T W E N T Y F O U R

« Je sais, Thor a déjà fait exactement la même chose » s'amusa Jane au bout du fil, faisant rire Darcy presque à s'étouffer.

« Non mais tout de même ! Ne pas savoir épeler transat c'est très fort ! »

« C'est parce que ça n'existe pas à Asgard »

Darcy pouffa.

« Et ils bronzent comment alors ? Ils s'allongent sur leur carrelage divin et attendent d'être bien chauds ? »

Jane poussa un soupir exaspéré, mais Darcy la connaissait suffisamment pour savoir avec certitude qu'elle souriait, et savoir Jane souriante, mine de rien, ça la rassurait pas mal. Depuis presque deux heures qu'elles étaient au téléphone, la jeune femme s'était appliquée à expédier tout ce qui était trop sérieux, se concentrant sur le stock conséquent de blagues répertoriées au cours du mois écoulé, dans le but d'écarter Jane de ses inquiétudes. Darcy n'était pas très bonne menteuse, mais avec Jane, elle savait se faire très convaincante, et à s'entendre, elle était persuadée que l'astrophysicienne penserait sa cohabitation avec Loki calme et harmonieuse. Évidemment, elle ne se doutait pas que c'était rendre cette expérience aussi plaisante qui torturait les méninges de Jane, qui ne pouvait s'empêcher d'avoir un mauvais pressentiment, en repensant à sa propre rencontre avec Thor et avec le bazar que fréquenter un dieu impliquait. Au final, ce n'était plus le danger que représentait Loki, qu'elle voyait violent, imprévisible et sournois, qu'elle craignait, mais au contraire que Darcy et lui s'entendent un peu trop bien... elle se garda de faire la moindre allusion à ce sujet.

Jane n'était pas idiote, et elle connaissait la brune par cœur. Mais si elle laissait transparaître ses doutes, Thor s'en mêlerait immédiatement, et elle finirait inévitablement par tout laisser échapper. C'était plus sage pour le moment d'écouter les histoires de Scrabble de Darcy, et de cogiter dans son coin.

« Dans tous les cas, je l'ai éclaté, mon score final était presque quatre fois le sien. Au moins il aura appris quelques mots utiles en prévision de ses séjours midgardiens (Jane tiqua en silence) »

Le téléphone de Darcy bipa, et elle le décrocha de son oreille pour regarder l'écran, plissant les paupières. Au même moment, Jane lui demanda timidement si tout allait réellement aussi bien qu'elle le laissait paraître, mais la jeune femme n'en entendit pas un mot, car elle avait bouché la sortie audio avec la tranche de sa main par inadvertance.

« Jane chérie ma batterie tombe complètement à plat, je vais devoir recharger »

Jane voulut poser sa question à nouveau, mais n'osa pas. Tu te fais trop de films, pensa-t-elle. Elle se racla la gorge.

« Hum, oui d'accord... »

« Je te rappellerai plus tard, t'inquiète pas »

« Oui, oui, pas de soucis » éluda Jane en hochant frénétiquement la tête, bien que seule dans sa chambre d'hôtel. Sa nervosité transpirait presque de l'appareil, et Darcy aurait pu la sentir à des kilomètres à la ronde. Mais, davantage perplexe que soucieuse, et étrangement égayée par leur appel, elle ne fit aucune remarque, et se contenta de saluer son amie et de raccrocher.

Se levant et s'étirant comme un chat, en retirant le sweat qu'elle portait et qui lui tenait vraiment trop chaud, elle balaya la pièce du regard à la recherche de son câble de chargement, qu'elle repéra au reflet de l'embout USB projeté contre la baie vitrée donnant sur la falaise. En trois pas énergiques, elle l'avait atteint, et le démêlant d'un agile coup de poignet, brancha son téléphone et l'abandonna sur le canapé. Alors qu'elle se servait un verre d'eau, elle se demanda ce qu'elle allait bien faire du reste de son après-midi, et sans même s'en rendre compte, par un réflexe curieux, guetta la présence de Loki. Elle riait encore de cette partie de Scrabble qu'ils avaient fait la veille et qu'elle venait de raconter à Jane, se disant qu'ils pourraient en refaire une aujourd'hui, pour passer le temps.

