Souffles sur les braises.
Quand Alex m'a envoyé un message le 24 décembre au beau milieu de l'après-midi, je n'étais pas sûr d'y répondre. Déjà parce que j'avais supprimé son numéro six mois auparavant et que j'avais reconnu son identité aux smileys qu'elle avait utilisé. Ensuite parce que j'avais prévu de passer ce Noël seul avec un morceau de dinde sous film plastique et une vieille bouteille de rouge premier prix. Et pour finir parce qu'elle m'avait brisé le cœur et que j'avais clamé haut et fort pendant des semaines qu'il faudrait vraiment un miracle pour qu'elle se retrouve sur mon chemin à nouveau.
C'est le revers de la médaille, il paraît. Ou peut-être que j'ai juste un karma pourri. Toujours est-il qu'après avoir passé le meilleur Noël possible avec elle l'année précédente, je m'étais fait à l'idée que celui-ci serait brumeux, probablement alcoolisé, et on ne peut plus solitaire. D'ailleurs, ça se voyait à l'état de mon appartement – non, vraiment, ce soir, je ne recevais personne. Pas de costume à cravate, pas de fiancée à mon bras, pas de sapin dans le coin de mon quinze mètres carré, pas de chocolat sur la table et certainement pas de cadeau venu du fond du cœur.
Alors même si je détestais changer mes plans à la dernière minute, je me suis dit que je pouvais faire une exception pour elle. Après tout, elle disait avoir retrouvé certaines de mes affaires, et ça pourrait faire office de présent pour ce réveillon vide d'affection en tout genre. Entre nous, j'aurais préféré que le Père Noël soit un peu moins craquant et un peu moins mon ex, mais si c'était le seul moyen de combler le manque de cette fin d'année, alors pourquoi pas.
J'ai quitté mon appartement, j'ai dévalé les escaliers, j'ai arpenté les rues, évidemment désertes, naturellement illuminées de tout un tas de conneries lumineuses et clignotantes, dans des motifs plus aberrants les uns que les autres, dont certaines ampoules vacillaient après être restées allumées presque deux mois au-dessus des pavés glacés de Varsovie.
Puis, même en traînant les pieds, même en espérant très fort qu'elle ait changé d'adresse, j'ai fini par arriver à destination.
Au début, il n'y avait rien. Ça m'allait, je crois. J'aimais bien mon indépendance, j'aimais bien mes soirées dans les bars avec les copains quand la famille est loin. Quand on change de pays comme moi, faut tout reconstruire, et souvent faut tromper la solitude avec des amis sinon on touche vite le fond. Le pire moment, c'est les fêtes. C'est le moment où je commence à parler de ma vie, même quand on m'a rien demandé. C'est le moment où je sors une vieille photo de 2012 et où je dis « eh, regardez, c'est ma sœur qui passe le bac à la fin de l'année, elle ? oui, c'est ma mère qui fait pas son âge, tout le monde lui dit ; mate la barbe de papa – aujourd'hui il l'a rasée. Tout ça, c'est ma vie, c'est ma famille, c'est loin de moi. Bien sûr qu'ils me manquent, crétin. Bien sûr qu'ils me manquent ».
Au début, j'étais tout seul et j'avais rien, quelques nuits dehors et quelques clopes à fumer, et puis, après, il y a eu elle. Alexia, elle s'invente pas, Alexia elle se rencontre. Alexia, elle prend la lumière du soleil et elle en fait de l'oxygène. Oh, j'ai été naïf de croire que ça guérirait de l'aimer. Ça guérit pas, non, ça brûle, ça assomme, ça crève.
Ouais, ça brûlait, là-dedans.
Quand je l'ai rencontrée ça chauffait déjà ; parce que rien que dans ses yeux ça flambe. Alexia, faut pas s'approcher trop près, on me disait. Ce qu'elle touche, elle le consume. Un véritable Midas des temps modernes, façon pyromane. Mais moi j'aime bien quand ça brille, et puis j'avoue qu'à l'époque, tout était assez sombre autour de moi.
- T'es un Français à Varsovie et ta famille te manque ? elle a dit un peu moqueuse la première fois que je lui ai dit que je voulais rentrer à Paris.
