3. Jour de stage

     Alors que je descends l'escalier de mon immeuble, je sens mon cœur s'accélérer. Les pas derrière moi se sont arrêtés quand je l'ai fait moi-même. Voilà qui est franchement étrange.

     Je descends plus vite et j'atteins le rez-de-chaussée. Je me rue sur le bouton qui déverrouille la porte et je me hâte de sortir dans la rue. Il fait jour, des passants circulent, et je respire mieux. Je n'aime pas traverser le rez-de-chaussée assombri, avec son long couloir. Une femme peut y être attaquée, comme les victimes de Mamadou Traoré à Paris en 1996.

     Je me glisse dans la file des passants qui marchent. Au bout de quelques mètres, je jette un coup d'œil en arrière, pour voir qui va quitter l'immeuble derrière moi, mais je ne vois personne. Ma petite voix intérieure souffle : « Bizarre... ». Mais je la fais taire. Ariane vient de m'appeler « miss parano » moins de cinq minutes avant. Il est inutile d'en rajouter.

     Il s'agit peut-être du nouveau locataire. Lui aussi a dû oublier quelque chose, et il est remonté chez lui. Point.

* * * * *

     La famille Andreadis a des origines grecques, comme cela s'entend. Le côté paternel vient en droite ligne du pays d'origine. Mais la famille de ma mère réside à Marseille depuis le XIXe siècle. Un ancêtre de Mélina a acheté un appartement rue d'Aubagne, dans le centre historique près de La Canebière. Puis, au fil de sa prospérité naissante, il a acheté les deux appartements voisins pour les réunir en un seul, qui prend tout le palier.

     Au XXe siècle, le vent a tourné. La population relativement aisée s'en est éloignée et le quartier est devenu plus populaire, comprenez « appauvri ». À partir de cet instant, il a été mal entretenu par ses propriétaires. Mélina, Ariane et moi occupons encore le grand appartement, souvenir d'une prospérité passée. Mélina est la propriétaire et n'a pas de prêt à rembourser, ce qui facilite grandement notre équilibre financier. En revanche, les seules rentrées d'argent sont la rente fournie par des placements anciens, qui s'effritent chaque jour un peu plus. Ariane et moi sommes devenues des spécialistes financières, à notre niveau, et nous réalisons des prouesses pour équilibrer le budget familial. Mais nous avons bien conscience que cela n'aura qu'un temps, et que nous devons terminer nos études dans un proche avenir pour travailler et gagner un salaire.

     Tout en marchant, je jette un coup d'œil aux travaux en cours. L'effondrement des immeubles vétustes de la rue d'Aubagne date de 2018. On en voit encore les stigmates de la tragédie qui a fait huit morts. Par chance, notre immeuble se tient à bonne distance de l'accident mortel.

     Il me faut vingt minutes pour parcourir les 1500 mètres qui me séparent de la rue Breteuil. J'entre dans le cabinet d'avocats. La plaque « Maître Orsini » est bien visible sur la porte de l'immeuble haussmannien. J'ai un peu d'avance et je commence par saluer tous les employés. Ils m'accueillent tous avec le sourire.

     La petite stagiaire Tess Andreadis est devenue un genre de mascotte au cabinet Orsini, d'autant plus qu'à une époque j'étais bien connue à Marseille.

     La rescapée du braquage de l'agence du Vieux-Port.

     Je sais que mon histoire a fait les gros titres et a ému la population. J'avais à peine vingt ans à ce moment-là. J'ai été la seule parmi les clients présents à subir une tentative de meurtre. Après le tir, tous les braqueurs avaient disparu, alors que la police était encore loin. À mon réveil du coma, j'ai été très soulagée d'apprendre qu'il n'y avait pas eu de carnage. J'ai répondu à toutes les questions des policiers, mais je n'avais pas vu grand-chose. Je n'étais même plus sûre du nombre d'hommes que j'avais vu ou cru voir. Les autres clients avaient dit quatre, alors sans doute je m'étais lourdement trompée en comptant cinq. Je serai une très  mauvaise enquêtrice. J'ai alors envisagé  d'être avocate. Les braqueurs couraient toujours, ce qui était très frustrant.

