T W E N T Y
Le voici, le voilà !
~•~
Les trois heures que passèrent Darcy et Loki à trier un par un les casiers s'écoulèrent étonnamment vite autant pour l'un que pour l'autre, si bien que l'après midi commençait à toucher à sa fin sans qu'aucun des deux ne s'en rendît vraiment compte. Darcy, qui vidait l'essentiel de son sixième casier consécutif, se chargeait avant tout de ne garder que les objets utiles qu'elle trouvait, qu'elle donnait ensuite à Loki qui, assis par terre, les rangeait en piles bien distinctes. Ils avaient trouvé toutes sortes de choses dans ces casiers, essentiellement des vêtements, des magazines, des snacks en tous genres, des carnets de notes et des livres de sciences spécialisés ; en gros, les classiques ; mais également des choses un peu moins conventionnelles. Il avait eu, par exemple, dans le huitième casier, une boîte remplie de chaussures de poupées miniatures en bois verni, dans le dixième, des cartouches de carabines et dans le suivant, une vaste collection de petites annonces découpées dans un journal en espagnol et des capsules de bière de toutes les couleurs.
Il ne s'agissait bien sûr que d'une échantillon restreint de bien d'autres étrangetés, et Darcy était même certaine que les fous rires que lui avait offert Loki par ses réactions toutes plus absurdes les unes que les autres ne risqueraient pas de lui échapper avant longtemps. Elle aurait tout donné pour pouvoir le photographier lorsqu'il s'était pris une avalanche de sous-vêtements dans le visage en ouvrant un casier trop fort ou, encore mieux, lorsqu'il avait sursauté face au castor en peluche qu'elle lui avait tendu et qu'elle avait gardé parce qu'il ressemblait à son père dans ses mauvais jours.
La jeune femme ne pouvait empêcher une certaine bonne humeur et une bonhommie toute particulière de prendre le pas sur son impatience et son insolence, si bien qu'elle se pliait docilement à la tâche depuis un moment en fredonnant vaguement ce qu'elle se rappelait d'un air de Pearl Jam, comme si elle avait tout bêtement été en train de ranger ses disques dans son appartement. Loki, lui, l'observait du coin de l'œil depuis le centre de la pièce, occupé à remuer les mains et faire du bruit pour ne pas qu'elle puisse soupçonner l'intérêt soudain qu'il avait pour elle. Il avait terminé de faire des piles d'objets Midgardiens hasardeuses depuis déjà quelques minutes mais avait été intrigué par l'air de la jeune femme au moment où il allait lui lancer une charmante pique sur sa lenteur.
Elle avait cet espèce de sourire imperceptible qui flottait au coin des lèvres et qu'on ne pouvait deviner qu'à la façon dont une très infime fossette se creusait sur sa joue gauche, et le Jotun se surprenait à penser qu'il ne l'avait jamais vu esquisser le moindre réel sourire depuis qu'il avait commencé à remarquer vraiment sa présence, puisqu'il ne pouvait décemment pas compter la laideur évidente qu'elle revêtait chaque fois qu'elle se montrait affreusement malpolie et désagréable. En fait, il trouvait que c'était une curieuse créature, et son dégoût premier et toujours manifeste à l'égard de sa rampante race s'atténuait très légèrement chaque fois qu'il cherchait à l'observer plus en détail pour satisfaire sa curiosité titillée. Darcy avait beau être une insupportable piailleuse, il y avait toujours quelque chose dans sa façon d'être que Loki était incapable de comprendre et d'anticiper, ce qui le déstabilisait quelque peu parfois, tant elle avait des réactions à milles lieues de celles qu'avait la majorité des autres humains auxquels il avait déjà eu affaire. En d'autres termes, Loki ne la comprenait pas du tout, et cette énigme avait réussi, d'une façon qu'il n'expliquait pas très bien, à attirer irrémédiablement son attention.