Ouais. Je comprends, maintenant. Y avait un océan entre elle et sa famille. Et puis, au sens figuratif, un océan entre elle et moi. Il a fallu du temps pour qu'on s'apprivoise, il a fallu du temps pour qu'elle me parle. Alex elle faisait pas vraiment confiance.
Puis, même si au début y avait rien, après, il y a eu le reste.
Il y a eu les rires et les larmes, les danses et les pluies, les rues et les parcs, les sourires et les fleurs, les poignées de mains et les baisers volés, les phares des voitures sur nous dans la nuit et son manteau rouge au milieu de la neige blanche, il y a eu les rives de la Vistule où on s'endormait et les coups de téléphone par-dessus les coups de tonnerre, du vent et des mégots dans les cendriers, des télés éteintes et des éclats de voix dans les cages d'escaliers.
Puis tout le reste.
Il y a eu de l'amour, je crois. Je crois que c'est comme ça que ça s'appelle, finalement.
- Et un jour, tu rentreras au Mexique ?
Bien sûr qu'un jour elle allait rentrer. Quand on est aussi loin de chez soi, on finit toujours par faire demi-tour.
- Un jour, oui.
Elle a ouvert la porte avec une expression indéchiffrable. Je suis resté planté debout en face d'elle, immobile, indécis, osant à peine la regarder. Ça ne servait à rien de dire qu'elle n'avait pas changé, parce qu'elle avait changé, ouais. Ses cheveux étaient plus longs, d'un coup, et puis elle souriait moins. Avant, elle souriait quand elle m'ouvrait la porte.
- Salut, a-t-elle dit.
- Salut, ai-je répondu.
Un type lambda qui retrouve une amie après des mois sans nouvelles vous dira peut-être, effectivement, que ses cheveux ont poussé, ou que son sourire est parti. Mais pour moi, et pour ce qui avait été nous, c'était quelque chose de plus subtil, de presque secret. C'était le grain de sa peau et la manière dont elle penchait la tête pour absorber la lumière du vestibule. C'était l'épingle enfoncée dans ses boucles autour d'un visage de muse.
- Ça fait longtemps, ai-je ajouté comme un abruti.
Je me suis balancé d'un pied sur l'autre. J'aurais peut-être dû amener ma bouteille de vin rouge premier prix.
- Entre, a-t-elle fini par dire.
Je me suis exécuté. J'ai pas trop regardé autour de moi, parce que l'appart avait beaucoup changé, lui. Elle, elle se mouvait entre les meubles aux nouvelles figurines, au nouvelles factures, aux nouvelles photos, comme si contrairement au reste du monde elle ne se faisait pas gifler par le temps.
Alex a contourné le buffet du salon, puis elle a sorti un petit carton de derrière le canapé.
- Tiens. Y a pas grand chose, mais c'était normal de te les rendre.
Je sais pas vraiment à quoi je m'étais attendu. Elle n'avait jamais été hyper chaleureuse après tout. J'aurais peut-être au moins vu, je ne sais pas, moi, une bise. Une accolade. Au moins qu'on me demande comment j'allais pour que je puisse avoir la fierté de lui dire que j'allais bien alors que ce n'était visiblement pas le cas.
Le carton comportait deux vieux T-shirt froissés, une perruque bleu électrique, une statuette dont je ne me rappelais pas l'existence, une petite Tour Eiffel en métal, et quelques morceaux de papier, sûrement des vieilles lettres, ou des petits mots. J'ai eu une boule dans la gorge, une envie irrépressible de quitter l'appartement, et, tout au fond, celle de continuer de parler.
- Tu veux t'asseoir ? a-t-elle demandé.
J'ai acquiescé, et à partir de ce moment, j'ai recommencé à respirer.
- Comment ça, vous n'avez pas de Père Noël ?
- On n'a pas de Père Noël.
Je la fixe un peu perdu. J'ai toujours pensé qu'elle avait des yeux très grands pour son visage ; toujours plus expressifs que son corps tout entier.
- Pas du tout ?
- Pas du tout.
- Et le reste ? C'est comment, le reste ?