Darcy n'était pas très jeux de société dans son genre, elle n'avait jamais aimé ça (il faut dire qu'elle était très mauvaise perdante lorsqu'elle était gamine, et que jouer avec son frère était l'enfer sur un plateau, littéralement), mais étrangement, elle avait toujours aimé le Scrabble. Elle avait passé de longues soirées à y jouer avec ses colocataires au début de ses études, à tenter de caser un maximum de ses notions de cours de science politique sur la grille pour réviser sans se faire chier. Jouer au Scrabble avec Jane, ce n'était pas fun du tout, mais avec Loki, qui avait une connaissance sur la race humaine particulièrement limitée, ça avait été une succession de fou rires.

En attirant à elle la boîte du jeu, qui trainait toujours sur la table, elle songea que cette fois, ils pourraient refaire une partie avec Asgard et tutti quanti pour thème, histoire de rendre la pareille à un dieu ronchon encore plus mauvais joueur qu'elle. Elle ne partirait pas de zéro, avec tout le bavardage de Jane sur le sujet qu'elle avait dû essuyer depuis un an... résolue, elle fit volte face pour ouvrir le frigo et prendre le quart de tarte restant, et tout son attirail chargé, quitta la salle de repos. Sautant les deux premières marches de l'escalier menant à l'étage (comme la grosse gamine qu'elle était), elle manqua de se viander et bénit le ciel que personne n'ai vu la scène, Loki le dernier, qui se plaisait bien à lui rappeler chacune de ses chutes (la plus épique ayant fini en semi grand-écart à la sortie de la salle d'eau) chaque fois qu'il avait envie de la faire enrager.

À mesure qu'elle gravissait les marches, elle commençait à se questionner plus sérieusement, et échangea son sourire avec une moue perplexe. Où était-il, d'ailleurs ? Elle ne l'avait pas revu depuis la partie de Scrabble, même pas pour manger, et elle était à peu près sûre qu'il n'était pas mauvais joueur au point de la bouder aussi longtemps. Certes, il avait toujours passé beaucoup de temps tout seul dans sa bibliothèque, mais elle avait la sensation qu'il était de moins en moins là ces derniers jours, et cela lui apparaissait d'autant plus clair qu'elle était plus attentive à sa présence, maintenant qu'ils s'entendaient à peu près. Un courant d'air passa entre ses chevilles et un frisson brutal, particulièrement inattendu, la secoua. D'où venait ce foutu courant d'air ? L'étage était complètement isolé de l'extérieur... si elle avait été particulièrement optimiste, elle aurait pu s'imaginer un instant que le sortilège avait été levé et que ce courant d'air mystérieux était l'appel de la liberté, littéralement. Mais cela ne traversa pas l'esprit de Darcy, loin de là.

En fait, elle avait une crampe au bas du ventre, les mains moites (elle faillit faire tomber l'assiette de tarte des suites d'un pas déséquilibré), et une impression subite et persistante de qui-vive et de doute. Pourquoi ce sentiment d'asphyxie tout à coup ? C'était comme si, à chaque nouveau pas, l'air autour d'elle perdait un degré. Jamais, depuis un mois qu'elle était cloîtrée dans l'observatoire, elle n'avait eu aussi peur de se rendre à l'étage, même dans les premiers temps où elle craignait Loki comme s'il allait l'écraser dans son poing.

Tu es complètement irrationnelle.

Elle eut presque du mal à déglutir quand elle pénétra dans la bibliothèque, étrangement silencieuse (à croire qu'elle avait peur qu'un monstre lui tombe dessus au moindre petit bruit). Un son étouffé lui parvint des rayonnages du fond, derrière le télescope massif au centre de la pièce, qui ressemblait à des bruissements de pages frénétiques. À pas de loup, tendue par un instinct qui lui dictait la discrétion, Darcy s'approcha, contourna le dit télescope et se figea sur place, en posant son regard sur Loki. Déjà, il était bleu. BLEU.

