32 - Jeanne

Avertissement. 

Pour une fois, je ne dis pas "propos à la moralité douteuse", parce que ce n'est pas le bon adjectif. Je dirais "propos à la moralité controversée".

Bonne lecture

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  — Jeanne, dit Lucile, je te présente Tess, la petite amie de Maxime.

     Jeanne arbore un sourire radieux et me serre énergiquement contre elle.

    — Je suis ravie !

    La sœur de Max est aussi chaleureuse et spontanée que son frère est froid et renfermé. Je lui souris.

    — Je suis ravie aussi.

    Jeanne est pétulante, pleine de vie. Elle est plus jeune que son frère, visiblement. Je songe qu'elle doit être encore étudiante, à moins qu'elle ne travaille déjà. Apparemment, ses études, ou son métier, sont un sujet tabou : Lucile n'approuve pas, sans doute.

    — Nous allions prendre le dessert, dit Lucile. Installez-vous.

    La table du salon est petite et à quatre il faut se serrer. Je voulais aider Lucile à servir, mais celle-ci me renvoie à table.

    — Jeanne, c'est ton rôle.

    Jeanne lève les yeux au ciel et suit sa mère dans la cuisine. Je me rappelle que Max a décrit sa mère comme « vieux jeu », j'imagine qu'elle a une opinion tranchée sur ce que les filles doivent faire ou ne pas faire. En tout cas, même autour d'un simple dessert, la gêne est palpable. Je me demande si finalement je n'en suis pas responsable. Peut-être auraient-ils voulu discuter librement en famille, et l'étrangère que je suis les embarrasse.

    — Quoi de neuf, Maxime ? demande Jeanne.

    — Pas grand-chose.

Sa sœur non plus ne sait rien, apparemment. Que de secrets parmi ces trois personnes !

    Lucile parle de nouveau des voisins, des prix exorbitants au supermarché. Jeanne écoute avec un sourire, mais semble penser à autre chose. Elle consulte deux fois son portable. Sa mère se racle la gorge.

    Max se lève bientôt, refusant un café.

    — J'ai un rendez-vous, je file. Sœurette, si je ne te revois pas, à un de ces quatre !

    Il file en effet, tellement vite que cela ressemble à une fuite devant un danger imminent. Jeanne hausse les épaules. Lucile annonce qu'elle va nous préparer du thé, à notre demande, et disparaît à la cuisine, nous laissant dans le salon. Je me demande si c'est bien le moment pour les questions personnelles, mais Jeanne prend le taureau par les cornes en se penchant vers moi avec un sourire complice.

    — Tu es dans une drôle d'ambiance. Si jamais tu te demandes, ce n'est pas toi, c'est nous.

    — Je me demande, en effet.

    Jeanne rit et entreprend de me poser les questions classiques, qui pourtant semblent dangereuses dans cette maison : qu'est-ce que je fais dans la vie, où est-ce que je vis, quel est mon âge... Je réponds de bonne grâce. La seule chose gênante est cette question précise :

    — Comment as-tu connu Maxime ? Vous êtes vraiment différents tous les deux !

    Grande vérité s'il en est. Je répète ce que j'ai dit à Lucile : le vol du sac à main et l'intervention chevaleresque de Max. Jeanne a l'air enchantée.

    — Oh c'est tellement romantique !

    Je rougis.

    — Et toi, quel âge as-tu ?

   — Trente ans. Je suis l'aînée.

   — Incroyable ! m'exclamé-je. Tu fais tellement jeune ! Jamais je n'aurais cru !

    Jeanne a un rire en cascade, très juvénile.

    — Je sais. Je touche du bois pour que ça dure !

    Et elle cogne son index sur son front. Elle a vraiment l'allure d'une jeune fille, très fraîche, très insouciante. Quel contraste avec Max...

    Lucile arrive avec une théière et deux tasses.

    — Pour vous, mesdemoiselles. Je vous laisse bavarder, je vais au jardin.

