S I X T E E N



Au début, on pouvait dire que Loki y allait vraiment de mauvais poil et ne faisait absolument aucun effort pour rendre sa lecture agréable ; il alignait les vers avec un tel flegme que parfois Darcy avait même du mal à les comprendre, il sautait des mots, parfois des strophes entières pour raccourcir les longs poèmes (et Darcy tiquait à chaque fois, parce qu'elle était loin d'être bête au point de ne pas se rendre compte qu'il faisait exprès de lire en diagonale) ; cependant, elle ne lui fit aucune remarque à voix haute et se contenta de l'écouter parler dans sa barbe imaginaire en se concentrant sur ce qu'elle parvenait à comprendre d'intelligible, de peur qu'il ne se braque encore une fois et ne se renferme dans le silence le plus absolu.
Merde, elle avait eu sa dose.

Darcy ne connaissait pas tous les poèmes qu'il lisait mais certains lui étaient familiers, il y en avait qu'elle avait étudié lorsqu'elle était encore au lycée et dont quelques vers lui revenaient en mémoire, exactement comme le style de certains auteurs lui rappelaient les œuvres de littérature sur lesquelles elle avait planché pendant ses études. Darcy n'était pas particulièrement nostalgique de cette époque, mais elle devait bien admettre que la littérature avait toujours eu ce petit quelque chose qui l'intriguait toujours plus. Avec elle, en matière de bouquins, c'était soit blanc, soit noir : dès la première page d'un roman elle savait si elle irait ou non jusqu'au bout, et les premières phrases s'avéraient souvent déterminantes quant à savoir si elle aimait ou non ce qu'elle était en train de lire. Cependant, avec la poésie, les choses étaient différentes.

Darcy avait une façon étrange d'apprécier un poème, toute en nuance et jamais fiable d'un jour sur l'autre : selon son humeur elle pouvait trouver un texte captivant et en relire la moitié le lendemain avant de mettre le feu à l'autre partie. En gros, la poésie et Darcy, c'était une affaire de style, et une affaire de sentiments ; une subtilité que pas mal de gens avaient du mal à comprendre et qui avait eu le don de faire tourner en bourrique ses professeurs de langues. Si on ajoutait à cela que Darcy avait lu de la poésie venue des quatre coins du monde, on obtenait au final des mélanges d'avis et de réflexions assez douteux et extrêmement confus. Ça lui avait valu un bel échec à l'une de ses épreuves pour valider sa première année d'étude ; puisque son professeur de littérature avait vraisemblablement eu beaucoup de mal avec sa comparaison entre Les Hauts de Hurlevent et Oblomov, sans oublier les quelques petites vannes bien salées qu'Apollinaire avait tendance à glisser dans ses poèmes, ajoutées pour donner plus de piquant à ses punchlines. Darcy avait d'ailleurs porté plainte pour ca, et n'avait jamais été rappelée par le commissariat, débordant d'empotés et d'incompétents.

Enfin, tout cela pour dire que Darcy aimait la poésie, selon les jours et selon ses humeurs, et que c'était un plaisir définitivement entaché par la façon avilissante que Loki avait de lui lire vers sur vers sur vers à croire que son volume entier n'était qu'une interminable suite de phrases sans queue ni tête censées parler d'astronomie. À un moment, la monotonie de la lecture poussa même la jeune femme à mettre le Jotun en sourdine et à se perdre dans son exploration visuelle de la bibliothèque de l'observatoire, rongée par l'obscurité à peine contrariée par les grésillantes ampoules des lampes murales.

Sa rêverie lui parut s'éterniser longtemps, une trentaine de minutes peut être, avant qu'un bref silence ne la ramène doucement sur Terre. Darcy avait complètement décroché, et pourtant, dès que Loki reprit, sans avoir levé les yeux de son bouquin une seule milliseconde, elle eut l'étrange sensation de savoir exactement où il s'était arrêté.

Lui prêtant tout à coup une vive attention, elle le déshabilla du regard, et pendue à ses paroles, fit véritablement attention à ce qu'il était en train de lire. C'était comme si subitement, il avait oublié qu'elle était là, voire même qu'il lisait à voix haute : le gloubi-boulga poétique indigeste qu'il lui servait avec l'impression de se faire torturer comme un bagnard s'était progressivement transformé en quelque chose de bien plus lisse et de bien plus delectable.

Darcy fut même surprise de la volupté avec laquelle les mots s'enchaînaient et se liaient les uns aux autres dans sa façon de lire ; il donnait l'impression de chanter les vers, son ton était souple et sa voix grave, soudain chaloupée par un accent étrangement suave qui lui rappelait ces dandys britanniques de série télé qui envoûtent rien qu'en disant une banale connerie du style « bonjour, Carol ».
Son regard était entièrement absorbé par le livre, survolait les textes d'une façon hypnotisante ; Darcy, en quelques secondes, se trouva complètement happée dans la bulle qui s'était créée autour de lui et en oublia presque son comportement vache et aggressif des derniers jours. Il n'était plus la même personne, c'était très étrange. Darcy avait la sensation de faire face à quelqu'un d'autre, et pour une raison qu'elle était incapable d'expliquer, cela la troublait.