Enfin, non, pas complètement. C'était comme si un voile flottait autour de lui et l'empêchait vraiment de distinguer clairement son visage ; des remous bleus ondulaient sous sa peau. Son nez n'était plus ni gonflé ni couvert du large hématome qu'il arborait pourtant depuis quelques jours ; une aura de froid paralysante semblait s'échapper de lui, envahir chaque recoin de la bibliothèque, presque à en faire geler les volumes sur leurs étagères. Droit comme un i, la paume ouverte et un livre lévitant quelques centimètres juste au dessus, les pages se tournant si vite qu'elles se déchiraient presque, le Jotun paraissait au paroxysme de la concentration, une concentration pénible qu'on devinait à la tension dans ses doigts crispés, et à son expression, qu'elle en était douloureuse. Darcy n'en revînt pas, les premières secondes.

Même s'il dégageait quelque chose d'indescriptible, inspirant chez elle une terreur sourde, et que la température avait chuté si drastiquement qu'elle expirait un petit nuage blanc comme en plein hiver, Darcy sentait monter en elle autre chose d'infiniment violent. Une rage innommable, un sentiment de colère débordant, qui la faisait bouillir de l'intérieur et déréglait son corps qui ne savait plus s'il étouffait de chaud ou s'il se tétanisait de froid. Elle fit un pas, un seul, et Loki ouvrit subitement les yeux ; deux billes pourpres d'abord, elle en était certaine ; et tourna la tête vers elle, vissant sur son visage ses iris pers. Il ne parut pas particulièrement surpris de la voir, mais une brève moue de contrariété se dessina sous son masque d'impassibilité. Il se rendait compte qu'il venait de se passer quelque chose de très important. Et Darcy perdait tous ses moyens.

« C'était donc ça, que tu mijotais dans ton coin »

Elle souriait. Elle aurait été capable de lui hurler les pires insultes du monde en cet instant. Bravant l'aura de Loki d'encore un pas, elle rit comme une démente.

« Toutes ces heures caché au fond de la bibliothèque, à lire les plus vieux livres bien dissimulés parmi tous les autres... je comprends mieux... »

« Darcy... »

Mais c'était la goutte de trop.

« Ta gueule putain ! » lui hurla-t-elle « Depuis tout ce temps tu fais de la magie en douce ? Tu récupères tranquillement tes pouvoirs, tu prépares la grande évasion, le casse du siècle... Loki défie Odin mesdames et messieurs ! »

Une larme lui échappa bien malgré les efforts qu'elle fit pour la retenir. Elle était tellement en colère, tellement blessée, qu'elle ne savait même plus ce qu'elle voulait dire, ce qu'elle avait dit non plus.

« Tu m'as menti, tu mens non-stop en fait ! C'est marrant parce que je pensais qu'on avait instauré un lien de confiance, le minimum.... Mais non, non, je suis bête... pendant que je te parles de mon enfance tu inventes des jolies histoires qui vont m'attendrir, faire baisser ma méfiance... »

Elle siffla. Loki serra très lentement les dents.

« Je te savais fourbe mais là, tu sais quoi, je suis épatée ! J'aurais dû m'en douter remarque, mais j'étais trop occupée à m'excuser de t'avoir blessé au visage c'est vrai ! Ça a l'air d'aller beaucoup mieux au moins, vraiment, je suis ravie »

Loki avait lâché son livre, canalisé les reflux de magie qu'il s'efforçait de ranimer depuis un mois dans ses poings qu'il serrait à s'en briser les phalanges. Chaque mot qui sortait de la bouche de la brune donnait au Jotun envie de taper dans quelque chose, il en avait des impatiences jusque dans les mâchoires.

« Darcy... » tenta-t-il de nouveau, la voix tellement rauque que c'en était presque un murmure, qui sonnait comme un avertissement. « Je ne t'ai pas menti. Ne me met pas en colère »

Elle s'approcha de lui à grandes enjambées, et instinctivement, il recula. Merde, s'il perdait le contrôle ça allait très mal se finir.

« Je m'en fous que tu sois en colère, connard ! Tu n'imagines même pas ce que je serais capable de te faire là, de suite ! Et dire que je croyais à tes bons moments... vas-y fais moi rêver ! C'était quoi le plan ? Faire s'écrouler le bâtiment et compter sur ton immortalité de merde pour te barrer ni vu ni connu ? M'utiliser comme leurre ? Comme appât ? Forcément, pour avoir forcé ton chemin dans mes bonnes grâces, je devais être d'une importance capitale ! »

« Je ne t'ai pas menti Darcy, tout ce que je t'ai dit était vrai ! » lui répondit-il, sur la défensive, presque en feulant.

