T W E N T Y O N E
Vous l'attendiez, le voilà ;)
~•~
« Je sais qu'il est là quelque part... allez... »
L'index de Darcy passa d'une tranche à une autre, effleurant les titres et reliures des livres alignés sur les larges étagères de frêne, le souffle instable à mesure qu'elle sentait la force dans ses pointes de pieds tendues faiblir et la faire chalouper dangereusement. Du haut de son escabeau, à moitié agrippée aux rayons de la bibliothèque pour ne pas tomber et la terrible impression qu'un seul coup de vent suffirait à la projeter par terre lamentablement, la jeune femme cherchait quelque chose qu'elle n'était même pas certaine d'avoir très bien vu, et réalisait progressivement à quel point elle était imprudente, et à quel point ça ne changeait pas de d'habitude, même après plusieurs semaines enfermée dans un même lieu où le potentiel de connerie finissait inévitablement par s'épuiser. Elle était peut-être un poil désespérée, à vrai dire, et elle aurait tout donné pour trouver quelque chose capable de faire passer le temps plus vite, d'où son empressement à grimper partout dès qu'elle pensait avoir trouvé ce qu'elle voulait.
De son perchoir, elle pouvait, si elle se tordait un peu le cou, apercevoir le petit coin de Loki, où son matelas et quelques affaires étaient camouflés derrière des piles de livres, et constater à quel point cette pièce était vaste, en omettant l'aspect labyrinthique de la bibliothèque. Elle se rendait compte qu'elle n'avait jamais vu un vrai télescope avant et que c'était un objet en réalité bien plus massif que ce qu'elle aurait cru. Dardé vers l'obélisque en verre qui faisait le toit de l'observatoire, il projetait des reflets métallisés dans tous les recoins et s'imposait comme une énigme gigantesque. Darcy n'avait pas étudié l'astronomie, ni l'astro-physique d'ailleurs, ni même aucune discipline comportant le mot -astro, à l'exception près de son horoscope du jour, les matins où elle se faisait franchement chier. Elle avait quelques diplômes de littérature et de science politique, et même si avait acquis une certaine formation à force de traîner avec Jane, et avec Erik Selvig, avant qu'il ne perde les pédales, il n'empêchait qu'elle n'y connaissait pas grand chose, et que cela la rendait quelque peu curieuse.
Et puis, si elle devait s'intéresser aux étoiles, c'était surtout à cause de Théodore de Banville, de ses poèmes, et de sa grand-mère. Darcy avait une conception de l'univers qui n'avait rien de scientifique, et elle se demanda, sans vraiment savoir d'où cela sortait, si elle serait déçue en regardant l'espace au travers la lentille du télescope, ou si cela provoquerait chez elle une toute autre réaction. Elle qui n'avait jamais été attirée, ni même effleurée, par l'idée d'une approche théorique et scientifique de cette immensité du dehors, elle se disait aussi que placer l'œil sur la lentille du télescope, ce serait aussi se fourvoyer. Ils savaient, aujourd'hui, comme l'univers était grouillant de vie et de planètes, de conflits... elle vivait dans un film Star Wars et elle savait qu'elle ne verrait rien de cette vérité en regardant elle-même, après tout, des scientifiques en avaient bien été incapables pendant des siècles et des siècles. Elle se disait qu'au moins, si elle devait se contenter d'un mensonge, elle préférait l'abstraction que lui offrait la poésie.