Il pensa alors à son plan d'évasion, ce qu'il avait déjà fait pour mettre les rouages de la machine en marche, ce qui se tramait dans son dos sans que la brune n'en ait la moindre idée, et, par un accès de faiblesse à l'origine trouble, Loki se demanda tout à coup si c'était la bonne solution, enfin, si ça valait le coup. Déjà, la tâche était compliquée par le caractère sardonique de Darcy, qui restait hermétique 80% du temps, et avec qui il était difficile de nouer un lien de confiance pour parvenir à la briser profondément ensuite. Et puis, second problème, Loki n'était même plus certain de le vouloir, et certains indices ne mentaient pas sur son accoutumance à la vie et elle. Il l'appelait par son prénom (chose tout à fait inédite) et surtout, il ne sentait plus la pression du sortilège sur ses épaules en pensant à ses machinations. Il aurait dû saigner du nez, s'emporter à chaque regard, vouloir sentir son cartilage se fissurer sous la pression de ses mains sur sa gorge ; être attiré par la terreur dans ses yeux et non pas la moquerie railleuse dans les prunelles azur qu'elle dardait sur lui. À croire que tout au fond, bien enfoui quelque part, l'envie de la détruire s'était tout simplement... essoufflée.
Peut-être serait-elle plus utile comme alliée du moment et pourrait-il se contenter de l'abandonner à un endroit aléatoire sur terre quand il serait dehors ? Ou alors la garder comme otage de dernier recours ? Loki s'énerva contre lui-même et contre ses tergiversations, qui avaient définitivement perdu de leur superbe, et resta méditatif une longue minute, si bien qu'il ne se rendit même pas compte que Darcy, adossée contre le casier qu'elle avait terminé de vider, le fixait droit dans les yeux avec un air blasé pour masquer son trouble.
Pourquoi fallait-il toujours qu'il la regarde avec une telle froideur et une telle pénétration ? Elle se sentait comme violée de l'esprit, et pourtant c'était plus fort qu'elle, elle ne pouvait tout simplement pas baisser les yeux. Elle réalisa dans quelles obscures songeries il avait dû plonger lorsque ses paupières frémirent comme s'il sortait d'un rêve éveillé et que cette fois, définitivement, il la transperça.
Elle voulut déglutir mais eut peur de s'étouffer avec sa salive.
« C'est bon t'as fini de me contempler ? »
Aucun d'eux ne sut si le silence qui suivit tint davantage du malaise ou d'une tension d'une autre nature.
Et puis Darcy tiqua, cédant à une question qui lui venait tout à coup.
« Dis-moi, comment ça marche cette malediction divinatoire que ton sacro-saint père Viking nous a jeté à la gueule pendant que je faisais la sieste ? Pas l'enveloppe invisible qui nous empêche de sortir mais la raison, la vraie raison qui t'empêche de venir me trucider là, maintenant ? »
Pris de court, Loki laissa momentanément tomber son masque d'indifférence et ses sourcils disparurent sous ses cheveux.
Elle lit dans mes pensées ou quoi ?
« Ça n'a rien d'une malédiction » se reprit-il avec une inflexion de voix très légèrement plus grave que d'ordinaire « c'est à peine un sortilège pour débutant »
En disant cela, le Jotun s'était redressé et épousseté les mains, alors que Darcy était venu déposer un petit tas de vêtements dans la pile qu'il avait fait par terre. Quand elle passa à côté de lui, il lui trouva un air horriblement mesquin et eut envie de s'écarter comme si elle avait été sur le point de lui jeter un seau de crustacées à la figure. La mixture terrestre qu'elle mangeait au petit-déjeuner lui avait déjà largement suffit.
« Mais encore ? »
Il se tourna vers elle, et le mouvement de son bras dans son dos lui échappa complètement. Il avait juste envie de mettre fin à cette discussion, et espéra que s'il allait ouvrir un casier et fourrager dedans, elle le comprendrait. Enfin, visiblement il devenait trop optimiste sur les capacités intellectuelles de sa colocataire.
