25 - L'ombre d'un doute
Max s'est rapproché et me fixe. Je sens à nouveau le trouble m'envahir. Je sais bien que je ressens le besoin d'avoir un protecteur. Depuis que Max est entré dans ma vie, il remplit parfaitement ce rôle, donc je compte sur lui, je m'appuie sur lui, de plus en plus chaque jour qui passe. Il est venu me parler de vengeance, et il m'a apporté beaucoup plus que ça.
Je ne supporte pas l'idée qu'il m'ait menti sur ses activités. Il a été très sincère jusqu'ici. Enfin, je crois...
— Je suis ta copine, paraît-il ?
— C'était pour le calmer. Cela dit... je ne serais pas contre.
Voilà, c'est dit. Comme une bulle en suspension au-dessus de nous qui aurait éclaté à l'instant.
Comme il est plus grand que moi, je dois lever les yeux vers lui. Je regarde son visage fin et expressif, puis je descends sur son cou, et je vois sa pomme d'Adam monter et descendre. Lui aussi semble troublé. Troublé, cet homme si impitoyable ? Par moi ? Mais avant de baisser la garde, je dois poser la question qui me taraude :
— Est-ce que Serrone fait aussi dans la prostitution ? Le trafic d'êtres humains ?
Max secoue la tête.
— Non. Une des rares saloperies qu'il ne fait pas.
— Et toi, tu as trempé dans ce genre de chose ?
— Pas du tout !
Max s'est reculé, les sourcils froncés.
— En voilà une idée ! D'où tu sors ça ?
Il a l'air profondément sincère, donc je me suis en effet laissé manipuler par un envoyé de Serrone. La honte.
— Juste une question. Les parrains de Marseille ont toujours fait du trafic d'êtres humains, non ? Francis le Belge, au départ, était bien proxénète ?
— C'est plus compliqué maintenant. L'industrie du sexe rapporte moins. Serrone ne fait pas ça. Il se voit comme un chef d'entreprise, pas comme un parrain à l'ancienne. C'est pour ça aussi qu'il ne se salit pas les mains lui-même. Il paie les autres pour ça...
Le moment de trouble entre nous est passé. Max garde ses distances. Malgré un pincement au cœur, je ne me rapproche pas non plus.
Il me reste à lui raconter que j'ai été abordée par un envoyé de Serrone. Max m'écoute attentivement, le visage crispé. Il finit par secouer la tête avec alarme.
— Voilà de mauvaises nouvelles. Serrone sait qui tu es, dans le sens « la copine de Max ». Il faut absolument qu'il ne découvre pas ma trahison, ou je suis mort. Je vais voir à quel point il est au courant. Ne fais pas cette tête, je peux gérer ça. Et pour ce que cet imbécile t'a dit, non, jamais je n'ai fait de trafic d'êtres humains. Et jamais je ne le ferai. J'ai le plus grand respect pour les prostituées volontaires, crois-moi sur parole, et jamais je ne forcerai quiconque à faire ça.
Je hoche la tête. Son accent de sincérité me convainc.
— Je ne connais toujours pas ton nom de famille, dis-je.
— C'est très bien comme ça.
Je n'ai pas réussi à franchir ses défenses, donc. Prends-toi ça, Tess.
— Tu peux me parler de toi, alors ? D'où viens-tu ?
— Non, docteur, je ne m'allongerai pas sur le divan et je ne raconterai pas mon enfance ! rétorque-t-il d'une voix railleuse.
Je me le tiens pour dit. Pour l'instant. Un jour, je saurai qui il est, d'où il vient et quelle est son histoire. Je m'en fais la promesse.
Le moment romantique s'achève avant d'avoir commencé. C'est alors que je réalise que j'ai le cœur qui bat trop vite et que je dois consolider mes défenses contre Max avant qu'elles ne s'écroulent avec fracas.
* * * *
Le lendemain, mon emploi du temps requiert que je sois auprès de Maître Orsini. Je regarde tout autour de moi en me rendant au cabinet d'avocats. À présent j'ai pris conscience que je suis surveillée et probablement suivie. Fréquenter Max a provoqué cela. La question à présent est la suivante : Serrone sait-il que Max révèle tous ses secrets ?
Je suis reçue par l'avocat qui commence à me reprocher d'avoir manqué un jour de stage cette semaine. Il a raison. Je suis un peu à côté de la plaque, en ce moment. Je m'excuse platement.
— Ce n'est pourtant pas votre genre, mademoiselle. Tout va bien ?
— Parfaitement, merci, Maître.
— Ce sont vos curieuses recherches qui vous prennent tout votre temps ?
Je deviens pourpre puis pâle. Il est terriblement sagace. Il est temps de changer de conversation.
Nous discutons un moment de points de droit pénal. Maître Gilles Orsini est captivant à écouter, je le reconnais. Il connait sur le bout des doigts des quantités d'affaires précises, qu'il a traitées personnellement ou non. Je sais qu'il apprécie que je connaisse aussi beaucoup de cas différents. Je suis en effet une adepte des documentaires sur les affaires judiciaires, depuis des années. Cela m'a donné une culture développée en droit pénal. Une fois, Maître Orsini m'a comparée au chroniqueur judiciaire Dominique Rizet. Pour moi, c'est un immense compliment !
— Comment se passe votre stage à l'Évêché ? demande maître Orsini au moment où je remets ma veste pour partir.
— Bien.
Mon laconisme fait lever un sourcil à l'avocat.
— Mais encore ?
— Je suis sur les traces du gang qui a attaqué l'agence bancaire, il y a quatre ans, jeté-je tout à trac.
Pourquoi ai-je dit ça ?