Darcy était si profondément plongée dans sa réflexion (la plus étoffée qu'elle devait avoir eu depuis trois semaines, d'ailleurs) qu'elle avait complètement oublié le monde autour d'elle et n'avait pas entendu la porte de la bibliothèque s'ouvrir et se refermer. En bas, derrière elle, Loki l'observait avec un air circonspect, se demandant ce qu'elle pouvait bien faire perchée aux rayons de livres, à moitié tordue vers le centre de la pièce, et aussi immobile. Si elle tentait d'attraper un livre (parce que pourquoi diable aurait-elle escaladé si ce n'était pas pour attraper un livre ?), ne ferait-elle pas mieux de s'activer plutôt que de rester contemplative, qui plus est dans un équilibre précaire ? Loki aurait voulu lui jouer un sale tour, user de ses mesquineries habituelles, pour réveiller cet instinct ravageur qui semblait cristalliser profondément en lui depuis le début de cette isolation, et se sentir galvanisé à l'idée qu'il pourrait la faire tomber et la blesser mortellement. Mais il n'en avait aucun envie, pas la moindre, et la jeune femme arborait encore cet air de rêverie et de trouble qui la rendait magnétique, si bien qu'il ne pouvait pas décrocher de son visage. Il ne sût plus trop pour quelle raison il était monté, au final (sûrement parce qu'il avait trouvé le silence suspect et s'était douté que Darcy s'était encore fourrée dans quelque chose de louche), et restait là, penaud, ses iris lucides braquées sur sa compagne d'infortune, qui ignorait sa présence.
Et puis, dans le calme étrangement mystique de la pièce, sentant comme un frisson lui remonter dans la nuque, la jeune femme se tourna légèrement, et brusquement, une silhouette sombre entra dans son champ de vision périphérique. Elle n'eut même pas le temps de traiter l'information et de réaliser que ce n'était que Loki qui, comme toujours, apparaissait et disparaissait à guise comme un spectre, qu'un sursaut la fit décoller de son escabeau. Elle avait laissé tomber sa méfiance, s'était perdue dans ses pensées pendant un bref moment, et alors qu'elle sentait un hoquet de surprise quitter ses lèvres et tout son corps s'engouffrer vers une chute inévitable, elle se dit qu'elle était quand même vraiment très conne. Vainement, alors que ses pieds dérapaient et que l'escabeau, son seul soutien, tombait à la renverse, elle tenta de s'agripper à tout ce qui pouvait passer sous ses mains ; livres, étagères, n'importe quoi, les entraînant avec elle et se mangeant un volume en plein dans la tempe, propulsant un bourdonnement rebondissant dans sa tête.
Tout se passa tellement vite que cela se fit quasiment dans le silence. Loki, en réalisant subitement que Darcy allait chuter, sentit un froid insidieux glacer chaque cellule de son corps et l'engourdir jusqu'à la langue.
« Darcy ! »
Ce ne fut qu'un murmure, qu'elle n'entendit probablement pas, et aussitôt que son cerveau eut sonné le signal d'alarme, Loki se jeta en avant et réceptionna Darcy une seconde à peine avant qu'elle ne s'écrase sur le sol, les faisant basculer en arrière. La brune, à moitié sonnée par le choc et par la montée brusque d'adrénaline, crut sincèrement qu'elle s'était fracassée par terre, et ressentit une affreuse peur à l'idée qu'elle ait put se blesser gravement. Pendant un instant, elle se demanda même ce que cela entraînerait pour Loki ; il l'avait fait sursauter et perdre l'équilibre, serait-il tenu pour responsable ? Serait-il puni par sa faute ? Il lui fallut quelques secondes pour réaliser qu'un grognement grondait sous sa poitrine, et que la violence du choc était ridicule en comparaison de la chute brusque qu'elle avait essuyée. Et pour cause, Loki avait réussi à la réceptionner à temps et, bien qu'ils se soient étalés par terre tous les deux, il avait lourdement amorti son crash. Darcy, de nouveau complètement alerte, se crispa, et baissa les yeux vers le visage du Jotun, qui frôlait presque le sien, à quelques centimètres près.
Un mince filet d'hémoglobine coulait de son nez jusqu'à ses lèvres, parce qu'il s'était cogné la tête en tombant et que Darcy lui avait donné un coup de coude assez sec sans s'en rendre compte. L'odeur du sang lui fila la nausée.
« Loki ? »
La jeune femme tenta de trouver un appui au sol pour se redresser, mais elle était si étroitement retenu par le Jotun qu'elle ne parvint pas à le soulager de grand chose.
