La dinde sauveuse.

Un soir de décembre, Ethan Sanders croise un jeune homme dans le tram. Emmitouflé dans une énorme écharpe qui lui chatouille le nez. Il porte des gants gris troués par l'usure. Il a de longues cernes marquées, et ses lèvres sont si gercées qu'elles apparaissent telles des écailles en période de mue.

Le froid, c'est un phénomène joliment destructeur. Pour certain, comme pour Ethan, la venue de l'hiver ne présage que des bons repas près dune cheminée. Une saison agréable en enfilant de grosses chaussettes et en emmenant un thermos au boulot. Mais pour cet homme, ce n'est pas aussi agréable. Il attend que quelqu'un vienne lui tendre une veste pour être plus à l'aise, tout en frictionnant ses épaules en quête d'un peu de chaleur. La soupe populaire ne le rassasie pas et son ventre gargouille dès dix heures du matin.

Un tas de lumières s'accroche au plafond du ciel dans les rues. C'est dingues comme on peut dépenser pour des décorations sans jamais tourner son attention vers ce nombre extraordinaire de personnes seules et en danger pendant Noël. Alors, en voyant cet homme frigorifié, Ethan a eu un énorme pincement au cœur.

«Bonjour monsieur, vous voulez prendre un café ?» a-t-il dit.

Il a reçu un regard de travers, un peu interrogateur. Celui de quelqu'un qui avait pris pour habitude la méfiance. Ethan a bégayé, le tram c'est arrêté et il a perdu l'équilibre.

«Je vous l'offre. Venez!»

En y repensant, il devait avoir l'air d'un illuminé à insister pour prendre un café avec un inconnu. Mais il a insisté jusqu'à la dernière seconde, et quand les portes du tram se sont refermées, ils étaient tous les deux dehors.

«Comment vous appelez-vous?» a-t-il demandé sur le chemin.

Les rues étaient assez fréquentées, il y avait le marché de Noël de la ville ce soir. L'air sentait le vin chaud et les sucreries. Ils finirent par rentrer dans un café, puis s'installerent à une table. Le jeune homme s'assit sans même se débarrasser de son énorme doudoune. Il se cala contre la vitre, les yeux rivés sur les gens qui déambulent dans la rue.

«Je m'appelle Nicolas.»

Ethan hocha la tête, il tapotait le rebord de la table pour combler le silence en attendant qu'un serveur vienne prendre leur commande. Toute la pièce était en bois sombre, éclairé de vieux lustre. C'était un lieu rustique et chaleureux.

Ils passèrent enfin commande, et Nicolas bu d'une traite un chocolat chaud. Il devora le biscuit servi avec. Ethan lui lança un sourire qu'il lui rendait immédiatement. Ils discutèrent un moment de banalités, sans réussir à trouver de quoi parler. Ils n'avaient rien en commun, c'était compliqué, mais Nicolas dégageait une certaine candeur, un douceur innocente.

«Tu voudras autre chose ?

–Je ne voudrais pas gêner...»

Ethan n'insista pas.

«Tu dors quelque part ce soir? s'inquièta-t-il.

–Non, soufflait-il

–J'appelle ma femme et tu pourras venir chez nous.»

Il hocha la tête sans répondre. Le pauvre devait transpirer dans sa massive doudoune. Mais il n'avait pas l'air de vouloir la lâcher.

Ils s'en allèrent tous les deux pour retrouver le foyer d'Ethan. Nicolas se demandait s'il faisait bien d'accepter la proposition, il y avait forcément un piège derrière tout ça. Les gens généreux et désintéressés n'existent pas, il l'avait bien appris quand il s'était fait jeter comme un malpropre de son refuge parce que ses parents ne touchaient plus d'aides financières en le gardant. Il n'avait rien pour lui, et on ne pouvait pas trouver de travail sans avoir de diplôme, pas de diplôme sans argent, pas d'argent sans travail. On n'avait pas le droit de faire d'emprunt sans une certaine stabilité, mais la stabilité était inatteignable quand même les fastfood refusait d'engager des sans abri avec leur réputation de flemmards.

L'appartement d'Ethan se situait dans le centre ville, il n'était pas très grand mais il s'en dégageait une brûlante sensation de calme. La lourde décoration devait hériter des grands parents d'Ethan, avec des vieilles assiettes de collection, des vitrines parées de statuettes d'oiseaux en faux émail datant de l'après guerre. Et au milieu de l'appartement, il y avait la pièce de vie. Elle tenait bien son nom. Il y avait deux vieux canapés aux motifs floraux délavés qui entouraient une table basse en verre. Sur cette table, un tas de jouets en plastique était éparpillé.

