Douleur et doutes

Vingt-quatre heures plus tard, les trois Serpentard étaient de retour à Poudlard, assises sur le lit de Grace. Celle-ci était appuyée contre le mur, les genoux remontés contre sa poitrine et le visage baissé, masqué par ses cheveux sales, et ses deux amies étaient côte à côte au pied du lit, face à elle.

— Grace, il faut que tu nous parles, dit Tory d'une voix basse.

Mais celle-ci ne fit que secouer la tête, comme elle l'avait fait tout l'après-midi.

Tout avait commencé plusieurs heures plus tôt, dans le Poudlard Express. Tory et Vega s'étaient vite retrouvées et s'étaient pris un compartiment, mais quand le train avait quitté King's Cross et que Grace n'était toujours pas venue les retrouver, elles avaient commencé à s'inquiéter. Même si elles étaient en froid, il était impensable qu'elles ne fassent pas le trajet ensemble, ou du moins sans se parler du tout. Alors Vega avait ordonné à son chat de garder leur compartiment, et les deux filles étaient parties à la recherche de leur amie.

À deux compartiments seulement du leur, elles avaient vu Theodore, seul, déjà vêtu de ses robes de Poudlard et appuyé contre la fenêtre, l'air ombrageux.

— Theo, est-ce que tu as vu Grace ? avait demandé Tory.

Le garçon n'avait pas répondu, n'avait même pas fait mine d'avoir réalisé qu'on lui parlait. Énervée, mais aussi effrayée, Vega avait posé une main de chaque côté de la porte.

— Est-ce qu'elle est montée dans le train ?

Du coin de l'œil, Vega avait vu Tory se tourner vers elle, les yeux écarquillés, mais elle n'avait pas détaché le regard de Theodore Nott. Elle avait cru qu'il allait encore refuser de répondre et s'apprêtait à se détourner quand il avait hoché la tête presque imperceptiblement. Alors elle était sortie du compartiment, avait claqué la porte derrière elle, et elles avaient continué leurs recherches de plus belle.

Elles avaient fini par retrouver Grace dans un coin de la locomotive. Malgré le peu de lumière et le maquillage avec lequel elle avait tenté de le masquer, l'œil au beurre noir qu'arborait la jeune fille fut la première chose qu'avaient remarquée ses amies. Elles l'avaient ramenée jusqu'à leur compartiment, et avaient passé le reste du voyage à tenter de la faire parler, mais sans succès.

À leur arrivée au château, avant d'entrer dans la Grande Salle en compagnie de tous les autres élèves, Grace s'était arrêtée sec. Ses amies s'étaient tournées vers elle, inquiètes, et elle avait dit :

— Je n'ai pas envie de voir tout le monde. Je crois que je vais passer la soirée dans le dortoir. Non, je ne veux pas de compagnie, avait-elle ajouté quand Tory avait ouvert la bouche et fait un pas vers elle. Ramenez-moi juste un bol de mousse au chocolat. C'est toujours le meilleur de ce festin.

Avec un dernier faible sourire, elle avait bifurqué et s'était dirigée, seule, vers les escaliers des cachots. Vega et Astoria avaient échangé un regard troublé avant d'entrer dans la Grande Salle et de se diriger vers la table de Serpentard, déjà presque pleine. En passant devant le groupe de sixième année, Vega avait senti un regard peser sur elle. Tory avait agrippé son bras.

— C'est Theo, avait-elle murmuré. Pourquoi il nous regarde comme ça ?

Vega avait haussé une épaule sans se retourner.

— J'en sais rien, avait-elle répliqué d'un ton qu'elle voulait ferme. Ignore-le.

Un peu plus loin le long de la table, les amies s'étaient assises avec leurs camarades de quatrième année, qui leur avaient gardé une place. Joffrey leur avait demandé où était passée leur amie, mais Vega n'avait même pas écouté la réponse de Tory, occupée à montrer à Richard le pendentif qu'il lui avait envoyé, qu'elle continuait à enfiler machinalement tous les matins.

Les deux filles avaient avalé leur repas le plus vite possible, contribuant juste assez à la conversation des garçons pour ne pas qu'ils posent trop de questions. Quand le dessert avait finalement été servi, Tory s'était emparée de la mousse au chocolat qu'avait demandée Grace et les deux filles s'étaient levées. Avant qu'elles n'aient pu s'éloigner de la table, cependant, Richard avait tendu la main et attrapé celle de sa copine.