« Loki ! »
Lui, de son côté, regrettait amèrement cette foutue condition humaine imposée par le sortilège qui le coinçait ici, et insultait mentalement chaque partie de son corps qui se raidissait de douleur. Même quand Hulk avait joué au yoyo avec lui, il avait eu moins mal. Dans le dos de Darcy, sa poigne se relâcha légèrement, et alla la saisir par les épaules, l'écartant de lui, tandis qu'il se redressait du mieux possible, sourcils froncés, un râle rauque sifflant d'entre ses lèvres. Darcy, qui ne savait pas trop si elle était reconnaissante ou terrifiée, le laissa faire sans rien dire, et tenta de s'écarter davantage.
« Pour l'amour d'Odin, Darcy, qu'est-ce que tu faisais là-haut ? »
La jeune eut un sourire contrit, et le regard que posa Loki sur elle était d'une froideur palpable.
« J'avais cru voir un livre avec un titre en anglais... donc j'ai voulu vérifier... »
Regardant autour d'elle, elle constata qu'elle avait provoqué un sacré bordel et dépouillé une étagère entière de presque tous les volumes qu'elle contenait.
« Vous les humains, vous n'êtes pas croyables... » râla-t-il en essuyant le sang qui coulait de son nez et en se massant l'occiput.
Darcy lui mit une tape sur l'épaule, et s'attira les foudres de son regard.
« Oui, bah hein... c'est facile à dire, je parle pas norvégien moi... »
Avec la délicatesse d'un éléphant obèse, Darcy se redressa sur ses jambes et s'étira, massant sa tempe écorchée, là où elle avait reçu un coin de livre assez violemment au moment où elle avait perdu l'équilibre. Loki, toujours à moitié allongé, se remit debout à son tour, et les deux se firent face, dans un silence étrange, leurs deux regards à la fois vissés l'un dans l'autre et quelque peu fuyants. Loki regarda la tempe blessée de Darcy, une égratignure qu'il savait superficielle mais qui ne lui plaisait pas du tout, et Darcy regarda le nez de Loki, et l'hématome rougeâtre qu'il arborait par sa faute. Ils se demandèrent tous deux ce qu'il serait arrivé si, par malheur, Loki n'avait pas été là pour la rattraper.
« Tout va bien ? »
Elle tressaillit et hocha la tête.
« Ça va... merci, de m'avoir rattrapée... »
Un ange passa, puis un second. Darcy se sentait soudain à l'étroit dans l'immensité de la bibliothèque.
« Je vais... hum... désinfecter ça (elle se frotta la tempe et grimaça)... tu veux quelque chose pour ton... ? » elle désigna son nez, et Loki resta stoïque.
« Non »
Darcy eut envie d'ajouter quelque chose, mais rien ne lui vint, alors de peur qu'elle ne se liquéfie subitement, elle préféra filer tout droit vers la porte sans se retourner et disparaitre dans l'escalier. En arrivant dans la salle de repos, elle déglutit, et crut percevoir le souffle de Loki qu'elle avait sentit en se relevant, son visage effleurant le sien. Loki, lui la regarda partir sans rien ajouter, et fut incapable d'expliquer de façon rationnelle d'où venait son malaise. Il resta planté debout, jusqu'à rencontrer du regard un livre entrouvert et aux pages froissés dont il put lire quelques phrases en anglais. Se penchant pour le ramasser, il constata que c'était celui qu'elle avait aperçu, un livre de cuisine, traduit dans les deux langues.
Le refermant, il serra durement ses poings, comme pour chasser l'impression fugace qu'il pouvait toujours sentir le cœur de la jeune femme tambouriner à l'intérieur, à travers ses flancs qu'il avait saisis dans la précipitation.
Loki ne descendit pas, et Darcy ne fit plus irruption à l'étage dans les heures qui suivirent, ni pour manger, ni pour rejoindre sa pièce-refuge.
Et quelque part, dans le palais d'Asgard, Frigga souriait.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top