Chapitre 1 : Rosalyne

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Les paupières de Rosalyne Levinson s'agitent, puis finissent par s'entrouvrir.

Elle sent immédiatement la douleur. Ses mains lui brûlent comme si elles étaient trempées dans un torrent de lave. Sa poitrine la mitraille de crampes douloureuses et sa tête bourdonne. Elle a mal, d'un mal ardent qui lui consume les poumons. Chaque respiration lui est plus douloureuse que la précédente.

Elle prend quelques secondes pour parvenir à se déconcentrer de la souffrance, pour enfin remarquer qu'elle est étendue sur ce qui semble être un lit. Elle aurait pu être posée sur un tas de pierre qu'il n'y aurait eu aucune différence. Ses yeux sont orientés vers le plafond, ce qui restreint sa vision de la pièce où elle se situe. Elle entend des voix lointaines, des ordres et des sanglots. Elle tente doucement de tourner la tête, mais la douleur s'amplifie et elle arrête automatiquement le mouvement. Cet angle lui permet dorénavant d'avoir une meilleure visibilité de l'endroit. Malgré ses yeux toujours brouillés par le sommeil, elle peut voir des ombres blanches rôder non loin d'elle. Elle les referme pour les reposer pendant une minute, puis les rouvre.

Sa vision n'est plus brouillé, mais claire. D'un coup, la réalité lui saute au visage. Les murs blancs avec une couleur défraîchie, les grandes fenêtres fermée laissant pénétrer une lumière sombre et malheureuse, les énormes luminaires dégringolant du plafond et les lits méticuleusement garés en rang lui font rapidement prendre conscience qu'elle est dans une chambre d'hôpital.

Au même moment, une panique intérieure la prend. Que sait-il passé ? Que fait-elle ici ? Est-elle en train de mourir ? Ses yeux lui piquent et s'emplissent de larmes. Elle ne comprend pas. Sa bouche sèche et pâteuse tente désespérément d'échapper un bruit, mais n'y parvient pas. Elle aurait envie de bouger, de se débattre, mais elle en est incapable.

Au bout de trois minutes d'affolement, ses pensées terrorisantes prennent le large. Elle réalise tout simplement que s'ébranler ainsi ne mènera à rien, seulement qu'à s'épuiser davantage. Elle le sait, puisque c'est ce qu'elle racontait à ses patients lorsqu'ils s'énervaient eux-mêmes.

Elle prend une inspiration légère, malgré la douleur que cela lui provoque. Elle tente de motiver ses cordes vocales à vibrer. Après quelques minutes de tentatives, ses efforts portent fruits et elle réussit à pousser un grincement entre ses dents, pas très jolie, mais suffisant pour la rendre fière. Pourtant, aucune infirmière n'est alerté. Il lui faut encore deux essais pour que l'une d'elle réagisse. Ses deux gros yeux globuleux s'élargissent. Cette infirmière observe Rosalyne pendant quelques secondes avant d'interpeller une seconde infirmière qui se retourne immédiatement. Rosalyne la reconnait. Cette infirmière, sans hésiter, s'élance vers Rosalyne et s'agenouille à ses côtés. Son visage s'attendrit et elle murmure doucement :

- Tu n'as rien à craindre Rosa. N'essaie pas de parler tout de suite. Détend-toi et prend du repos. Irène s'occupe de prévenir le médecin.

Il ne suffit qu'un coup d'œil de la part de la jeune infirmière pour que la seconde s'exécute et quitte au pas de course la chambre.

Obéissant aux règles, la malade secoue d'un millimètre la tête pour montrer qu'elle a compris et elle décontracte ses muscles endoloris.

Savoir que sa meilleure amie, Anna, est auprès d'elle la rassure grandement, mais ne met pas un terme à ses angoisses qui ne font qu'augmenter. Des questions ne cessent de surgir dans sa tête. Elle souhaite comprendre ce qui lui est arrivé et le comprendre maintenant. Elle décide dès lors de creuser dans sa tête à la recherche d'une quelconque piste sur laquelle cheminée, en vain. Comme si Anna avait lit dans sa tête, elle lui chuchote :

- Tu as été dans le coma très longtemps ma Rosa.