Je lui posais toujours mille questions sur le Mexique. Je lui demandais à quoi ressemblait sa maison, comment sonnait sa musique, comment les enfants grandissaient, quel bruit faisaient les rues la nuit. Et à la manière dont elle parlait de son pays, j'avais l'impression que même son ciel était plus brillant que le nôtre.
« Un jour, je lui ai dit, je t'emmènerai à Paris. »
On ne parlait jamais bien longtemps de moi. Toujours, je reprenais. Et là-bas, est-ce qu'il pleut souvent ? Et alors, l'espagnol, c'est comment ? Et les plages ? Et les ruines aztèques ? Et les cactus ?
Elle fronce les sourcils.
- Les cactus ?
Je me sens idiot. C'est pas grave, au fond. Parce qu'au moment où elle dit ça, elle sourit.
- Et ta famille, elle va bien ?
- Elle va bien.
- Et ton frère ? Il va bien ?
- Il va bien.
Et j'ai ajouté :
- Tu sais, Alex, ça me fait plaisir de te revoir.
Je crois que je tremblais un peu.
- Tu veux rester manger ? J'ai une pizza surgelée.
Dans le balcon en face de la fenêtre, une guirlande de Noël scintille. Elle met la pizza au four, elle la ressort, elle emmène pas d'assiettes au salon, elle coupe des parts inégales, elle s'assoit sans me voir.
- Et... et tu as quelqu'un ?
Elle aussi, alors, elle regarde la guirlande par la fenêtre.
- Non. Et toi ?
- Non plus.
C'est pas facile à dire, tu sais, Alex, c'est pas facile de l'avouer quand on est tombé et qu'on a mis du temps à se relever.
Ma famille me manque. Pendant un temps, Alex, elle a été tout le monde à la fois, tous les visages dont j'avais besoin, tous les mots que je voulais entendre. Aujourd'hui la solitude est cuisante. Je suis juste paumé au milieu de l'Europe, et demain, je repars au boulot.
C'est bizarre, ce soir. Les souvenirs flottent autour de nous.
Noël dernier, c'était magique.
J'ai jamais autant ri de ma vie. Je suis pas un type ni très bavard, ni très avenant, et il faut quand même y aller à grandes rasades d'alcool pour que je commence à me décoincer. Mais ce soir-là, pas besoin. On s'est baladés dans les rues. On était tout seuls, orphelins pour une nuit, expatriés, et puis on était amoureux.
J'ai chanté de vieilles chansons françaises au pied d'un énorme sapin, et elle a dansé devant les façades décorées des bâtiments. Elle penchait la tête vers le ciel, ouvrait la bouche pour essayer de cueillir un flocon sur sa langue. Elle me regardait en souriant. Je suis pas un grand type, moi, je sais pas faire grand chose. Je chante pas, je danse pas. Je suis pas un artiste, je suis pas une tête. Je sais pas trop ce qu'elle fait avec un type comme moi, Alexia. Elle mérite mieux. Elle mérite le monde.
Elle a accroché sa petite Tour Eiffel à sa veste. Elle répète qu'un jour, tout ça, on le fêtera à la maison.
Et j'aime quand elle dit ça, parce que la maison, ce n'est ni en France, ni au Mexique, la maison, c'est là où on est tous les deux.
- On pourrait aller dehors.
- Maintenant ?
- Ouais.
J'ai remis mon manteau, elle a enfilé ses bottes. On est sortis dehors. Il fait froid, en Pologne.
On a marché côte à côte pendant un moment. Sans parler, je me suis presque dit qu'on pourrait encore être ensemble, que c'était un sentiment qui se retrouvait aussi facilement que de se recoucher dans son lit le soir pour s'endormir.
- C'est quoi qui te manque le plus de la France ?
Elle pose si rarement des questions sur ça que j'hésite avant de répondre.
- Le fromage.
Elle éclate de rire.
- Je ne plaisante pas. Le fromage, c'est la vie. Je t'en ferai goûter, un j...
Je me tais. Non, sans doute pas. Je ne l'emmènerai pas à Paris, finalement. Pas de Seine, pas de cabaret, pas de Tour Eiffel, pas de fromage.