    Elle tourne les talons avec brusquerie. Je ne fais aucun commentaire en me versant une tasse de thé.

    — J'ai des relations compliquées avec maman, dit Jeanne avec placidité.

    — Je suis désolée. Pourtant tu es sa seule fille.

    — C'est en raison de mon métier.

    Je sens ma curiosité atteindre un point de non-retour. Je ne peux plus décemment obéir à Max devant une ouverture pareille.

    — Ah ? Qu'est-ce que tu fais ?

    — Je me prostitue.

    Je manque recracher ma gorgée de thé. Je regarde Jeanne avec stupéfaction. Elle plaisante sûrement.

    — Je suis sérieuse, dit Jeanne, souriante, comme si elle avait lu dans mes pensées. Je suis une travailleuse du sexe.

    — Tu veux dire que tu faisais ça avant ? À une époque ?

    — Je fais ça depuis que j'ai dix-huit ans, et je n'ai jamais arrêté. Tu veux du sucre ?

    Je tente de reprendre mes esprits. Jeanne est ravissante, elle possède un corps voluptueux, contrairement au mien, et elle a sûrement du succès auprès des hommes.

    — Mais pourquoi ? Tu as des dettes ? Tu es obligée ?

    — Je n'ai pas de dettes, je ne suis pas obligée. Je le fais parce que je gagne bien ma vie, j'ai les horaires que je veux. Je suis libre.

    Je n'associe pas ce métier avec la liberté, alors je reste incrédule. Je me rappelle les reportages sur le trafic de femmes venues d'Afrique ou d'Europe de l'Est, forcées de « rembourser » leurs passeurs sous peine de violences ; de jeunes filles se prostituant pour payer les doses de stupéfiants auxquels elles sont accros ; de jeunes femmes contraintes à cette activité pour financer leurs études.

    Jeanne boit paisiblement son thé avec élégance. Elle n'a absolument pas l'air d'une consommatrice de drogue, et aucun hématome ne défigure sa peau diaphane.

    — Tu ne pouvais pas faire d'études ?

     J'insiste, car faire des études était l'ambition majeure de mes dix-huit ans.

    — Je n'avais pas envie d'étudier ni de faire un de ces boulots qu'on a sans diplômes, comme serveuse. Et puis j'aime ce que je fais.

    Les bras m'en tombent. M'imaginer avoir des relations sexuelles sans être amoureuse est pour moi le comble du cauchemar. Jamais je ne ferais ça, je serais plutôt serveuse ou femme de ménage, ou n'importe quoi d'autre. Jeanne me regarde avec un sourire en coin, et soudain elle me rappelle beaucoup son frère.

    — Je sais, je produis cet effet-là tout le temps. J'ai l'habitude de ta réaction. Mais je dis la vérité. J'aime mon job. Je le fais bien. Je vaux cher, donc.

    — Mais... qui est ton protecteur ? Il ne te prend pas tout ce que tu gagnes ?

    — Je ne travaille pour personne d'autre que moi. Je fais ma publicité par petites annonces sur le net. Je loue un studio qui est mon lieu de travail. Je me gère toute seule.

    Je ne suis pas étudiante en droit pour rien. Je la considère avec gravité.

    — Tu n'es pas protégée par la loi, car ce n'est pas légal en France, contrairement à l'Allemagne ou aux Pays-Bas. Donc c'est dangereux !

    — C'est vrai, concède Jeanne avec un soupir. Je milite dans une association pour la légalisation des travailleuses du sexe, d'ailleurs. Et pour le retour aux maisons closes, comme on les appelait avant. C'étaient de meilleures conditions qu'être sur le trottoir.

    — J'en suis sûre, dis-je sincèrement.

    Y a-t-il pire sort pour une femme que d'arpenter les trottoirs ? Et d'être à la merci de tous les tarés qui passent, en particulier des tueurs en série, de Jack l'éventreur à Gary Ridgway, le tueur de la Green River... Je considère Jeanne avec de plus en plus d'intérêt, à présent que le choc est passé.

