21 - Paolo Serrone en personne

     Paolo Serrone n'est pas imposant par sa taille. Il mesure moins d'un mètre quatre-vingt et il se tient légèrement voûté, comme si le poids de ses responsabilités criminelles pesait sur ses épaules. Son visage est mat, comme un vrai Méridional. Ses cheveux sont gris, tirant sur le blanc au niveau des tempes ; il les porte gominés en arrière, ce qui lui donne une allure à la fois distinguée et sévère. De si loin, je ne vois pas les traits de son visage, dissimulés derrière une paire imposante de lunettes de soleil.

     — Je vais le saluer, dit Max. Tess, tu restes avec Flavia.

     — Non, réagit promptement Flavia, j'y vais aussi.

     — Je viens avec vous, dis-je. Depuis le temps que j'entends parler de lui, je veux le voir de près.

     — Certainement pas, coupe Max. Inutile qu'il prenne conscience de ton existence. Tu peux me croire, c'est un risque stupide et inutile. Reste à l'écart !

     Désarçonnée par sa sortie très sèche, je dois me résoudre à obéir. Flavia me lance un grand sourire narquois et s'empare du bras de Max tandis qu'ils avancent de concert vers Serrone.

     Flavia discute joyeusement avec Max, tout en se tenant à lui par le revers de sa veste. J'espère que je camoufle bien mes envies de meurtre. Maintenant que j'apprends à tirer, sous la conduite de Max, je deviens dangereuse ! Ils ne forment plus un couple, mais il est évident que la belle Italienne ne refuserait pas un retour de flamme.

     Je ne peux le lui reprocher. Max a ce charme dangereux qui attire beaucoup de filles. Elles ont une fascination pour l'absence de limites, pour la puissance de celui qui n'hésite pas à enfreindre les règles. Une attirance pour celui qui saura d'autant mieux les protéger du danger d'autant mieux qu'il est lui-même dangereux. De nombreuses filles sont sensibles à tout ça.

     Moi exceptée, bien sûr.

    Je me place sur le côté, mais je garde les événements bien en ligne de mire. Max sourit et s'incline légèrement devant son patron. Il lui tend son cadeau. Il ne manifeste nulle rancœur, nulle réticence. Il est impossible de deviner qu'il n'est plus un serviteur fidèle. C'est un redoutable comédien à qui Serrone serre la main. Flavia met un baiser sur la joue de Serrone ; elle est décidément très tactile. Elle lui remet aussi un cadeau, ce qui ressemble à une boîte de cigares. Des cigares qui doivent être cubains, ce sont les plus cotés.

     Serrone n'ôte pas ses lunettes, à ma grande déception. J'aurais aimé voir son visage. Max salue et s'éloigne, tandis que Flavia reste pour discuter. Je la vois de profil, elle rit et incline la tête avec coquetterie.

     — Viens boire quelque chose, dit Max en me rejoignant.

     Je le suis jusqu'au buffet. Max me tend une coupe de champagne. Je la prends pour me donner une contenance, mais je n'y touche pas. Mon envie de vengeance me l'interdit formellement.

     — Dans quels domaines est-ce qu'il gagne de l'argent ?

     Je suis de plus en plus curieuse à présent que j'ai vu cet homme.

     — Vaste sujet, soupire Max. Tu as combien d'heures devant toi ?

     Il prend aussi une coupe, en boit une gorgée.

     — Pourquoi restes-tu avec ce type ? murmuré-je.

     Max arbore une expression fataliste.

     — La réponse la plus simple est que je ne peux pas partir, si je veux rester en vie. Du moins tant qu'il n'est pas derrière les verrous. Et encore... Si Berettini reste dehors, il va diriger en son nom, et Serrone lui donnera ses ordres depuis la prison des Baumettes.

     Je sais qu'il a raison, j'ai lu suffisamment d'articles sur le sujet. Max me surprend, cependant, quand il ajoute :

     — Serrone a un côté fascinant. S'il est impitoyable, il ne manque pas d'humanité avec ses proches. C'est un homme d'honneur qui respecte ses propres codes. Il est loyal envers ses associés, et il est toujours prêt à aider ceux qui sont dans le besoin. C'est cette complexité qui le rend incroyable.

     Max vide sa coupe puis se rapproche de moi pour me murmurer à l'oreille :

     — Il vit d'extorsion de fonds, d'abord. Il vise des chefs d'entreprise, qui sont menacés de mort s'ils ne paient pas.

     — Comme lors du procès à Aix ?

     Il y a eu un procès très médiatisé sur le racket l'année dernière. Cela a mis en lumière les pratiques actuelles de la mafia marseillaise, ou plutôt des mafias. Il y a tellement de groupes différents aujourd'hui...