« Mais encore quoi ? »
Darcy roula des yeux.
« Oh je t'en prie, c'est pas comme si je n'avais pas remarqué que tu te mettais à pisser du nez à chaque tentative d'étranglement »
Loki, très lentement, pivota vers elle, et s'approcha à pas si légers que c'était comme s'il flottait au dessus du sol. Elle se rendit seulement compte d'à quel point elle était petite à côté d'elle, lui qui la surplombait d'une tête et dont les bras sveltes auraient pu trouer le mur sans qu'il ne se fasse une ecchymose.
« C'est ce qui te fais croire... » commença-t-il, presque langoureux, alors qu'il franchissait les derniers mètres « ...midgardienne... » (Darcy se retint de pouffer, une partie d'elle était tout de même tétanisée face à lui mais refusait de se montrer de peur de satisfaire l'égocentrique exaltation qu'elle sentait bouillir chez lui) «...que je ne pourrais pas te briser la nuque ici et maintenant sans même que tu n'aies le temps de me voir approcher ? »
Darcy tenta vraiment de rester sérieuse, mais ses yeux se plissèrent avec un air de défi. Loki nota qu'elle ne portait pas ses étroites lunettes, il n'avait pas fait attention à ce détail.
« primo, j'ai eu tooooouuuuuut le temps de te voir approcher, aucun doute là dessus, et deuzio, non, je sais qu'il y a autre chose. Alors qu'est-ce que c'est ? Un genre de connexion ? Un lien magique ? »
Il resta silencieux. Bien sûr, il vit du coin de l'œil qu'elle faisait bouger la main qu'elle avait discrètement gardée dans son dos, mais s'il détournait les yeux pour regarder la main en question, c'était perdre face à elle. Et évidemment, il en était hors de question.
« Parce que je suis à peu près certaine que si on ne t'en avait pas empêché d'une façon radicale, tu m'aurais déjà tuée depuis longtemps. Mais maintenant qu'on vit ensemble depuis un bail et qu'on est devenus BFF, tu peux me le dire... je suis un genre de soupape de sécurité ? »
Avec son autre main, elle les désigna de l'index, et avait de plus en plus de mal à contenir l'hilarité qui grondait en elle.
« En fait toi et moi on est reliés par ce sortilège, si tu me touches ou que tu penses à comment tu vas découper mon corps, tu saignes »
Loki la trouvait trop perspicace, il avait envie de l'envoyer valser dans le mur le plus proche. Surtout quand elle se mettait à grimacer comme elle le faisait maintenant.
« Vous appelez ça comment dans votre jargon magique ? Un lien ? Une connexion mystique ? Une dyade...? »
Et Darcy eut droit à exactement, exactement, la réponse qu'elle attendait.
« Non »
« Menteur »
Et avant même que Loki n'ait eu le temps de comprendre, il se retrouva face au canon d'un pistolet et une rafale de jets d'eau lui explosa en plein visage et dégoulina jusque dans son dos. Il vit alors que ce qui était en vérité un mini canon à eau qu'il avait rangé dans l'une des piles sans savoir ce que c'était avait mystérieusement disparu du sol pour se retrouver entre les mains d'une Darcy sournoise qui voulait juste s'amuser et commençait déjà à s'éloigner. Quand il releva les yeux dans la direction de la jeune femme, elle vit que ses iris avaient viré à l'anthracite.
« Tu vas regretter ça »
Darcy fusa comme une flèche vers la porte et évita de justesse la salve d'objets aléatoires (à savoir un taille crayon, un fleur en plastique, une paire de chaussettes roulées en boule et une balle de golf) que Loki balança dans sa direction. Elle éclata d'un rire tonitruant en traversant le couloir, déjà essoufflée, et glapissant sous la pluie de projectiles qui émergea dans le corridor à sa suite. Lorsqu'elle vit Loki bondir vers elle avec une agilité féline et une sacré vitesse, elle tenta de le viser avec le pistolet à eau de nouveau, hurlant de rire à gorge déployée désormais, et alla se réfugier dans la première pièce qu'elle trouva (c'est à dire les toilettes du rez-de-chaussée).