Comment est-ce possible ? Comment est-ce arrivé ? Pour la première fois, Rosalyne remarque les yeux mouillées d'Anna et une boule douloureuse se forme dans sa gorge. La situation doit être extrêmement grave pour qu'une femme aussi forte qu'Anna s'abandonne aux larmes. D'un coup, elle baisse les yeux et une larme tombe sur les draps blancs. Elle se dépêche de sécher ses yeux avant de les redresser pour maintenant éviter ceux de la malade. Rosalyne est terriblement inquiète. Va-t-elle mourir? Comment se fait-il qu'elle ne se souvienne pas de la raison de sa présence dans cette chambre d'hôpital en tant que patiente?

- Anna...

Rosalyne est elle-même surprise par le mot presque incompressible qu'elle est parvenue à prononcer. Anna ne réagit point, laissant vaguer ses yeux en quelque part vers sa droite. Cette attitude de la part d'Anna est familière à Rosalyne et lorsqu'elle agit ainsi, cela veut dire qu'elle lui cache quelque chose. La jeune infirmière tente désespéramment de cacher son mal.

- Tu vas bien. Tu ne crains plus rien, prononce difficilement Anna.

La gorge d'Anna est nouée. Elle prend un temps long pour articuler chaque mot et les défaire de la douleur qu'elle ressent. 

Rosalyne parvient de nouveau à émettre quelques mots.

- Que... sait-t-il... passé ?

Anna lève les yeux sur sa patiente. Sa main se dirige vers ses cheveux et elle les lisse de ses doigts. Ce geste soulage un peu Rosalyne de sa nervosité, mais pas pour longtemps.

- Tu as eu un accident de voiture le 11 mars 1944. Tu revenais d'une soirée. C'est Samuel qui conduisait. Il était... Il avait bu. Il avait beaucoup trop bu. Il roulait très vite. Sa voiture a glissée sur la glace. Il n'a donc pas pu éviter le camion qui arrivait en sens inverse.

Le silence qui s'en suit est lourd et brutal. Le 11 mars 1944. Tout d'un coup, la notion du temps lui est étrangère. Rosalyne ne reconnait rien de ce qu'Anna lui a énuméré. Elle ne colle aucun souvenir à l'accident de voiture, ni à la soirée... ni à un certain Samuel. Elle quitte cette chambre d'hôpital et navigue dans ses pensées à la recherche de cet instant, de cette nuit où sa vie a basculée. Elle cherche, tente de traverser le brouillard blanc et épais qui recouvre une zone qui lui est interdite. En tentant de percer ce voile, elle discerne les traits d'un visage, sans toutefois le reconnaître. Il la dévisage de ses yeux bleus. Malgré son cœur qui lui  cogne dans la poitrine, elle est dans l'incapacité de coller les morceaux sur l'identité de ce Samuel.

- Samuel...

Anna accroche ses mains à celles de son amie et se mordille la lèvre. Pour la première fois, les deux jeunes femmes se regardent dans les yeux.

- Tu ne dois pas t'alarmer, Rosa. Reste calme et essaie de dormir. Ton corps a subi un énorme choc. Le médecin vient.

Les yeux d'Anna sont gonflés par la fatigue et la douleur qui augmente de parole en parole. Sa manie de se mâchouiller la lèvre inférieure ne la quitte jamais. Rosalyne est désorientée et épuisée. 

- Je... ne comprend... pas, ajoute Rosalyne avec grande difficulté.

Son incompréhension l'attire tranquillement vers la colère, si bien que la paix qu'elle avait amassée s'enfuie. Elle hausse le ton.

- Non ! Anna !

Rosalyne dévisage son amie de ses yeux rouges. La malade cherche les mots exacts pour lui dire ce qu'elle ressent, mais ils ne viennent pas. Pendant ce temps, elle reste là, sans bouger. Seuls ses sourcils se froncent. Elle commence :

- Anna... Je ne comprends rien de ce que tu me dis. Qui est Samuel ? Je ne comprends rien lorsque tu me dis que j'ai eu un accident en 1944. Nous ne sommes pas en 1944. Ce n'est pas possible. 

Elle prend un moment pour reprendre son souffle avant de poursuivre. Sa voix n'est plus que ruine.