     — Exactement. Ensuite le blanchiment d'argent, le sien, mais aussi celui de plusieurs autres criminels affiliés. Il investit dans des entreprises du bâtiment et dans l'immobilier. Il possède toute une collection d'appartements. Il fait aussi du trafic d'armes, en provenance des Balkans et en passant par l'Italie. Il a gardé des liens avec une branche de sa famille italienne, et il ne va les voir que pour le baptême des cousins. Et puis les activités sur le port—

    Max s'interrompt à mi-phrase et pâlit. Je me retourne. Serrone est à un mètre de moi.

     — Tu ne me présentes pas ta compagne, Max ? Où sont tes manières ?

     Il est juste là, devant moi. Il sourit, mais je ne peux pas vraiment voir son expression en raison de ses fichues lunettes qui dissimulent son visage. J'inspire calmement. Je suis capable de faire face à cet homme. Je m'apprête à me présenter quand Max reprend ses esprits.

     — Monsieur Serrone, je vous présente mon amie... Teresa. Teresa, j'ai l'honneur de te présenter mon patron, Paolo Serrone.

     Je produis un joli sourire, enfin j'espère, et j'incline un peu la tête, imitant la technique de Flavia, qui semble efficace.

     — Je suis très honorée de vous rencontrer, monsieur Serrone.

     — Moi de même, Teresa... comment ?

     — Teresa Mougladis.

     C'est le nom de jeune fille de ma mère. Puisque Max ne tient pas à révéler mon vrai nom, c'est le premier qui m'est venu à l'esprit. Serrone sourit, ou plutôt montre les dents, et je comprime un frisson. Je le vois de près à présent et je lui trouve une aura déplaisante, de malhonnêteté et de cruauté. Ou peut-être que ce sentiment vient de ce que je sais sur lui. Il a commandité le braquage pour accéder aux listes de noms dans le coffre 14-18. Il a contacté les hommes dessus et a créé son propre clan avec eux sous ses ordres. Depuis quatre ans, il étend son emprise, comme une pieuvre, sur beaucoup de domaines. Si personne ne se dresse devant lui, il sera bientôt plus dangereux que les clans des quartiers nord qui se cantonnent à la drogue.

     — Teresa est ton amie ou ta petite amie ? dit Serrone avec un air de bienveillance sarcastique.

     Je ne dis rien, laissant Max imaginer son histoire comme il le souhaite.

     — Teresa est ma petite amie, dit calmement Max.

     Serrone a un sourire plus large encore. Il se tourne vers Flavia, qui s'est approchée rapidement et se trouve bientôt à sa hauteur.

     — Flavia, mi dispiace, poverina. Spero che Max non ti abbia spezzato il cuore.

     Comment ça, il espère que Max ne lui a pas brisé le cœur ? Il se mêle de la vie privée de ses employés, aussi ? Flavia hausse les épaules sans répondre.

     Cela vire au cliché, les voilà qui parlent italien. Je détaille Serrone plus attentivement encore, notant sa grande élégance, avec une cravate assortie à son costume parfaitement coupé et une paire de souliers vernis. A cet instant, il ôte ses lunettes pour glisser à Flavia, en confidence :

     — Non essere triste, bella. La nuova ragazza è carina ma troppo severa.

     Mignonne, mais trop sévère... Je commence à être irritée par cette manie de parler devant moi et de me commenter comme si je n'étais pas là, ou si j'étais trop stupide pour comprendre. Je plante mon regard dans celui de Serrone.

     — Non sono severa, sone elegante.

     Serrone a l'air surpris puis éclate de rire.

     — Elle parle italien ! Pardonnez-moi mademoiselle. Je retire ce que j'ai dit, vous êtes parfaite !

     Je lève un sourcil. J'enregistre les détails du visage de Serrone, maintenant que je le vois bien en face et sans ses lunettes. Il possède des yeux noirs perçants, qui témoignent d'une intelligence redoutable. De fines rides marquent le coin de ses yeux ainsi que son front. Il a plus de soixante ans, certainement.

     Il me considère avec un air amusé, mais aussi empli de curiosité. Et j'ai soudain l'impression glaçante d'avoir commis une erreur. Je n'aurais pas dû susciter son intérêt, ni même sa curiosité, j'aurais dû me taire et apparaître comme une écervelée. Cela aurait été beaucoup mieux.

     Je lutte contre une impression de panique. Je sens un étau m'enserrer la poitrine et j'ai du mal à respirer.

     Je ne vais quand même pas faire une crise d'angoisse ici et maintenant...

     Je sens la main de Max se poser au creux de mes reins.

     — Nous devons partir, monsieur Serrone, je dois conduire Teresa à l'université. Merci beaucoup pour votre invitation.

     Il me pousse fermement en direction de la sortie. J'incline la tête en guise de salutation, car je suis soudain incapable de prononcer un mot. Serrone incline la tête lui aussi, arborant encore son sourire désagréable, comme s'il devine ce qui se passe en moi et se réjouit de provoquer cet effet.

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