L'éternité ou Jack.
- Écoutez là n'est pas le problème, on l'entendit hésiter quelques secondes, le principal problème est pour nous.
- Pour nous?
- Oui, nous ne pourrons pas rentrer chez nous ce soir.
Tous les souffles se coupèrent et les regards perdirent une étincelle.
- Je suis désolé. Pour tout.
Jack n'était pas le genre de personne qui marque les esprits. Il était de taille moyenne, les yeux et les cheveux bruns. Jack avait vécu une enfance ordinaire. Il avait des parents aimants: Françoise et Paul, qui s'étaient rencontrés par hasard en Espagne. D'ailleurs sa sœur, Lucia, portait un prénom espagnol. Celle-ci avait six ans de moins et allait se marier au mois de février.
Jack avait été un brillant élève. D'abord l'enfant aux petites lunettes rondes et aux bouclettes qui pose des questions à longueur de journée, puis l'adolescent que l'on oublie au fond de la classe, qui collectionne en silence les excellentes notes et appréciations. Ainsi, en toute logique il avait fait des études brillantes et se retrouvait à vingt neuf ans à un poste, débutant, à la NASA. Jack avait réussi. Il se demandait toujours quoi mais on disait de lui qu'il avait réussi, et toutes ces personnes qui ne l'avaient jamais regardé se sont mises à parler de lui comme s'ils s'étaient toujours connus. Mais Jack ne leur en voulait pas. Jack n'était pas ce genre de personne rancunière. Il vivait au milieu de ses calculs, de ses étoiles et de ses mystères. Et il aimait ça. Ses collègues le voyaient comme le "petit jeune" et disaient de lui "Jack? it's a good guy!".
Voilà, Jack était ce genre de personne que l'on voit de loin, de très loin et que l'on trouve chanceux. Mais Jack se disait ce soir, ce vingt quatre décembre, qu'il laisserait sa place à n'importe qui. Jamais Jack ne s'était senti aussi triste. Même le Jack de treize ans, poussé contre les murs par ses camarades n'avait jamais autant souffert. Il était comme déchiré, brisé, incapable de pleurer. Il pensait à ses parents qui devaient l'attendre pour dîner. À sa nièce de trois ans qui devait se demander, si, tonton penserait bien à lui amener "une carte des zétoiles". Une main vint se poser sur son épaule:
- Courage, pense que nous sommes les seuls malheureux ce soir.
Jack se sentit rassuré quelques secondes, ses parents devaient simplement se dire qu'il avait oublié, "notre petite tête de linotte", et qu'à cette heure ci ils devaient plaisanter en mettant la table. Et puis sa nièce devait être émerveillée par ce soir de Noël. Seulement il vit soudain l'image d'un sans abri, qui, dans un dernier regard avant le sommeil éternel, apercevait les vitrines brillantes et multicolores. Il vit aussi tous ces peuples pour qui Noël ne signifiait rien, pour qui ce jour ne serait qu'un jour de plus, avec sa dose de misère et de famine.
-Tu ne peux pas dire ça Charles, dans un murmure il ajouta, non tu ne peux pas dire ça...
L'intéressé le dévisagea quelques secondes et Jack reprit:
-Il y a des millions d'Hommes malheureux en ce moment même, et ces Hommes n'ont peut être jamais connu un quart de notre bonheur.
Charles fixa ses pieds, des minutes infinies s'écoulèrent et dans un soupir il prononça:
- Tu as raison. Décidément, nous sommes le Diable ce soir.
Le jeune homme posa ses yeux, au loin, sur un écran.
-Depuis que l'homme existe, il a toujours cherché à connaître sa place dans le cosmos.
Jack venait de citer Carl Sagan, Charles avait reconnu: un petit rictus était apparu sur ses lèvres. Il reprit:
- Peut-être que notre place n'est que l'enfer.
- Peut-être.
Une porte claqua, Peter un collègue de Jack, entra avec le sourire et se dirigea vers eux une assiette de cookies dans les mains. Il entama:
- Alors c'est comme ça qu'on fête Noël?
Peter avait la particularité d'être toujours de bonne humeur, il prenait chaque chose du bon côté, on le surnommait d'ailleurs "sun-man".
Une alarme retentit, une sonnerie stridente pendant trois secondes puis un bip pendant cinq secondes.
Tout avait été prévu et tous avait été prévenu, pourtant Charles et Jack sursautèrent. Pour une fois les choses allaient se passer comme prévu songea le jeune homme. Peter grignotait un cookie, personne n'osait dire ce qu'on pensait tout bas; c'est Peter qui y arriva:
- Je crois que nous allons redevenir poussières dans dix minutes.
Comme ni Charles ni Jack ne semblait vouloir ajouter quelque chose, Peter continua dans un murmure:
- Je crains que le papa Noël n'ait le temps de faire sa tournée ce soir.
Charles lui jeta un regard noir. Jack quant à lui avait attrapé un bout de papier et griffonnait quelque chose.
- Tu fais quoi le petit?
Celui-ci ne répondit pas, il se contenta d'accentuer les traits du visage qu'il dessinait. Ses tremblements trahissaient son angoisse.
Trois minutes et quatre cookies étaient passés avant que Jack ne se décide à parler.
- On aurait pu reculer l'heure.
Peter et Charles semblèrent étonnés, il s'expliqua:
-J'ai refait les calculs, on aurait pu sauver trente deux minutes.
Peter arrêta de manger son cookie et Charles déplia ses jambes.
- Mais Jack, trente deux minutes de plus ou de moins, qu'est ce que cela change?
Celui-ci se figea. Réalisant que ces minutes étaient dérisoires, qu'elles ne servaient qu'à porter sa culpabilité, il le savait au fond: il ne pouvait rien faire.
Quelque part dans le monde, un enfant demanda "maman tu es sûre que le père Noël passera bien cette nuit?" celle-ci les yeux brillants lui répondit: "évidemment mon chéri" le petit, tout fier, conclut "alors je vais me coucher, si tu le croises, dis lui merci de ma part".
Jack posa ses lunettes et se massa les tempes. La pièce clignotait d'une lumière orange, Peter commença:
- Je crois que notre vie ne se compte plus qu'en... Charles le coupa.
- Nous sommes des papillons qui volent un jour en pensant que c'est l'éternité. (Carl Sagan)
En réponse Peter entama:
- Elle est retrouvée.
Quoi ?
– " L'Éternité.
C'est la mer allée
Avec le soleil. " (Rimbaud)
Puis Jack murmura d'une voix calme et posée, comme s'il avait sa vie devant lui:
- "Douce nuit, blanche nuit,
C'est Noël aujourd'hui,
Lui, dans le froid et le vent,
Attendu depuis la nuit des temps,
Pour nous donner en rêve
Un peu de son paradis." (Tino Rossi)
Une sonnerie stridente et continue retentit.
Peter vint serrer Charles et Jack. Fort. Très fort.
Des mots fusèrent. Mais personne n'entendit rien.
La Vie s'éteint la seconde d'après;
Un infime murmure dans le cosmos.
-
Vaut-il mieux connaître quand nos vies prendront fin ou en profiter jusqu'à la dernière seconde?
***
Ce conte a été écrit par cosmots et illustré par Jade_Lolita. Tout le mérite de ce travail leurs revient. N'hésitez pas dans les commentaires à leurs dire ce que vous en avez pensé :)
Et à demain, pour un nouveau conte!
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