— Grace n'a pas besoin de toi pour se remettre de son rhume, si ? avait-il demandé avec une petite moue. Reste avec moi ce soir, ça fait trois semaines qu'on s'est pas vus...

Vega avait levé les yeux vers son amie. Un rhume, vraiment ? Si la situation n'avait pas été aussi tendue, elle en aurait ri. Mais la blonde lui avait lancé un regard qui la suppliait de ne pas la laisser seule, alors elle avait dû se résigner à décevoir son copain.

— Depuis notre premier banquet à Poudlard, Grace, Tory et moi on a la tradition de partager un bol de mousse au chocolat. On lui a promis qu'on ferait pareil ce soir, même si elle est trop malade pour venir dans la Grande Salle.

Le visage de Richard s'était rembruni. Vega s'était alors penchée pour lui déposer un baiser sur la tempe.

— Je te dois une soirée en tête-à-tête, lui avait-elle murmuré à l'oreille. Promis.Les deux jeunes filles avaient déguerpi le plus rapidement possible, avant qu'un de leurs camarades ne puisse faire la remarque que dans la petite dizaine de banquets qu'ils avaient partagé depuis leur première rentrée, jamais ils n'avaient vu les trois filles partager un bol de quoi que ce soit.

Alors qu'elles descendaient vers leur salle commune, Astoria avait dit avec un rire nerveux :

— Il était nul ton mensonge.

— Pas plus que le tien ! avait répliqué Vega.

***

Ce ne fut que ce soir-là que finalement, Vega dit à haute voix ce qu'elle soupçonnait depuis le train.

— C'est ton frère qui t'a fait ça ?

Elle sentit, à sa gauche, la main de Tory se crisper sur la couverture verte, et sut que son amie partageait ses soupçons. Face à elles, Grace leva les yeux, et elle n'eut pas à en faire plus pour que Vega comprenne. Son regard disait tout.

— Mais il faut que tu le dises à quelqu'un ! s'exclama Tory avec horreur. Un adulte. Tu ne peux pas laisser faire ça !

Vega acquiesçait avec enthousiasme, mais Grace riait déjà d'un rire sans humour.

— Et à qui voulez-vous que je dise ça ? Rogue ? C'est sûr qu'il va bien le prendre, qu'un de ses sang-pur préférés m'a...

Elle fit un geste de la main, ne voulant pas, ou ne pouvant pas, mettre de mots sur ce que lui avait fait son frère.

— McGonagall, alors ? proposa Vega.

Grace secoua la tête avec véhémence.

— Pomfresh ? dit Tory. Au moins pour t'assurer que –

— Je me suis déjà occupée de tout, répondit simplement Grace. Je ne veux pas le dire à quelqu'un d'autre que vous, jamais.

— Mais Grace, Theodore doit être puni pour ce qu'il t'a fait !

La jeune Nott leva la tête, ancrant pour la première fois son regard dans celui de ses amies.

— Vous ne comprenez pas, dit-elle d'une voix plate. Si mon père l'apprend, il va tuer Theo. Littéralement.

Vega avait du mal à voir l'inconvénient de cette possibilité.

— Je ne peux pas être responsable de ça.

Tory et Vega se regardaient, cherchant un moyen de poursuivre la conversation et de convaincre leur amie, mais celle-ci s'était allongée et avait fermé les yeux, mettant fin à la discussion. Après quelques instants, Tory déposa un baiser sur le front de Grace et se leva. Vega, elle, se rendit à son propre lit et passa ses mains sous son chat endormi. Il émit un petit miaulement de protestation en ouvrant les paupières, mais dès que sa maîtresse l'eût reposé sur le matelas voisin, il s'approcha du ventre de la forme endormie, se roula en boule et retrouva immédiatement le sommeil. Sans ouvrir les yeux, Grace posa une main sur Kotka et glissa les doigts dans son long poil. Son visage crispé se détendit quelque peu et, avec un hochement de tête et un dernier coup d'œil inquiet vers Tory, Vega se tourna pour se préparer à sa nuit.