Se plaquant contre la porte pour bloquer son ouverture, puisque le verrou était cassé, elle tenta d'endiguer son hilarité. Bien en vain d'ailleurs, car Loki l'avait vue entrer et cogna avec des beuglement anarchiques contre la porte.
« OUVRE CETTE PORTE TOUT DE SUITE ! »
Mais Darcy, telle une warrior, des larmes chaudes ruisselant sur son visage, tint bon sous les assauts du Jotun.
« TU PEUX PAS ME FAIRE ÇA LOKI JE SUIS LA DYADE DE TA VIE »
« Vermine ! »
Il poussa un dernier coup rageur dans la porte, glissant à moitié sur le carrelage qu'il avait mouillée simplement on se tenant dessus.
« C'était trop tentant ! » bafouilla Darcy, qui avait des crampes des joues jusqu'aux abdominaux. « C'est la faute du pistolet, il a pas arrêté de me faire des clins d'œil ! »
Pour évacuer un peu sa pseudo-rage et surtout éviter de rire à son tour et de faire disparaître son sourire (pourquoi diable souffrait-il de ces contractions involontaires ? Ça n'avait rien d'amusant !), Loki continua de frapper dans la porte et de proférer une avalanche de menaces (et peut-être aussi, qu'au fond, il aimait bien son rire, son vrai rire). Cependant, il finit par se lasser, et sachant parfaitement qu'elle ne sortirait pas avant un bon moment, il décida plutôt d'aller se laver.
~•~
Trois heures plus tard, il était assis dans le fauteuil de la salle de repos et en train de lire un livre sur la sorcellerie mythique, tandis que Darcy, au téléphone avec Jane, surveillait la cuisson des pâtes de leur dîner.
« ...et donc ? »
« Et donc j'ai récupéré des matelas dans les dortoirs et je me suis trouvé un petit coin tranquille, avec une meilleure isolation où je risquais pas de choper la mort encore une fois »
« Tu t'installes comme si tu allais rester enfermée ici longtemps... »
« Vois la vérité en face Jane, c'est plutôt bien parti. Toute façon j'ai eu d'autres choses à faire donc ça a fait passer le temps »
« Comment ça d'autres choses à faire ? »
« Oh bah après il a fallu s'organiser un peu donc on a... » un gloussement lui échappa malgré elle, et Loki releva les yeux de sa page « on a trié les affaires qu'on trouvait dans les casiers des scientifiques... »
Sans pouvoir se retenir, elle se mit à rire, et à l'autre bout du fil, Jane fronça les sourcils.
« on ? »
« Oui oui, Loki aussi... mais t'inquiète, je me suis pas laissée faire... tel Jules César... »
Elle plaqua sa main sur sa bouche, des larmes jaillissant de ses yeux.
« Je suis...venue, j'ai vu et j'ai... »
Elle hurla et Jane, complètement perplexe, écarta l'appareil de son oreille. Loki, lui, bondit hors de canapé.
« Darcy ? »
« et j'ai vaincuuuiiiiiiiii »
La jeune femme ne put esquiver le coussin que le Jotun venait de lui jeter à la figure, et Jane, au bout du fil, ne put qu'entendre son amie s'étrangler dans son hilarité avant que la communication ne soit interrompue. Troublée, elle se laissa tomber sur le lit de sa chambre d'hôtel et Thor, qui était planté devant la fenêtre, se tourna vers elle, visiblement aussi surpris qu'elle par la fin abrupte et inattendue de l'appel de Darcy.
« J'ai connu un gars qui s'appelait Jules César il y a quelques siècles. Il a pas donné son nom à des tacos ou un truc du genre ? »
Jane ignora Thor, et se refusa à formuler sa pensée à voix haute, même si soudainement... elle avait un mauvais pressentiment.
Et l'instinct de Jane ne la trompait jamais.
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