Ou alors, elle commençait juste à avoir un peu de trop de fièvre.

Dix pages passèrent bien sur le même rythme : Loki se mettait à lire plus lentement, comme absorbé par sa lecture, et la souplesse aérienne avec laquelle il le faisait peignait de véritables toiles et cartes du ciel dans l'esprit apaisé de la jeune femme. Soudain, une fatigue colossale s'abattait sur ses épaules et la faisait ployer ; l'adrénaline du début de la nuit redescendait, son corps enrhumé et courbaturé lui rappelait la nuit terrible qu'elle avait passé, ses pertes de connaissances et son manque de sommeil qui la rendaient comateuse ; en bref, elle se prenait une gifle de fatigue en plein dans la tronche et avait cette impression presque euphorique de glisser dans un nuage.

Elle ne s'endormait pas encore mais elle sentait que son cerveau commençait à ralentir, bercé par le silence religieux de la bibliothèque, la pluie fine tombant sur le toit de l'observatoire et la voix de velours de Loki, qui semblait presque avoir oublié qu'il était enfermé dans un laboratoire norvégien avec le dictionnaire à punchlines ambulant qu'était Darcy 97% du temps. Elle comprenait maintenant comment il avait pu rester aussi imperméable à toutes ses tentatives de distraction quelques heures auparavant, elle-même avait l'impression que la fin du monde ne pourrait pas la sortir de sa torpeur, alors qu'elle se contentait d'écouter.

Sans même s'en rendre compte, elle se détendait, et elle avait l'impression de ne pas s'être sentie aussi tranquille une seule fois depuis plus d'une semaine qu'elle était enfermée ici ; elle n'irait pas jusqu'à dire qu'elle était parfaitement sereine, mais disons que la crainte que Loki vienne l'étrangler dans son sommeil s'était quelque peu apaisée et laissait place à un semblant de désintérêt. Elle n'avait aucune confiance en lui, mais elle avait le sentiment qu'il ne s'en prendrait pas à elle, et c'était plutôt rassurant. Peut être même qu'elle pourrait passer une nuit véritablement reposante, comme elle en avait cruellement besoin.

À nouveau, Loki se tut un instant pour marquer la fin d'un poème, et d'un mouvement gracieux, tourna la page. Il parcourut les premiers vers des yeux brièvement, avant d'entamer sa lecture. Darcy somnolait, mais se réveilla en reconnaissant la poésie française de son enfance, et ces vers là tout particulièrement, qui la propulsaient soudain dans le passé de ses amères jeunes années et de ses rares moments de douceur et de calme. Théodore de Banville avait bercé son âme, bien des années auparavant, et entendre de nouveau ses poésies faisait naître un trouble tout particulier dans l'âme de Darcy, tout exacerbé par la quasi tendresse avec laquelle Loki le déclamer. La jeune femme tenta de se délecter de l'instant en gardant le silence, mais sur la dernière strophe, elle fut incapable de s'empêcher de parler, et avec un murmure à peine plus audible qu'un courant d'air, sa voix se superposa à celle du Dieu, qui, surpris, s'interrompit et la laissa terminer.

« ...La Mer est comme les cieux, resplendissante d'étoiles. Mais de- »

« Mais de ta bouche fleurie, Pour calmer ce mal cuisant, Tu me baises en disant, que ma blessure est guérie... »

En relevant les yeux, Darcy se heurta de plein fouet au regard d'une profondeur alarmante que Loki avait dardé sur elle, comme sorti abruptement de la transe de sa lecture par l'interruption impromptue de la jeune femme. Un malaise à peine camouflé se répandit sur le visage du Jotun, qui devait bien admettre qu'il s'était tellement laissé prendre au jeu qu'il en avait presque oublié le reste, et qui ne s'était pas attendu à ce sa jusque-là-extrêmement insolente-colocataire récite de mémoire la fin du poème qu'il avait entamé. On ne pouvait pas dire que Loki était très doué en matière de relations et d'interactions sociales, mais il était évident que Nuit d'Etoiles avait ravivé quelque chose de très enfoui dans le cœur de la jeune femme.

Se forçant à se redresser, Darcy frotta ses yeux, et ramena ses cheveux en arrière. Elle poussa un soupir las, mais pas désagréable, et pour une fois, le dieu ne décela pas une once d'ironie dans ses prunelles.

« Ma grand-mère adorait Théodore de Banville. Elle détestait les français pourtant, elle les trouvait pompeux et égocentriques, mais elle vouait un véritable culte à leur poésie, et tous les soirs, elle me lisait des poèmes. C'était son préféré »

Elle n'avait pas la moindre foutue idée de pourquoi elle se mettait à lui raconter sa vie mais pointa du doigt le livre, et Loki baissa les yeux sur les pages jaunies par le temps où les enluminures encadrant le poème s'étaient effacées pour ne laisser que de vagues traces d'encre bleue.