***

D'une certaine manière, après ces vacances de Noël catastrophiques, les choses redevinrent comme avant entre les trois filles. Elles étaient à nouveau inséparables, et seuls ceux qui les connaissaient bien voyaient ce qui avait changé : l'ambiance autour d'elles était bien plus lourde qu'elle l'était normalement. Grace tentait d'agir normalement, de retrouver la jeune adolescente qu'elle avait été, avant, mais ses sourires étaient plus difficiles à trouver, sa bonne humeur s'évaporait presque aussi vite qu'elle arrivait, et ses rires semblaient chose du passé. Malgré ses efforts pour ne pas miner les journées de ses amies, elle voyait bien que sa morosité finissait par les peser. Elle s'en excusait presque tous les soirs.

— Ne sois pas ridicule, lui répondait chaque fois Tory ou Vega en la serrant dans ses bras.

Cette fois-ci, ce fut Tory qui alla chercher les remèdes chez l'infirmière, et dès le lendemain, avec l'aide d'un tout petit peu de maquillage, les blessures physiques de Grace semblaient déjà avoir disparu. Ses amies tentèrent encore et encore de la convaincre de parler à un adulte – discutant même de le dire sans l'aval de leur amie, mais décidant finalement que ça ferait plus de mal que de bien si Grace décidait de tout nier –, mais elle se bornait à refuser. Elle avait déjà perdu sa mère, et son père était à Azkaban. Theodore, malgré ce qu'il avait fait, restait sa dernière famille.

Au moins, Theodore semblait être revenu des vacances de Noël tout aussi troublé que l'était sa sœur. Bien fait pour lui, se disait Vega. Chaque fois qu'elles le voyaient – ce qui était rare, maintenant, puisqu'il passait tous ses temps libres dans son dortoir –, il était seul et ses joues étaient creusées par d'immenses cernes foncés. Les quelques fois où les deux Nott se croisaient, dans la salle commune ou la Grande Salle, Theodore gardait le regard fixé sur le bout de ses chaussures, évitant de regarder sa sœur, qui avait elle aussi les yeux détournés, ou ses amies, qui le foudroyaient du regard.

La première chose qu'avait remarquée Richard, dès le début du mois de janvier, était que les trois filles étaient presque tout le temps ensemble. Tory et Vega ne laissaient jamais Grace seule, que ce soit à la bibliothèque, dans un corridor entre deux cours, ou même à la salle de bain. Il n'arrivait presque plus à voir sa copine en tête-à-tête hors des cours de divination – et même lors de ceux-ci, elle semblait distraite, sans qu'il ne comprenne pourquoi. Il avait tenté de connaître la raison de cette nouvelle dynamique, mais elle n'avait rien voulu lui dévoiler, outre une promesse que ça n'avait absolument rien à voir avec lui. Il ne savait tout de même pas s'il devait en être rassuré.

Si elle était honnête avec elle-même, Vega devait avouer que cette situation ne lui déplaisait pas outre mesure. Elle aimait bien Richard, ce n'était pas ça le souci, mais elle avait réalisé pendant les vacances qu'au fond, elle ne l'aimait ni plus ni moins que tous ses autres amis.

Les livres de romance que lui prêtait Astoria ne cessaient de parler d'amour profond, violent, tout-puissant, qui faisait rêver, de baisers enlevants qui faisaient palpiter le cœur. Et d'autres choses que Vega n'avait pas vraiment envie d'explorer avec Richard. La passion de Tory pour Drago était plus incandescente que celle de Vega pour son propre copain. Quand ils étaient ensemble, elle avait plus tendance à ressentir de l'ennui que de l'amour.

Peut-être son père avait-il raison. Peut-être était-elle encore trop jeune pour ces histoires.

Soudain, interrompant ses pensées moroses, quelqu'un se laissa tomber sur la chaise voisine.

— Mais je rêve ! s'exclama Richard. Vega King, enfin seule !

Astoria et Grace étaient montées à la bibliothèque pour faire leur devoir d'arithmancie qui, avaient-elles dit, leur prendrait toute la soirée.

— Tu m'as promis une soirée en tête-à-tête, la semaine dernière, continua Richard d'un air taquin. Je n'ai pas oublié.

Sans ses amies, Vega n'avait pas de raison valable d'éviter Richard. Alors elle ferma le livre dont elle n'avait pas lu un mot depuis plusieurs minutes, ravala un soupir, et plaça sa main dans celle de son copain avec le sourire aux lèvres.

— Ma soirée est tout à vous, mon cher !

Après tout, ses sentiments – ou l'absence de ceux-ci – pouvaient bien encore attendre un peu avant d'être analysés. Elle avait quelques questions plus pressantes à régler avant.

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