    — Tu es intelligente, dis-je. Tu as de la personnalité. Tu es très belle. Pourquoi faire ça ? Tu as des tas d'autres possibilités !

    — Mais les autres possibilités ne m'intéressent pas. Je suis bien là où je suis et dans ce que je fais. Je t'assure, je ne te mens pas !

    Je la crois. Mais que c'est étrange d'entendre de tels propos !

    — J'ai du mal à imaginer. J'ai beaucoup de préjugés.

    — Comme tout le monde. Mais je ne me sens pas jugée par toi, contrairement à maman. Elle est de l'ancienne génération, alors elle n'accepte pas. Mais bon, je suis majeure, je ne vis plus sous son toit, alors je fais ce que je veux.

    J'ai été si surprise par la révélation de Jeanne que j'ai incliné ma tasse sans m'en rendre compte, de sorte que j'ai renversé du thé sur la table. Jeanne m'indique la flaque du doigt. Je pousse une exclamation de dépit et j'entreprends d'éponger les dégâts avec ma serviette en papier. Jeanne rit en buvant son thé. Ses yeux dorés pétillent de malice, elle s'amuse des réactions qu'elle suscite. Elle aime bien la provocation de toute évidence. Elle me rappelle quelqu'un.

     — Et ton frère, comment il le prend ?

    — Mieux que maman, c'est certain. Il n'approuve pas, mais il est très tolérant.

    Jeanne sait-elle ce que Max fait lui-même dans la vie ? Je réserve cette question au frère. Je ne veux pas être responsable d'un drame familial supplémentaire.

    Je regarde encore Jeanne, et je suis incapable de parler d'autre chose.

    — Mais... tu ne voudrais pas... une vie normale ? Être en couple ? Avoir un job que tu peux déclarer aux impôts et annoncer à tes amis ?

    — Certains de mes amis sont au courant, comme ma famille. Si un jour je suis en couple, bien sûr que mon copain le saura. D'ailleurs, ça ne m'empêchera pas de continuer.

    — J'imagine mal un homme accepter ça, dis-je en écarquillant les yeux.

    — Je connais des travailleuses du sexe qui ont un conjoint et des enfants.

    Je suis complètement désarçonnée. Cela fait beaucoup pour Tess Andreadis, Grecque orthodoxe, élevée d'une manière conservatrice, dotée des préjugés habituels concernant la prostitution. Je reprends mon thé, devenu froid. La conversation avec Jeanne m'a complètement déstabilisée, c'est comme se retrouver dans un autre monde où les valeurs sont différentes.

    — Tu m'ouvres les yeux sur un drôle de monde. Mais c'est très intéressant.

    Jeanne me fait un clin d'œil.

    — Ça te donne des idées ?

    J'ai une pensée pour mes ancêtres grecs...

    — Non, jamais je ne pourrai faire ça. Mais tu me donnes une leçon de tolérance, c'est sûr.

    Jeanne a à nouveau son rire joyeux.

    — Où exerces-tu ? Dans le coin ?

    — Oh non, pas assez de clientèle ! Je suis à Marseille. Mes clients sont généralement des entrepreneurs et des libéraux, avocats, médecins. Ils ont entre quarante et soixante-dix ans généralement. Tu n'as pas idée à quel point leur conversation est intéressante. J'apprends plein de trucs !

    C'est moi qui apprends plein de trucs. Alors que je patauge encore dans mon thé et ma confusion, Jeanne consulte sa montre et se lève.

    — Je dois y aller. Pas un client, non. J'ai rendez-vous dans un café avec des amis.

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Pour Jeanne, j'ai été inspirée par des femmes dont j'ai vu le témoignage en vidéo. C'était tellement éloigné de tout ce que je croyais que ça m'a beaucoup marquée.

Donc, oui, "Jeanne" existe. Plusieurs Jeanne, jeunes et belles, qui ont fait des choix différents. Et ça m'a effectivement donné une belle leçon de tolérance.

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