. Il redevint visible. Ça ne servait à rien de conserver cet artifice alors que la météo le mettrait à mal. Personne ne sursauta à son apparition soudaine. Les gens étaient habitués.

Depuis un peu plus de cinquante ans maintenant, une révolution avait eu lieu dans le monde surnaturel et les créatures qui le peuplaient s'étaient dévoilées aux yeux des humains. Ça n'avait pas été du goût de tous et pendant une poignée d'années, le climat s'était révélé délicat. Ceux qui n'avaient pas accueilli ce changement à bras ouverts avaient dû s'adapter, au risque de périr. Quentin savait que certains d'entre eux se terraient et espéraient retrouver leur vie d'avant... mais il peinait à imaginer comment ils y arriveraient. Exposer l'existence d'autres races était plus facile que de la dissimuler à nouveau.

Sur le trottoir, il observait les voitures qui s'alignaient. Son regard croisa celui d'une petite brune aux origines orientales. Il s'attardait sur ses iris sombres et elle lui adressa un sourire. Elle se décolla de la portière contre laquelle elle était appuyée, ruisselante de pluie, mais sans avoir l'air d'y accorder de l'importance.

— Quentin ? lui demanda-t-elle. Je suis Shani, je vais vous conduire à votre hôtel.

Elle lui tendit la main sans montrer le moindre dégoût face à la dégaine ou à l'odeur de son interlocuteur. Il serra brièvement ses doigts avant de monter dans le véhicule en silence. Ce contact avait suffi pour qu'il perçoive la présence de magie en la jeune femme. Il aurait été incapable d'en dire plus, mais elle appartenait indéniablement au surnaturel.

Durant toute la durée du trajet en voiture, il laissa son regard vagabonder sur le paysage. Tout était gris, à l'instar du ciel. Tout le resterait à jamais. La Révolution n'avait rien changé depuis que les vampires avaient décidé que la sidérurgie perdurerait, afin d'occulter la nue et de leur permettre de sortir en plein jour. Les essuie-glaces laissaient des traces noirâtres sur le pare-brise et les gouttes des sillons sales sur la vitre. Il repéra la Tour Eiffel un peu plus loin.

Il se souvenait encore de ses illuminations durant l'Exposition Universelle de 1900 et des différents exposants. La ville avait bien changé... mais elle restait similaire malgré tout. Malgré deux guerres mondiales. Malgré les décennies d'évolutions technologiques. Parfois, Quentin se demandait s'il n'était pas trop vieux pour tout cela... et il se souvenait que certains vampires avaient facilement trois ou quatre fois son âge. Pas tous, puisque beaucoup avaient péri — comme son père ­— durant l'Inquisition en Europe et la chasse aux sorcières aux États-Unis, payant les frais d'une religion extrémiste.

Le véhicule s'arrêta à un feu. La lumière écarlate contrastait avec le gris sombre de la ville, nimbant le visage de l'illusionniste d'une lueur sanglante. Tout comme les raisons qui le menaient dans cette ville. Les missions qu'on lui confiait n'étaient pas innocentes. Ils avaient bien vite vu une opportunité dans ses dons... et il ne pouvait se soulever contre eux. Pas alors qu'ils lui avaient promis qu'ils trouveraient un remède pour Gabrielle... et qu'il avait besoin d'eux pour maintenir le coma magique dans lequel elle était plongée. À mesure que les décennies passaient, Quentin se demandait s'il avait réellement fait le bon choix. Gabrielle n'aurait certainement pas souhaité qu'il corrompe sa moitié d'âme pour elle... Après tout, la guérir en la transformant en vampire ou en loup-garou aurait été simple... mais elle tenait à son humanité.

Quentin poussa un énième soupir et quitta la ville des yeux pour sefrotter les paupières entre le pouce et l'index. Il sentit le regard de Shanisur lui, mais ne se tourna pas vers elle. Elle demeura silencieuse et lavoiture redémarra.

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