« Oh vraiment ? Mais qu'est-ce que j'en sais ? T'es le dieu des mensonges après tout, direct ou par omission, quelle différence ? C'est gravé ton ADN je suis sure ! Peut-être même que t'es une nana, et que je le sais même pas ! »

Darcy était à moins d'un mètre de lui maintenant, menaçante, grelottante de froid et tempêtante. Des invectives toutes plus acérées les unes que les autres lui tombaient des lèvres, tellement qu'elle avait du mal à articuler correctement. Loki, incapable de se contenir davantage, se redressa comme un fauve et la fit reculer. La brune se sentit nauséeuse tout à coup, son champ de vision fut constellé de taches noires, et elle aperçut une masse noire et sifflantes bourdonner le long du toit en dôme, cachant complètement la lumière qui traversait l'obole en verre vers laquelle pointait le télescope. Elle tituba en arrière, le cœur tambourinant jusque dans la pulpe de ses doigts, le souffle chaotique. Tout son corps réagissait comme si elle était en proie à un danger inqualifiable, comme en plein cauchemar, conscient qu'il ne peut pas s'échapper. Mais Darcy savait très bien à quoi s'en tenir ; c'était Loki qui utilisait sa magie sur elle, qui générait des hallucinations.

« C'est ça t'as raison, j'allais justement te demander une démonstration » sanglota-t-elle à moitié, pratiquement aveugle désormais mais pas suffisamment pour échapper à l'horreur de voir une succession de mygales lui grimper le long des jambes, et des mains agripper ses vêtements et ses cheveux. Elle cria, se débattit, lutta dans sa tête, les mains plaquées sur les oreilles pour ignorer les sons stridents qui lui vrillaient les tympans.

Ce n'est pas réel, ce n'est pas réel, ce n'est pas réel...

Loki, paralysé, la regardait avec peine. La vision d'une Darcy transie de terreur le rendait malade, des crampes lui oppressaient la poitrine. Il avait tellement honte qu'il crut sincèrement qu'il allait vomir. Mais qu'est-ce que je fais...
Il sentait son emprise sur sa magie faiblir, lui glisser entre les mains comme du sable, et Darcy, échappant à ses assaillants imaginaires, se heurta à l'une des étagères de la bibliothèque et en fit tomber quelques livres. Fondant en larmes, mais hargneuse, elle se saisit de tout ce qui était à sa portée, tous les bouquins qu'elle rencontrait, et les jetait sans ménagement dans la direction où elle savait le Jotun. Il tenta d'esquiver ce qu'elle lui balançait au visage en beuglant, de se protéger avec ses avant-bras, conscient qu'il redevenait physiquement vulnérable, qu'il n'était pas assez puissant pour maintenir son statut divin plus de quelques instants.

La tranche d'un livre s'écrasa contre ses côtes et lui coupa la respiration, un autre lui érafla la pommette. Darcy n'en finissait plus, les projectiles se multipliaient. Progressivement, la vision se dissipait, l'hallucination devenait moins tangible ; c'était l'épuisement qui gagnait Loki, une lassitude profonde, l'envie inexplicable d'accepter tous les coups qu'elle voulait lui infliger, de la laisser se déchaîner contre lui, lui crever les yeux avec ses livres si elle le voulait, pourvu qu'elle cessât de geindre de peur.

« Je suis désolé » susurra-t-il en accusant un dictionnaire sur le plexus, se laissant glisser vers le sol, essoufflé et cassé, quelque part.

« Je ne te pardonnerai pas ce que tu m'as fait aujourd'hui Loki » lui cracha-t-elle, vidée de toutes ses forces elle-aussi, recouvrant une vision claire et le plein contrôle de son corps et de ses sens.

« Je sais »

Mais elle ne l'entendit pas, déjà à quelques mètres de la porte de la bibliothèque. Elle alla s'enfermer dans les douches communes, Loki sursauta lorsque la porte claqua, et ne chercha même pas à se relever, à dire quoi que ce soit. Il se contenta de gésir par terre, immobile, les yeux grands ouverts, la tête vide. Il avait toujours mal dans la poitrine.

Jane fit un cauchemar cette nuit-là.

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