Chapitre 6 - Le blues du dentifrice

Le serveur s'approche de nous avec la grande allure qu'il faut avoir quand on travaille dans un bar parisien qui fait déjà salle comble à 20 heures. J'adore le fait que malgré qu'il soit complétement débordé, il prenne tout de même le temps de nous accueillir avec le sourire.

- "C'est pour diner ?

- Juste deux cafés pour l'instant, et on verra par la suite si on a faim. Il vous reste de la place en terrasse ?

- Certainement monsieur, veuillez m'suivre".

Je m'attendais à ce qu'on revienne sur nos pas pour nous diriger vers l'entrée mais non, je les vois avancer jusqu'au fond du restaurant. Je sautille sur place pour les rattraper et je comprends pourquoi. La terrasse, c'est en fait un jardin à l'arrière du restaurant avec de la verdure et des fleurs, des plantes montantes et des bougies par dizaines. Cela fait quelques temps maintenant que j'habite en face de ce restaurant et je n'en avais jamais eu la moindre idée. Ce petit havre de paix se situe en plein milieux des bâtiments, sans aucun bruit de voitures, rien. C'est juste magnifique.

Je m'assois timidement à ma place devant Jean, et esquisse un début de conversation.

- "Je... je ne connaissais pas du tout cet endroit.

- Ah oui ? J'y ai mangé le jour ou j'ai emménagé. Tu te souviens, le jour ou on s'est rentré dedans !

- Je me souviens très bien". Je me mets à rougir. "Encore désolé, d'ailleurs. Mais j'ai reçu ton cadeau au cas où."

- Garde le précieusement, on sait jamais. On aurait dit un boulet de canon quand tu es sorti de l'ascenseur, tu cherchais à fuir quelque chose ?

- Non, non non, je ne suis pas habitué à croiser du monde sur le palier. J'étais juste très fatigué.

- Dure journée de travail ?

- Plutôt, oui. J'ai un responsable qui est... désagréable. On est en fin d'année en plus donc y'a pas mal de choses à faire, y'a le métro et je..."

Je me rends compte qu'il me fixe avec son sourire en coin. Ses yeux brillent comme jamais, il me déstabilise complètement et je me perds en balbutiement.

- "Euh... et... toi ?

- Je suis infirmier".

Infirmier ? C'est plutôt rare ça. Je me sens bête tout d'un coup. Je suis là à me plaindre de mon boulot et lui fait un des métiers les plus durs que je connaisse. Comment fait-il pour encore sourire le soir ? L'image de Jean en tenu d'infirmier me traverse l'esprit et, me sentant rougir, tente par tous les moyens de la chasser de ma tête.

- "C'est donc de là que vient la béquille ?

- Exactement. Dis donc, quel esprit de logique implacable, Emma !

- Je lis beaucoup de policier, je suis entraînée.

- Je vois ça !"

Le serveur arrive avec deux cafés qu'il pose devant nous puis s'éclipse en un éclair. C'est à ce moment-là que Jean m'attrape les deux mains et me fixe dans les yeux avec un air extrêmement sérieux. S'il veut que j'aie une attaque cardiaque, c'est la bonne méthode.

- "Emma, est-ce que je peux te poser la question la plus importante de toute notre vie ?

- Et bien je... oui ? Rien de grave j'espère ?

- Non. Emma, est-ce que tu mouilles ta brosse à dents avant ou après avoir posé le dentifrice ?"

Je suis prise de court. Mais qu'est-ce qu'il raconte ? En plus il a toujours mes mains dans les siennes et son regard ne fléchit pas. Ce contact, cette tension fait que j'ai du mal à me concentrer, c'est horrible, ça y'est, c'est aujourd'hui que je meurs de timidité ?

Puis je le vois sourire, petit à petit puis de plus en plus. Il éclate soudain de son rire chaud et communicatif qui résonne dans tout le restaurant. Je ne peux pas m'empêcher de rigoler aussi tellement la situation est invraisemblable. Il retire ses mains, dommage, je commençais à apprécier.