     Mon maître de stage fait son apparition. Maître Gilles Orsini, bien que très occupé, prend le temps de m'expliquer quelques dossiers en cours. Lorsqu'il s'assoit près de moi, je prends sur moi pour ne pas faire un mouvement de recul.

     Non, il ne me rebute pas. Il m'effraie un peu, c'est différent.

     Son visage ridé arbore généralement une expression sévère, ses yeux perçants scrutent tous ses interlocuteurs avec suspicion. Par déformation professionnelle, je suppose. Sur le plan professionnel, il possède une excellente réputation. « Redoutablement efficace » est l'expression la plus couramment employée. J'avais entendu dire qu'il était prêt à tout pour gagner une affaire, même si cela impliquait d'influencer les témoins.

     Cette réputation me révolte secrètement. Si un jour je suis avocate, je refuse de mentir à la cour. Je plaiderais la jeunesse difficile, les circonstances atténuantes, mais je ne mentirais pas sur la culpabilité d'un client ! Mes condisciples me rétorquent que je serais une avocate sans client. D'ailleurs, je ne serai peut-être jamais avocate. La vision de Maître Orsini peut détourner n'importe qui de cette voie...

     Maître Orsini a le mérite de rester toujours calme, même face à des dossiers révoltants de noirceur. À moins que cela ne soit par indifférence. Ce jour-là, il s'agissait surtout de violences conjugales, mais il y avait aussi un cas de féminicide. Le cabinet représente les enfants de la victime. Je prends rapidement des notes.

     C'est une histoire terrible, qui me serre le cœur. Le « mis en cause » a tabassé sa femme à mort devant leurs enfants.

     — J'espère que vous aurez un œil vigilant sur votre petit ami, dit Maître Orsini.

     — Je n'ai pas de petit ami.

     Si c'était le cas, je le regarderais avec méfiance comme je regarde tout le monde à présent. Lorsque quelqu'un vous tombait dessus avec une arme, cela provoquait cet effet-là.

     Il est dix-sept heures et, en hiver, la nuit ne va pas tarder à tomber. Je me prépare à partir quand un des avocats me retient pour parler d'un procès aux assises la semaine suivante. Si je le désirais, je pourrais y assister. Je suis en effet intéressée, mais je regarde aussi par la fenêtre le soleil qui se couche, pendant que l'avocat décortique l'affaire avec emphase. J'aurais voulu lui dire de se dépêcher, mais je n'ose pas. Je ne suis que la petite stagiaire, après tout, et je dois me réjouir de toutes les marques d'attention.

     Lorsque je mets enfin le pied dehors, il fait nuit. Quelle malchance. Voilà exactement ce que je cherche à éviter au maximum.

     Je marche rapidement vers l'arrêt de bus. Malheureusement, le bus précédent vient de passer et il n'y a personne à l'arrêt. Je serre mon sac contre moi. J'ai encore la sensation d'être espionnée. Je regarde tout autour de moi. Les gens passent sans me regarder. Je me faisais encore des idées.

     J'ai même renoncé à la perspective d'aller à mon club d'échecs. Je quitte l'arrêt de bus et je marche d'un pas pressé jusque chez moi.

     La sensation d'être suivie ne me quitte pas.

     Décidément, la paranoïa est encore là. Je rentre chez moi et je mets un post-it sur le frigo : appeler ma psy pour avoir un rendez-vous.

     Je fais pitié par moments...

     J'allume la télévision pour les infos du soir. Je n'aurais peut-être pas dû.

     " La fusillade a duré douze secondes. La cible des tirs est une voiture, dont les trois occupants venaient de sortir de la boîte de nuit « Le Miami » dans le 11e arrondissement de Marseille. Les tireurs se trouvaient dans un autre véhicule. Les trois victimes sont décédées, elles avaient entre dix-huit et vingt ans. D'après les premiers éléments, il s'agirait d'un règlement de comptes, sur fond de trafic de drogue. Un de plus, alors que l'année est déjà particulièrement meurtrière à Marseille. Il y a eu trente-deux morts l'année dernière et on en compte déjà trente depuis janvier dernier. La plupart des victimes sont très jeunes, souvent des petites mains membres des deux gangs dont la rivalité ensanglante la ville et donne lieu à ce décompte macabre.... »

     J'éteins. Bienvenue à Marseille.



Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top