2. Quatre ans plus tard

  Je me lève après avoir éteint la musique sur mon portable qui me sert de réveil. Je m'étire et je sens, comme toujours, que ma peau tire sous ma poitrine. C'est ma cicatrice, souvenir indélébile du braquage.

    Moi, Tess Andreadis, je suis une survivante. Le tireur m'a seulement blessée, la balle a frappé à plusieurs centimètres du cœur. J'ai été opérée et je suis restée plusieurs jours dans le coma, alors que ma mère et ma petite sœur me tenaient la main à l'hôpital. Les médecins étaient pessimistes, mais j'ai fini par ouvrir les yeux.

    Ma mère et ma sœur ont pleuré de soulagement. Ariane avait quatorze ans alors, et s'était retrouvée chef de famille pendant quelques semaines, le temps de ma convalescence. Comme nous le savions, notre mère n'est pas en capacité de gérer le quotidien. Ariane avait dû me remplacer pour toute l'organisation, prévoir les repas et payer les factures de la famille. Mélina Andreadis en était incapable, tout simplement. Elle regardait ses deux filles avec admiration, elle était la plus aimante des mères, mais elle ne pouvait pas prendre de décision. La mort de son mari adoré avait fait d'elle une veuve prostrée, une coquille vide. Depuis j'avais pris sa place en tant que mère,  et elle était devenue Mélina dans mes pensées.

    Si je n'étais pas sortie du coma, si je n'avais pas pu reprendre une vie normale, que serait-il advenu de Mélina et d'Ariane ?

    J'ai un frisson rétrospectif et je chasse cette pensée.

    Je me regarde dans le miroir. Je possède un visage assez banal, mais j'aime mes yeux bruns, qui parfois ont des reflets verts sous une certaine lumière. Ma fierté, ce sont mes longs cheveux châtain doré, doux sous mes doigts, avec des reflets parfois blonds, parfois roux selon les caprices du soleil.

    Je m'habille d'un pantalon noir, d'une veste noire et d'un chemisier rose en soie. Je fais toujours des efforts d'élégance quand je me rends au cabinet d'avocats de Maître Orsini. C'est une grande chance pour moi d'y faire mon stage de fin d'études.

    Je suis étudiante en Master 2 de droit, spécialité « droit pénal et sciences criminelles ». Cette voie n'est pas pour moi un choix par défaut. Je suis réellement passionnée par le droit pénal, par la réponse judiciaire à toute sorte de crimes et délits, depuis que j'ai treize ans. Le fait d'avoir été moi-même un témoin et une victime de crime n'a pas fléchi ma décision. Je veux contribuer à rendre la justice, à donner à ma sœur un monde moins violent.

    J'ai bu mon thé noir, avalé un yaourt. A présent j'entreprends de me maquiller légèrement. Alors que j'applique le mascara avec autant de dextérité que possible, j'entends s'ouvrir la porte de la chambre d'Ariane. Au moins, je n'aurai pas besoin de réveiller ma sœur avant de partir.

    Ariane paraît, sa chevelure brune retombant en vagues désordonnées sur ses épaules.

    — À quelle heure tu as cours aujourd'hui ? demandé-je.

    — Dix heures, répond Ariane dans un bâillement.

    — Ma dure vie d'étudiante, ai-je commenté en appliquant une touche de parfum dans mon cou.

    — Toi aussi, tu as été une étudiante en droit avec dix heures de cours par semaine. Maintenant c'est mon tour !

    — Dix heures par semaine ? C'est quand même un peu plus. Tu n'es pas Marseillaise pour rien, toi !

    Je cesse de taquiner ma sœur et je commence à préparer une tasse de thé. Du thé Earl Grey, pas trop infusé, avec un nuage de lait : ma mère Mélina ne l'aime que comme ça. Je prends la tasse et je traverse prudemment l'appartement pour ne pas en renverser la moindre goutte. Je frappe à la porte de la chambre et j'entre sans attendre de réponse.

    Mélina s'est levée, ce qui constitue une plaisante surprise. Elle est habillée, assise sur son fauteuil préféré, face à la fenêtre dont elle a tiré les rideaux. Elle regarde dehors, mais tourne son attention vers moi alors que je franchis la porte.

    — Bonjour, mon trésor !