- La seule chose dont je suis certaine, c'est que j'ai mal et que tu es devant moi.

Les yeux de l'infirmière n'ont jamais été aussi expressifs. Ils dévoilent une série d'émotion tel que le désespoir, la peine et depuis quelques instants, la surprise et la déception. La malade a comme l'impression que sa meilleure amie ne la reconnaît pas.  Anna déglutit, puis en un rien de temps, elle retrouve ses yeux remplient de tendresse.

- Je sais, Rosa. Je reste près de toi. Je reste là.

Rosalyne acquisse d'un signe de tête. Elle sait qu'elle ne la laissera jamais tomber.

Ne pouvant que bouger les yeux et un peu les doigts, Rosalyne Levinson frotte lentement son index sur la douce couette qui la recouvre. L'odeur de cet endroit lui semble vaguement familier. Elle lui rappelle l'odeur de bandage neuf, de fleurs séchées et d'humidité. Elle n'est plus certaine de rien, mais il lui semble qu'elle connait très bien cet endroit. Oui, désormais elle sait pourquoi. Elle a réalisée sa formation d'infirmière dans cet hôpital avec sa meilleure amie Anna.

La jeune femme est incapable de fermer les yeux. Elle a peur de ne plus jamais les rouvrir tant la douleur est constante et atroce. Si elle ne se contiendrait pas, elle hurlerait à plein poumon et se débattrait pour tenter de fuir. 

Heureusement, Anna lui sert la main et lui transmet un peu de réconfort. 

- C'est étrange Anna, avoue-elle à sa bonne amie. Mon dernier souvenir remonte à ce qui me semble s'être passé pas plus tard qu'hier. Nous étions assises ensemble : toi, moi et Laura. Nous étions dans ce petit restaurant à l'entrée de la ville. Vous n'arrêtiez pas de rire de quelque chose que j'ai de la difficulté à me souvenir. Lorsque j'essaie de me souvenir, de creuser dans mes pensées, je tombe devant un mur épais de brouillard et je n'y vois plus rien.

Anna fronce les sourcils. Elle se souvient parfaitement de cette journée. Elle restera à jamais gravée dans sa mémoire. Cependant, elle s'est déroulée il y a environ 6 ans. Elle secoue la tête pour effacer ce douloureux fait de ses pensées.

- Tu devrais arrêter d'y réfléchir ma chérie. Docteur Cox arrive bientôt. Nous allons bien prendre soin de toi.

Rosalyne se dit que sa meilleur amie a raison. Elle doit arrêter de réfléchir et elle doit se calmer pour contrôler ses peurs, comme elle le conseillait à ses patients. À présent, elle rêve de revoir son père. Elle voudrait qu'il soit avec elle. Avec lui, elle n'a jamais peur. Elle voudrait qu'il lui dise que tout ira bien, que tout va bien. Juste en entendant sa voix, elle croit qu'elle pourrait sourire.

- Mes parents ? questionne-elle à Anna.

- Je vais envoyer quelqu'un leur passer un coup de fil.

Elle interpelle une jeune infirmière aux cheveux châtain et lui sollicite cette tâche qu'elle accepte avec plaisir. Rosalyne croise le regard particulier de celle-ci avant qu'elle disparaisse dans un couloir. À l'évidence, elle n'a jamais rencontré cette infirmière. Mais au fond d'elle, elle a l'intuition qu'elle a déjà vu ce visage quelque part. Elle se le repasse deux, trois, quatre fois dans la tête.

- Emily...

Ses paroles attirent l'attention d'Anna qui se retournent rapidement vers son amie.

- Oui. C'était Emily.

Et au fond des prunelles d'Anna, on peut discerner un voile d'espoir.

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Le médecin Robby Cox passe l'encadrure de la porte de la chambre, Irène sur ses talons. Tout d'abord, il remarque que sa patiente est éveillé et il s'arrête net. Rosalyne le reconnait rapidement. Il est le seul médecin de cet hôpital à porter des lunettes rondes qui lui donne un air extrêmement sérieux. Ce qui lui semble étrange, c'est qu'il porte une petite moustache et quelques affreuses rides qu'elle n'avait jamais remarqué auparavant.

- Elle a ouvert les yeux il y a environ une quinzaine de minutes. Son poult est stable, mais elle souffre beaucoup, l'informe Anna.