- "Ce que je voulais te faire comprendre Emma, c'est que tu n'as pas besoin d'être si sérieuse avec moi. Tu es timide, je le sais et c'est ce qui te rend adorable, mais je ne te jugerai jamais pour ça. Il n'y a pas de mal à être timide, tu sais ?

- Je sais bien, mais ça m'empêche de faire... beaucoup de choses.

- Tu peux tout faire Emma, mais... à ton rythme ! Tu as juste besoin d'un p'tit coup d'pouce.

- J'espère l'avoir un jour, Jean. Et pour te répondre, je le fais après.

- Après... quoi ?

- Le dentifrice".

Il a l'air sincèrement surpris par ma réponse et boit son café avec le sourire. Je ne sais pas comment il fait mais... je me sens beaucoup plus à l'aise qu'au début. Je note également qu'il me trouve adorable, et c'est clairement pas désagréable.

- "Tu as quelque chose de prévu ce soir, Emma ?

- Pas du tout, pourquoi ?

- Parfait, j'ai envie de te montrer quelque chose !"

Il sort un billet qu'il pose négligemment sur la table et m'entraîne avec lui vers la sortie. Jean s'adresse au serveur avec un "merci Julien !" et nous sommes déjà sur le trottoir en face. C'est dingue, ça fait quoi, 3 jours qu'il a emménagé et il connaît déjà le serveur ?

- "J'adore Paris la nuit ! Cette ville change radicalement une fois le soleil couché, tu trouves pas Emma ?

- Complètement !

- Allez vite, suis-moi, tu vas adorer !

Mais où m'emmène-t-il ? Il a l'air de mieux connaître la ville que moi ! On passe par des petites rues, devant des restaurants aux odeurs alléchantes, des appartements aux fenêtres ouvertes où la fête bat son plein, devant des groupes de gens intrigués de voir deux personnes courir à cette heure-ci. Les lueurs bleutées de la nuit et son manteau qui volette derrière son dos lui donnent un air fantomatique. Par moment, il se retourne vers moi et me sort des "allez Emma, on s'dépêche !" avec des airs enjoués pour me motiver. Son enthousiasme est tellement communicatif que je me sens léviter. Je suis bien, je suis heureuse, je ris avec lui dans le rues d'un Paris que je ne connaissais pas encore.

Dans quoi je me suis embarqué ?

Finalement, nous arrivons sur les bords de Seine. J'entends de la musique au loin, des cris, des rires et des applaudissements. Je comprends vite pourquoi nous sommes là. Si en journée le lieu est fait pour le débarquement des bateaux, la nuit venue les escaliers deviennent une estrade avec à leurs pieds une scène de théâtre. Les gens viennent s'assoir pour y voir défiler les artistes d'un soir, et ce soir justement, c'est du Blues.

On s'assoit côte à côte. C'est un chanteur accompagné d'un guitariste et d'une batteuse qui nous font face. Le rythme est lent mais électrique, la guitare s'enflamme parfois dans des solos compliqués mais maîtrisés. Je suis aux anges.

Je regarde Jean, il a l'air d'apprécier aussi. Il a un regard d'enfant et n'hésite pas à donner de la voix et des mains pour les encourager. Il se tourne aussi vers moi.

- "Je t'ai entendu chanter l'autre soir et j'me suis dit que tu apprécierais.

- C'est magnifique. Je n'avais même pas idées que ça puisse exister si près de chez moi.

- Les gens ont besoin de s'exprimer, Emma. Si certains n'y arrivent pas avec les mots, ils vont utiliser tous les moyens qu'ils ont, comme la musique par exemple. Je suis prêt à parier que tu ne te sens complète que quand tu chantes, j'ai tort ?"

Bien sûr qu'il a raison. Comment fait-il pour me percer à jour aussi facilement ? Je fais oui de la tête. Il pose sa main sur mon bras et me regarde.

- "Emma ?

- Oui ?

- Je veux tout savoir de toi."


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