    Je ne peux m'empêcher de sourire devant l'adoration qui se reflète sur le visage de ma mère. À quarante-quatre ans, Mélina est encore d'une beauté stupéfiante. Ses traits, d'une pureté admirable, évoquent la grâce des statues de la Grèce antique. Je lui tends sa tasse de thé et Mélina me remercie d'un sourire.

    — Tu penseras à m'apporter des fleurs fraîches, en rentrant ?

    — Bien sûr, maman.

    Mélina retourne son attention vers la fenêtre. Je vois parfaitement ce que mon père avait vu en elle, quand il est tombé amoureux de la jolie Grecque : une délicieuse femme adorant les fleurs, la lumière et les étoiles, voulant tout ignorer des désagréments du quotidien. Ma mère était née pour une vie de princesse de conte de fées. Hélas, ce n'est pas ainsi que sa vie a tourné.

    Je souhaite une bonne journée à ma mère et je reviens vers Ariane.

    — Tu lui laisseras son déjeuner dans la cuisine ?

    — Comme toujours, répond Ariane, occupée à faire griller le pain.

    J'enfile mes mocassins quand Ariane me lance :

    — Tu as entendu les bruits du déménagement, cette nuit ?

    — De quoi parles-tu ?

    — Il y a un nouveau locataire à l'étage au-dessus. Je n'ai rien contre, mais il a trouvé amusant de s'installer entre deux heures et trois heures du matin. J'ai eu toutes les peines du monde à me rendormir !

    Ariane est, de nous deux, celle qui dort le plus mal. Elle déclare que cela dure depuis quatre ans, quand elle s'est retrouvée entre une sœur aînée dans le coma et une mère qui aurait été perdue sans elle.

    — Non, je n'ai pas entendu. Désolée pour toi, sœurette.

    Je ne risque pas d'entendre, car je prends un somnifère le soir. Tous les soirs depuis quatre ans. Je sais que c'est lâche, mais c'est ma solution de facilité. Tant que j'y pense, j'avale mon anxiolytique quotidien.

    Je mets une veste de demi-saison, adaptée à la douceur du mois d'octobre dans le Midi. La voix d'Ariane me parvient depuis la cuisine.

    — Tess, tu vas à ton club d'échecs, ce soir ?

    — Je ne sais pas encore. Cela dépendra s'il fait déjà nuit ou pas.

    Avant de quitter l'appartement, je déverrouille l'alarme à partir du clavier.

    — N'oublie pas de remettre l'alarme quand tu pars !

    — Évidemment. À ce soir, miss parano !

    Je souris et je quitte l'appartement.

    Ariane n'a pas tort. Frôler la mort quatre ans auparavant m'a rendue très prudente, pour employer un euphémisme. J'ai fait mettre une alarme dans l'appartement. Je ne circule pas seule quand la nuit est tombée. Je me retourne souvent pour vérifier que je ne suis pas suivie.

    Ma psychologue dit que c'est normal : mon stress post-traumatique va me suivre encore un moment.

    Contrairement à la plupart des gens, ma psy m'a conseillée de poursuivre mes études de droit, et même de m'engager dans la filière de la justice, pour reprendre le contrôle de ma vie après mon agression. Je suis bien d'accord avec cette proposition : j'effectue actuellement un stage dans un commissariat, et en parallèle dans un cabinet d'avocats. J'hésite encore entre passer le concours d'inspecteur ou passer celui d'avocat.

    J'adorerais envoyer des délinquants en prison, en tout cas. Particulièrement celui qui a essayé de m'abattre. Je ne sais pas à quoi il ressemble, mais si je reconnais son tatouage un jour, il connaîtra la prison, je m'y engage !

    Je descends l'escalier. Avec mes mocassins, je ne produis presque pas de bruit, donc j'entends parfaitement d'autres pas qui descendent également, depuis l'étage au-dessus de moi. Un des locataires du dernier étage part travailler. Je me demande soudain si j'ai bien pris mes clés, je ne veux pas obliger ma mère à se lever si ce n'est pas le cas. J'interromps ma descente et je fouille dans mon sac. Les pas derrière moi se sont arrêtés. Je sens mes clés du bout des doigts et, rassurée, je reprends ma descente.

    Les pas derrière moi également.

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