L'avocat me regarde, visiblement stupéfait.
— Vous voulez dire que vous suivez l'enquête avec votre tuteur ?
— Partiellement... Je veux dire que j'ai un informateur et que je réunis des preuves, et que je viens d'en remettre certaines à la PJ.
— Seigneur, mademoiselle ! C'est très dangereux.
— Je le sais bien.
Voilà, je l'ai dit aussi à Maître Orsini, et cela me délivre en partie d'un fardeau. Je me sens plus légère. Mon contact à la police est au courant, mon contact au cabinet aussi. Je me sens couverte des deux côtés, même si je ne suis couverte nulle part et par personne. En tout cas, si j'ai besoin d'un avocat pendant ma garde à vue, Maître Orsini ne sera pas surpris...
— Je vais continuer, quoi que vous disiez, dis-je doucement en regardant l'avocat. Je vous préviens seulement.
— Je vois.
Il s'enfonce dans son fauteuil et darde sur moi un regard perçant terriblement désapprobateur.
— Ce n'est pas que dangereux pour vous, mademoiselle. Cela compromet aussi la vraie enquête qui se déroule certainement quelque part, et qui concerne des officiers de police que vous ne connaissez pas. Vous risquez de faire échouer tout leur travail en y fourrant vos mains d'amateur. Vous les mettez en danger.
Je veux protester. D'après Mallard, le nom même de Serrone est inconnu de la PJ ! Mais Maître Orsini lève une main impérieuse, me réduisant au silence.
— Vous mettez en danger également votre famille, outre vous-même. Vous savez bien comment fonctionne la mafia : dans une perspective stalinienne, à savoir que toute la famille est coupable des erreurs d'un seul de ses membres. Vous mettez en danger votre sœur et votre mère !
Un poids de glace me tombe dessus et m'écrase. Et ce n'est pas fini.
— Vous jouez avec le feu, vous finirez en cendres, et tous ceux qui vous entourent. C'est un manque flagrant de professionnalisme, pour quelqu'un qui veut servir la justice. Je vous prie donc, mademoiselle Andreadis, de trouver un autre maître de stage. Je ne tiens pas à vous revoir dans ce cabinet.
Je suis sous le choc. Cela me rend muette. Je me lève, prends mon sac et je cherche la porte, dont je ne sais même plus où elle se trouve. Je finis par mettre la main sur la poignée. Mes pensées, figées un instant, ont repris leur cours. Je n'ai plus qu'à chercher un autre avocat pour finir le stage. Avec de la chance, je trouverais un avocat débutant qui est commis d'office dans les affaires dont personne ne veut...
Maître Orsini me parle une dernière fois alors que j'ai déjà un pied hors du bureau.
— Je garde les dossiers que vous m'avez confiés. Vous pourrez les récupérer en appelant d'abord.
Je hoche la tête, toujours sans un mot. J'ai commis une terrible erreur en lui parlant. J'ai l'impression aussi d'avoir commis une terrible erreur en lui confiant les dossiers, les preuves, tout ce que je sais.
* * * * *
Je range mes notes prises en TD dans mon classeur, tout en me disant qu'elles sont très superficielles. Je n'arrive plus à me concentrer sur l'enseignement théorique dispensé à l'université. Mes propres travaux dirigés avec Max occupent mon esprit en permanence. Le professeur m'a pris sur le fait aujourd'hui.
— Pouvez-vous répondre, mademoiselle Andreadis ?
— Pouvez-vous répéter la question ?
Cela a fait glousser les étudiants. Il ne manquerait plus que je sois virée du cours après avoir été virée du stage chez l'avocat.
Est-ce que j'en sais assez sur Serrone, à présent ? Est-ce que mon dossier tiendra la route devant un juge d'instruction ?
Quand reverrai-je Max ?
Quand mon portable sonne et que justement son nom s'affiche, je réalise que je n'ai pas cessé de penser à lui toute la journée.
— J'ai un autre témoin, annonce Max avec satisfaction. Un homme qui a travaillé avec moi et qui connaît certains aspects des activités de Serrone.
J'ai accumulé toute la documentation que j'ai pu. Parler avec quelqu'un d'autre que Max, ce serait un couronnement. Ensuite, je pourrai passer la main définitivement à l'inspecteur Mallard.
Je m'apprête à suivre Max avec détermination dans ce qui sera certainement notre dernière virée.
Nous nous rendons dans la zone industrielle de l'étang de Berre, cette fois. Fos-sur-Mer est le devenu cœur du développement économique depuis que l'ancien port périclite. Il fait nuit depuis une heure. Les entrepôts et tout le matériel métallique donnent un air très sinistre aux lieux. J'ai un frisson de répulsion. Le port de l'angoisse, c'est bien le surnom de Marseille ?
— Pourquoi voir ton témoin à cette heure-ci ?
— C'est son exigence. Il a peur.
Je peux compatir.
Nous avançons entre les bâtiments désertés, après avoir simplement poussé une grille.
— Il n'y a pas de caméras de surveillance ?
— Pas à cet endroit, répond Max.
La sécurité est vraiment déplorable, que fait le conseil municipal ? Pas étonnant que les trafiquants s'en donnent à cœur joie. Je lance un regard de côté à Max. Même pour notre équipée nocturne, il porte son élégant costume. Si nous sommes surpris par un gardien, jamais il ne pourra se faire passer pour un employé. De mon côté, en jean, baskets et gilet, je suis peut-être plus crédible en travailleuse manuelle. Je veux surtout être prête s'il faut se mettre à courir.
J'ai comme un pressentiment, ce soir. Je vais au-devant d'un événement abominable.
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