«Papa!» cria un enfant en courant jusqu'à Ethan.

Nicolas se demandait quel âge avait son sauveur. Il ne devait pas être beaucoup plus vieux que lui et pourtant leurs destins semblaient si divergents.

«C'est qui ce monsieur, là ? interrogea le petit en pointant Nicolas du doigt.

–C'est un ami, il va rester à la maison le temps qu'il faudra.»

Puis ce fut à la femme d'arriver. Elle examina Nicolas de haut en bas. Elle ne devait pas être rassurée à l'idée de la présence d'un inconnu dans sa maison. Ses yeux clairs ne perdaient pas une miette de Nicolas. Une fois qu'elle eut fini son examen méticuleux, elle tendit sa main avec un grand sourire.

«Bonjour, je suis Clara.

–Eh! Et moi c'est Sam! cria le petit en tirant sur la manche de la doudoune de Nicolas.

–Tu as quel âge?» demanda Nicolas.

Sam eut un moment d'hésitation, il regardait ses mains, pliant quelques doigts, les dépliant puis le repliant encore une fois. Il dressa au final sa main complète.

«Cinq ans! Tu veux voir ma petite sœur ?»

Nicolas n'eut pas le temps de répondre qu'il se fit tirer par l'enfant. Ils finirent dans une chambre d'adulte, sûrement celle d'Ethan et Clara, dans laquelle tronait un lit pour enfant.

«Elle s'appelle Elena, comme ma grand-mère allemande mais sans le H, expliqua-t-il.

–Sam, rigolait Ethan, lâche donc Nicolas, on va manger.»

Pendant la soirée, la parole était accaparée par le plus petit de la famille. Il racontait sa journée d'école, comment il apprenait à lire, et ce qu'il avait demandé au père Noël.

«Est-ce que tu as été assez sage pour avoir ton cadeau? le taquina Nicolas.

–Bien sûr! J'ai fait zéro bêtise cette année. Hein, maman?

–Ah bon? Tu te souviens pas de la fois où tu as mangé en cachette toutes les crêpes.

–C'est Elena qui m'a dit de le faire, se défendit il très sérieusement.

–Si c'est Elena, alors...»

Et puis il était temps pour le petit d'aller se coucher. Nicolas est resté un moment discuter avec ses hôtes. Il en apprenait sur eux, sur leurs études, la façon dont ils se sont rencontrés, le travail de Clara, leur projet. Son cœur s'est serré en les écoutant. Il n'avait jamais pensé à son avenir. Il avait de toute façon fait son propre deuil en sentant l'hiver arriver. Il n'y avait plus de place dans le gymnase dans lequel il passait les hivers d'habitude.

Le lendemain, Nicolas est resté à l'appartement avec Clara et Sam. Toute la journée, il avait joué avec le petit garçon. Il ne s'arrêtait jamais de parler et tout son enthousiasme était contagieux. Il voulait être danseur, plus tard. Il avait appris une de ses danse à Nicolas. Clara travaillait à la maison pour la journée, pour garder un œil sur la petite dernière. Elle jetait de temps en temps des coup d'œil au jeune homme. Elle ne pouvait retenir son sourire en le voyant s'épanouir avec son fils. Pour elle, elle trouvait injuste que la réinsertion professionnelle soit proposée aux anciens prisonniers et pas à des personnes comme Nicolas.

Les jours passaient, et voilà qu'une semaine venait d'être achevée. Le lendemain, Nicolas avait un entretien dans une garderie. Il avait été briefé par le couple, il était au point sur tout ce qu'il y avait à dire. Chaque question, même les plus délicates, avaient été prévue.

Il l'avait eu! Il avait décroché le poste! Il avait un petit salaire, il savait déjà qu'il allait dépenser sa première paie pour remercier Ethan et Clara. Ils leur avaient déjà proposé de passer Noël avec eux. Ils l'avaient pris son aile et il en était plus que reconnaissant. Il avait encore du mal à croire que deux personnes comme eux existaient bel et bien.

«Je cuisinerai pour Noël !» imposa-t-il.

Tout le monde accepta. Ce Noël avait sauvé sa vie.

***
Ce conte a été écrit par thundergaia et illustré par Halyssone. Tout le mérite de ce travail leurs revient. N'hésitez pas à laisser votre avis en commentaire.

À demain pour un nouveau conte!

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