9 - Des précautions nécessaires

       Sur une impulsion, je me dirige rue Breteuil. Maître Orsini ne m'attend pas aujourd'hui, mais j'ai besoin de renseignements. Un avocat quel qu'il soit fera l'affaire. Si ce n'est pas Maître Orsini lui-même, un de ses associés me conviendra aussi. Une fois entrée dans le hall du cabinet, je grimpe de nouveau l'escalier de pierre jusqu'au premier étage et je pousse la porte. Je me trouve devant Christiane, au standard, qui me fait un sourire.

     — Tess, tu as rendez-vous ? Je ne t'avais pas notée.

     — Non, je n'ai pas rendez-vous, mais j'ai bien besoin d'un conseil juridique.

     — Maître Orsini est là. Je vais voir s'il peut recevoir sa petite stagiaire, d'accord ?

     Je ne me sens nullement diminuée quand on me traite comme une enfant. Je ne suis plus une enfant depuis tellement longtemps que j'accueille avec le sourire tout langage maternel qui m'est adressé. Deux assistants juridiques traversent l'accueil d'un pas pressé, me saluant au passage, pendant que Christiane passe un appel sur la ligne interne. Je jette un coup d'œil aux portes fermées des bureaux, me demandant quelles intrigues se jouent derrière, quelles batailles juridiques se préparent. Je sais que le métier requiert des talents de stratège, or j'aime la stratégie. Pour l'instant, je ne déploie cette qualité que devant un échiquier, avec plus ou moins de réussite, mais cet aspect me plaît énormément. Peut-être ferai-je une bonne avocate, peut-être une meilleure avocate que policière ?

     Que c'est difficile de savoir ce que l'on doit faire, quand on est à la croisée des chemins...

     — Tu peux y aller, Tess.

     J'ai eu la chance de tomber sur le seul moment de la journée où Maître Orsini est disponible, apparemment. Je vais jusqu'au bureau, déterminée.

     — Que me vaut cette arrivée impromptue, mademoiselle Andreadis ?

      Il me fait signe de m'asseoir. Je sais que je dois aller droit au but. Maître Orsini apprécie la clarté et l'esprit de décision.

     — Il est possible que j'accède à des renseignements sensibles, liés à une enquête de police. Je voudrais savoir si je peux les mettre par écrit pour les protéger, le long de mon... de mes recherches. Je voudrais les laisser sous une protection juridique.

     — Voilà une demande très inhabituelle.

     Maître Orsini me regarde en joignant le bout des doigts dans une attitude de réflexion.

     — Je ne saurais trop vous recommander de livrer toutes vos informations à la police.

     — Je le ferai. Mais cela me rassurerait qu'il en reste une trace ailleurs que dans un dossier à l'Évêché. Je sais que des dossiers sensibles disparaissent, que des preuves se perdent. Je ne veux pas être médisante sur qui que ce soit, surtout pas sur notre police que j'admire, mais je sais qu'il existe des policiers corrompus. J'ai besoin d'une assurance supplémentaire que mes informations ne se perdront pas.

     — Je comprends. Évidemment, vous pouvez les déposer ici, sous bonne garde.

     — Merci. Et s'il m'arrive quelque chose... commencé-je avec un mauvais pressentiment subit, je désire que tout soit transmis à la justice.

     Maître Orsini me considère avec gravité. Je crains un instant qu'il ne balaye mes paroles comme une absurdité juvénile, mais il n'en fait rien.

     — Ce sera fait, mademoiselle Andreadis.

     — Et je peux vous laisser mon testament, aussi ?

* * * * *

     « Celui qui t'a tiré dessus est mort ».

     Je ne vais pas mentir, c'est une énorme déception. Peut-être devrais-je m'en réjouir, mais je rêvais depuis quatre ans de le voir dans une cour d'assises. Pouvoir témoigner et me tourner vers lui ensuite, et lui dire : « C'est raté, je suis encore là ». J'espère que ce tireur inconnu au tatouage est mort dans d'atroces souffrances.

     Moi je suis bien vivante et je vais enfin faire quelque chose.

     Max a parlé de se venger. Non, je ne cherche pas la vengeance, mais la justice. Je lui expliquerai la différence un de ces jours.

     S'il refait surface, cela dit. Si tout ça n'est pas qu'une vaste blague.

     Et puis, je n'ai pas été très encourageante non plus. J'ai refusé de lui serrer la main. Je ne le regrette pas. Soit il ment et il n'est qu'un mythomane doublé d'un malade mental. Soit il dit la vérité et il a travaillé pour la mafia. Dans les deux cas, il n'est pas quelqu'un à qui je veux serrer la main.