- Tu devrais rentrer chez toi, dit finalement Alex d'un ton doux.
- Désolée. Je ne voulais pas t'ennuyer.
J'arrête de sourire à ce moment-là, et évidemment ce n'est que maintenant que je remarquais que j'étais léger, que tout allait bien.
- Non, je veux dire, tu devrais rentrer en France. T'es pas heureux, ici, tu sais, ça se voit. Je sais même pas comment t'as fait pour tenir jusque là.
Je shoote dans un caillou, et je murmure :
- J'aime ce pays.
Elle soupire. Je sais, Alex, l'un n'empêche pas l'autre. Mais j'aimerais bien traverser l'Atlantique avec toi, moi aussi.
Quand tu m'a quitté j'ai marché longtemps dans les rues.
Je me suis demandé, à quoi ça rime, tout ça.
Tu sais, pendant un temps, j'avais vraiment l'impression d'avoir perdu une part de moi.
Je me suis baladé au milieu des routes qui n'avaient plus aucun sens,
des maison qui n'avaient plus de numéros,
des visages qui n'avaient plus de noms.
Quand j'ai compris que tu reviendrais pas, je me suis assis sur la chaussée, et j'ai attendu. C'était un jour où il pleuvait, tu sais, de ces jours où tu sortais sans parapluie.
J'me suis dit, et merde,
alors c'était ça, la vie.
Il était tard quand on est rentrés dans mon appartement, finalement.
On a mangé la dinde dégueulasse qui attendait sur la table basse. On a ramassé tous les deux les vêtements qui traînaient par terre en attendant de trouver quelque chose à dire. Elle s'est endormie sur mon canapé, un peu après deux heures du matin.
Il n'y a pas de Père Noël, au Mexique.
J'ai fouillé dans le carton que j'avais ramené de chez elle, et j'en ai sorti notre Tour Eiffel. Je l'ai enveloppée dans du Sopalin, plusieurs couches de scotch, parce que j'avais pas de paquet cadeau.
Je l'ai regardée un moment, endormie, apaisée. Je me suis rappelé en un éclair toutes les fois où on s'était retrouvés sur le canapé.
Je suis sorti de l'appartement une nouvelle fois, et puis j'ai fait toutes les habitations du coin jusqu'à trouver un père Noël qui grimpait sur une façade pour atteindre la fenêtre du premier étage. J'ai tendu la main, j'ai grimpé sur une poubelle, et je suis tombé deux fois. J'ai coupé les fils qui le retenaient, et finalement, je suis retourné chez moi. J'ai vidé la hotte du Père Noël de tous les papiers mâchés qu'elle contenait, et j'y ai glissé ma Tour Eiffel enrobée d'essuie-tout. J'ai posé le tout devant Alexia.
Puis j'ai repensé à ce qu'elle m'avait dit avant de rentrer ici.
« Moi aussi, je rentre à la maison. »
- T'es la bonne personne au mauvais moment.
C'est ce que tu m'as dit quand on s'est embrassés la première fois. J'avais juste besoin d'entendre que j'étais le bon. Des moments, nous en aurions d'autres. Peu importait que celui-là soit le mauvais.
- Je t'aime, tu sais, elle a dit quand elle pensait que je ne l'entendais plus. Je t'aime un peu trop pour que ça soit vrai.
Quand des mois plus tard, le moment pour moi de rentrer à Paris approche, c'est le moment où je commence à parler de ma vie, même quand on m'a rien demandé. Je parle de Varsovie en hiver et de son sourire en été. C'est le moment où je sors une vieille photo de Noël dernier et où je dis « eh, regardez, c'était elle, c'était elle et elle est partie. Elle était ma vie, elle était ma famille, et elle est loin de moi. Bien sûr qu'elle me manque, crétin. Bien sûr qu'elle me manque. »
***
Ce conte a été écrit par Onyx01 et illustré par golightlies et OhMyLonelyMonster! Tout le mérite de ce travail leurs revient. N'hésitez pas dans les commentaires à leurs dire ce que vous en avez pensé :)
A demain pour un autre conte!
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