Docteur Cox s'approche de son lit. Ses chaussures claquent sur le ciment et le son fait écho entre les murs de la grande chambre d'hôpital.

- Rosalyne ?

- Oui, lui répond-elle.

Il cligne des yeux, puis son regard se détourne vers Anna.

- Donnez-lui de la morphine, infirmière Fisher.

- Tout de suite, Docteur.

Les pas d'Anna s'éloignent du lit tandis que ceux du Docteur s'en approche.

- Où souffrez-vous ?

- Partout. J'ai l'impression de brûler vive.

- Anna vous a-t-elle... mentionné votre accident ?

- Oui. Mais je suis complètement désorienté à ce propos.

- C'est normal, Rosalyne. Vous avez subi un énorme choc. Vous êtes blessé. Mais ne vous en faites pas, vous êtes sauvé.

Le docteur Cox commence à examiner sa patiente. Il soulève le drap de sur Rosalyne. Son sang ne fait qu'un tour lorsqu'elle remarque sa peau recouverte d'imperfections. Rosalyne en est certaine : son accident s'est produit il y a déjà un moment, car elle a des centaines de cicatrices de coupures un peu partout sur le corps. Sur son bras gauche, il y a une énorme entaille rosée. On lui a recousu le bras. Sa jambe droite est séparée par une longue traînée de scarification.

- Lors de votre accident, le tibia de votre jambe droite s'est fracturé et un morceau du pare-brise s'est introduit dans votre biceps gauche.

Anna s'approche avec une longue aiguille et lui injecte une solution transparente.

- Ce sujet doit être délicat pour vous, mais je suis en regret de vous annoncez que le conducteur du véhicule que vous avez percuté est décédé.

La blessée baisse les yeux sans répondre, navrée.

- Vous souvenez-vous qui prenait place avec vous dans votre véhicule ?

Elle fronce les sourcils.

- Anna m'a parlé de Samuel. Mais en toute vérité, je ne me souviens de rien. Et je ne sais pas non plus qui est Samuel.

Maintenant, c'est au tour du médecin de froncer les sourcils. Il prend un certain temps pour réfléchir avant de la questionner :

- Donc, vous ne connaissez pas le conducteur du véhicule dans lequel vous preniez place ?

- Non.

Le docteur Cox semble confus. Rapidement, il demande à l'infirmière Irène de lui tendre les papiers qu'elle tient entre ses bras. Ils les feuillettent et relève les yeux sur Rosalyne. 

- Quel est votre nom ?

- Rosalyne Levinson.

- Qui sont vos parents ?

- Herbert et Esther Levinson.

- Quel âge avez-vous ?

- 23 ans.

Il la dévisage pendant un moment. Il se racle la gorge, tourne rapidement les pages du document avant de déposer la pile sur la table de chevet tout près du lit. Rosalyne a l'impression d'avoir mal répondu à l'une des questions du docteur et cela l'effraie.

- Vous avez 28 ans, Rosalyne. Vous avez 28 ans depuis le 17 juin 1944.

- 28 ans ?

- Nous sommes en 1944. Vous avez 28 ans.

- C'est impossible, rechigne-elle en faussant un léger rire. Je connais mon âge, tout de même. J'ai 23 ans depuis le 17 juin 1938.

Laissant planer une atmosphère lourde, le Docteur lève les yeux vers Anna. Cette dernière hoche la tête comme pour confirmer les pensées du docteur. Un nouvel instant de silence amplifie le malaise que Rosalyne ressent. Le docteur retrouve rapidement son professionnalisme.

- Est-ce qu'on a prévenu monsieur et madame Levinson du réveil de leur fille ?

- J'ai envoyé une infirmière les téléphoner.

- Bien. Vous devez vous reposez maintenant Rosalyne, ordonne le médecin. Infirmière Smith, interpella-t-il en pointant d'un doigt Irène, restez auprès de mademoiselle Levinson et veillez à ce qu'elle ne manque de rien. Quant à vous infirmière Fisher, suivez-moi.

- Oui, docteur.

Le docteur Cox et Anna sortent de la chambre après avoir jeté un dernier regard d'inquiétude à leur patiente.

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