     Le soir, je trouve dans ma boîte aux lettres une enveloppe sans timbre, qui a été déposée là directement. Évidemment, Max est désormais un locataire officiel et peut aller et venir à sa guise dans l'immeuble. Ce n'est pas fait pour me rassurer. L'enveloppe contient des coupures de presse, toutes issues de « La Provence ».

     « Un journaliste de Nice-Matin retrouvé mort chez lui. »

     « Le juge s'est noyé dans sa baignoire après un malaise. »

     « Leur voiture de fonction explose : deux policiers décèdent. »

     Ce sont les titres les plus marquants. Ensuite viennent des articles sur les guerres de gangs qui ensanglantent fréquemment la ville, sur les rivalités pour le contrôle des boîtes de nuit, sur le blanchiment d'argent...

      Étourdie, je repose les fragments de journal. Si Max m'a donné ces articles, cela signifie-t-il qu'il a personnellement trempé dans tout ça ? Si c'est vrai, alors il est vraiment impliqué dans le grand banditisme. Mais il reste une explication alternative : il veut me faire croire qu'il a trempé dans tout ça.

     J'aurai besoin de beaucoup plus s'il veut que je le croie et que je le suive.

     Je passe de longues heures sur internet, pour creuser les affaires que les articles mentionnent. Je me suis toujours tenue au courant du banditisme à Marseille depuis que je suis sortie du coma, donc je n'ai pas de grandes révélations. En revanche, la situation est beaucoup plus complexe que je ne le croyais. Les médias mettent toujours en avant deux gangs issus des cités, Yoda et DZ Mafia, mais ils ne sont pas les seuls. L'explosion des mafias « classiques » (corses, italiennes) a provoqué un émiettement des forces. Les rivalités font rage en coulisses, d'après le criminologue Alain Bauer. Cet homme est mon idole, au demeurant.

     Qui a utilisé Max et sa position de caissier ?

      Alors que je visionne une vidéo extraite de « C à vous » sur la mafia, ou plutôt les mafias de Marseille, un mail apparaît dans ma boîte de réception. Google me prévient obligeamment que c'est peut-être un spam.

     Origine : Max-la-menace.

     J'étouffe un rire. Une référence très sixties, à moins que le jeune homme n'ait vu le film de 2008 avec Steve Carell.

     Le mail me fixe un rendez-vous pour le lendemain, dans un café différent, plus loin du centre. Je réponds « Ok » et j'envoie. Un autre mail arrive très vite : « Je savais que tu serais en ligne. Tu fais des recherches, n'est-ce pas ? »

     Cette fois je ne réponds pas et je mets fin à ma session en ligne. Je dois réfléchir à tout ça.

     Le lendemain, je suis exacte au rendez-vous. L'avantage d'être en période de stage pour une étudiante, est d'organiser les horaires comme on veut. Je pense fugacement à la tête de mon professeur de droit pénal s'il me voyait là, en train de rejoindre un criminel.

     Si toutefois Max dit la vérité. Mais je dois admettre que je suis déjà moins incrédule que la veille.

     Max me dit tout de suite :

     — Si tu as assez confiance, on part en balade. J'ai des choses à te montrer.

     Je demeure silencieuse. Max se penche vers moi, comme s'il voulait m'hypnotiser.

     — Je jure qu'il n'y a pas de piège et que je ne te ferai aucun mal.

     C'est exactement ce qu'un prédateur dirait. Mais je veux en savoir davantage, donc je n'ai pas vraiment le choix. je le suis jusqu'à sa voiture, une Opel très banale. Alors que Max m'ouvre la porte, je lui fais signe d'attendre. Je prends en photo la plaque d'immatriculation et je la joins au texto que j'envoie à Ariane. Si jamais je ne rentre pas, je laisse une trace derrière moi.

     Max sourit.

     — Tu ferais un bon flic.

     — Il paraît, rétorqué-je en m'installant sur le siège du passager.

     — Je ne vais pas te dire que tu es paranoïaque, parce que c'est toi qui as raison. On n'est jamais trop prudent.

    Je devrais lui demander de dire ça à ma sœur.

     — Et si je te kidnappais, là, maintenant, que se passerait-il, mademoiselle la future flic ?

     Je lui lance un regard glacial.

— La police suivrait la localisation de mon téléphone, ainsi que le circuit de ta voiture sur les caméras de surveillance. Ce sera sans doute trop tard pour me sauver, mais toi tu ne t'en tireras pas non plus !

     Il me regarde avec des yeux brillants d'un rire contenu. Il a un drôle de sourire en coin, dont on ne sait s'il le fait exprès pour se moquer ou s'il ne sait tout simplement pas sourire autrement.

     Je réalise que je l'ai tutoyé pour la première fois. C'est peut-être cela qui le fait sourire.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top