« Elle avait un exemplaire vieux comme le monde d'Améthystes qu'elle m'avait donné avant de déménager et que je me forçais à lire tous les soirs, même quand j'avais juste envie de jouer à Mario Kart avant que mon frère rapplique et ne me vole ma console, parce que c'était son préféré et que je m'étais lancé comme défi d'être capable de lui réciter chaque poème par cœur quand on allait la voir pendant les vacances... »

Un voile sombre couvrit son regard, un voile que Loki perçut, et qui le força à ravaler toutes les petites piques qui avaient pu germer dans son esprit en l'écoutant parler de son enfance. Il ne savait pas vraiment ce que c'était, mais quelque chose le forçait à garder le silence et à respecter ces souvenirs qu'elle était en train de raconter ; quelque chose qui lui disait que cette bulle dans laquelle ils étaient soudain enfermés était éphémère et qu'il valait mieux en profiter, avant que le soleil ne se lève et ne chasse la paix momentanée qui s'était établie entre eux.

« Nuit d'Etoile était son préféré, et c'était le seul que je n'ai jamais réussi à apprendre par cœur avant qu'elle ne meure... »

Le cœur de Darcy se fendit, et elle se sentit si vulnérable tout à coup qu'elle ne trouva même pas la force d'aller plus loin. Elle ne montrait pas ses sentiments, elle n'était pas du genre à se dévoiler aussi facilement, et à balancer à de parfaits inconnus des choses aussi intimes sur sa vie qui lui donnaient l'impression de s'être soudain retrouvée toute nue. Mais Darcy était fatiguée, et ce poème, à cet instant précis, avait fait remonter en elle plus de choses qu'elle n'avait imaginé, et elle s'en mordait subitement les doigts. Con comme il était, cet abruti de divinité des glaces devait la trouver pathétique, et elle l'aurait bien cherché.

Un faux sourire placardé au visage, elle balaya ses dernières paroles d'un geste sec du poignet et n'osa même pas le regarder dans les yeux.

« Oublie ce que je viens de dire Jon Snow, on s'en tape de toute façon. C'est pas comme si ta diction de mollusque allait me faire plus d'effet toute façon. On t'a déjà dit que tu lisais comme un cadavre moisi par l'humidité d'une cave ? Genre, comme ce pirate bidon dans ce film débile que j'avais regardé pour remonter le moral de Jane quand Thor avait décidé d'aller gambader dans les vertes prairies d'Asgard en la laissant en plan après le Nouveau-Mexique »

La magie du moment subitement brisée, Loki leva théâtralement les yeux au ciel. Il se disait bien, aussi, que c'était un peu trop beau pour être vrai que la jeune femme devienne subitement sentimentale et tranquille. En fin de compte, elle était toujours aussi garce.

« Enfin breeeeeeeeef » éluda-t-elle en étouffant un bâillement. « Je t'en prie, Hamlet, continue »

Loki plissa les paupières en l'observant se vautrer élégamment contre le mur.

« Tu tombes de fatigue » constata-t-il, ce à quoi Darcy répondit en roulant des yeux.

« Bullshit. T'as perdu le deal, donc tu me fais la lecture. Estime toi plutôt heureux que je t'ai pas demandé un strip-tease »

Manquant de s'étouffer, Loki se renfrogna et poussa un imperceptible soupir en entamant la lecture du poème suivant. De toute façon, après le peu de sommeil que Darcy avait eu depuis vingt-quatre heures, il était certain qu'elle allait s'écrouler en peu de temps, et Loki l'avait bien compris. Pour une fois, il optait pour le pacifisme et prenait parti de la situation ; et avec raison, car trois quatrains plus tard, le visage enfoncé dans les cheveux, Darcy avait sombré dans un sommeil noir et sans rêves. Loki continua néanmoins de lire un moment, pour être sûr qu'elle ne se réveille pas, soulagé qu'elle lui fiche enfin la paix. Il avait quand même fallu qu'elle s'écroule de fatigue pour qu'elle arrête de parler, et c'était clairement un mauvais présage pour la suite de leur cohabitation, même si le plan de Loki restait toujours le même.

Darcy avait beau l'attendrir avec ses courts moments de calme et de sentimentalisme, Loki n'en restait pas moins lucide et implacable sur ses positions : il devait sortir de là le plus vite possible, s'enfuir et retrouver son Tesseract. Et sa seule garantie se trouvait roulée en boule à même le sol en face de lui, endormie sans savoir quelles machinations se montaient dans l'esprit du dieu. Il devait gagner sa confiance, endormir sa méfiance, oui. Et s'il la poussait de la falaise au moment où elle s'y attendait le moins, le monde extérieur serait bien obligé de réagir.

Il fallait qu'elle ait tellement peur de lui qu'elle soit prête à marchander sa vie pour quitter ce laboratoire, et seulement comme ça, il pourrait sortir et disparaître.

Pourtant ce soir, le Jotun ne voulait pas lui faire de mal, il ne voulait pas la blesser ni la l'effrayer. Ce soir seulement, il agissait sans arrières pensées, mais il se le promettait, à partir du lever du soleil, rien ne se mettrait en travers de sa route.

Rien du tout.

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