E I G H T E E N
Loki fut réveillé en sursaut par trois grands coups frappés contre la porte de la bibliothèque, et il fut forcé d'émerger si rapidement que pendant un instant, il n'eut pas la moindre idée de l'endroit où il se trouvait. Après une dizaine de secondes de doute, il réalisa qu'il était toujours dans ce foutu observatoire et que comme d'habitude, il s'était endormi à même le sol, un livre entre les mains. Il fut cependant surpris de constater qu'il ne s'était pas réveillé avant la Midgardienne, qui n'était plus là, et que pour une fois, son sommeil avait été plutôt calme (si ce n'était réparateur). Il mettait cela sur le compte de sa nouvelle condition humaine, qu'il exécrait, et l'interminable nuit qu'il avait dû passer à veiller sur Darcy au risque que sa garantie de sortie ne trouve le moyen de se tuer d'une façon idiote, ce dont il la croyait tout à fait capable. Se redressant, et il resta assit un moment et passa une main lasse sur son visage. Depuis l'étage du bas, il entendit son prénom.
S'il avait eu un semblant de choix, le Jotun aurait préféré rester tapi entre ses étagères de livres et concentrer toute son énergie à élaborer un plan pour faire cesser son enfermement sur Terre. Mais il avait faim, et il se voyait mal ourdir un complot le ventre vide, d'autant plus que la soirée de la veille lui restait en travers de la gorge. Il avait été faible, et cela ne lui plaisait pas du tout.
Son nom fut appelé une nouvelle fois depuis l'étage inférieur, et il leva les yeux au ciel. Se dressant sur ses pieds, Loki prit le temps de se redonner un minimum de contenance en rajustant ces affreux, mais néanmoins confortables, vêtements Midgardiens dont il était vêtu, et s'engagea dans les escaliers.
Dans le couloir flottait une vague fragrance de savon et de sucre chaud, un étrange mélange qui lui titilla les narines et l'attira tout droit dans la salle de repos. Un courant d'air frais circulait depuis l'étage, à cause de la mauvaise isolation du bâtiment, et la pièce était inondée par la lumière du matin. Il n'y avait dans l'atmosphère aucune trace de tempête, que ce soit au sens propre comme au sens figuré, et ce ne fut pas pour lui déplaire.
Il ne vit Darcy que lorsqu'il tourna la tête. La jeune femme lui faisait face aussi droite qu'un piquet, et lui tendait un bol en céramique bleu clair dans lequel fumait une étrange mixture. Elle ne dit rien, et son silence lui sembla suspect, cependant Loki était trop concentré à tenter de déduire ses intentions pour penser à faire la moindre remarque. Dans ce bol, c'était exactement la même pâte que celle qu'elle lui avait jeté au visage comme on lui aurait craché dessus deux jours auparavant, il en aurait mis sa main à couper. Le dégoût de son expression ramena cet épisode à la mémoire de Darcy qui, l'air vaguement embarrassée, jugea plus prudent de poser son cadeau sur la table. Reculant d'un pas, et presque nerveusement, elle ravala la montagne de sarcasmes qui lui brûlaient la langue et chercha quelque chose à dire.
« Porridge » indiqua-t-elle, avant de grimacer. « Chocolat, banane, myrtilles et... bah... porridge. Recette familiale »
Loki fronça les sourcils, quelque peu décontenancé.
« Tu expérimentes une nouvelle langue ou tu cherches juste à te ridiculiser ? »
Soupirant face à la petitesse de cette remarque, Darcy décida finalement de laisser tomber le politiquement correct.
« Bon, écoute cerv... »
Elle se reprit une milliseconde avant que Loki ne la fustige du regard.
« Loki. Je vais pas y aller par Quatre Chemins, puisque de toute manière ça t'intéresse sûrement autant qu'un match de hockey sur glace entre... » avant de se lancer dans un speech interminable, Darcy se fit une pichenette mentale.
À croire que les mots qu'elle voulait dire allaient lui brûler la langue.
« Tout ça pour te dire que... je suis désolée, à propos ce que j'ai pu dire le soir où je t'ai, tu sais, jeté de la bouffe à la figure, même si je m'en rappelle pas trop parce que la fièvre me faisait délirer comme si je me prenais une cuite... et aussi pour cette histoire de cheval à huit pattes et tout ça, c'était pas très cool...même si, on va pas se mentir, c'est bien louche comme délire »
Loki resta de marbre, mais à l'intérieur, il fronçait les sourcils. Était-elle en train de se moquer de lui ? Elle semblait pourtant sincère. Cela le troubla plus qu'il ne voulut l'admettre.
« Pour me faire pardonner, je t'ai préparé un bol de porridge. Cette fois je t'en balancerai pas dans la figure, si ça te rassure... d'ailleurs c'était déjà ce que j'avais fait avant de, tu sais, m'évanouir et tout ça... »
Expédiant la fin de sa phrase d'un geste du poignet, Darcy poussa le bol face à Loki et se racla la gorge. Cette absence totale de réaction et ce sérieux qu'ils arboraient tous les deux la mettaient mal à l'aise, et elle espérait juste qu'il n'allait pas piquer une crise ou juste se retourner et partir. Merde, elle faisait des efforts, c'était déjà ça, non ?
Loki continua cependant de fixer le contenu du bol avec un air suspicieux. Si ce mélange pâteux et fumant avait l'air tout sauf appétissant, il devait reconnaître qu'il dégageait une odeur agréable, de sucre et d'épices, qui pour une obscure raison lui rappelaient son enfance. Darcy finit par laisser tomber et avec un soupir non dissimulé se laissa tomber sur une chaise.
« Tu sais » commença-t-elle en se mettant à fixer la mer que l'on apercevait au loin depuis la baie vitrée de la salle « moi aussi, j'ai subi des moqueries débiles quand j'étais gamine »
Loki tiqua. Que savait-elle ?
Elle eut un sourire.
« Figure toi que cette grand-mère dont je t'ai parlé hier vouait un véritable culte à la pâtisserie, au point où elle passait ses journées entières à cuisinier, c'est qu'elle avait du temps à tuer... et comme je la voyais tous les soirs en rentrant de l'école, je mangeais toujours autant que possible pour lui faire plaisir, quitte à être malade... »
Elle fronça le nez en laissant échapper un petit rire, et cela creusa une fossette sur sa joue droite. Cela la rendait belle, de se départir de ses airs mesquins. Cette lueur de nostalgie dans son regard força Loki à rester attentif.
« J'étais très grosse. Genre, énorme, du coup tous les autres gamins m'appelaient le globe (elle mima quelque chose qui ressemblait à une personne âgée terrorisée en pleine suffocation et cela fit sourire Loki sans même qu'il ne s'en rende compte). Ça me faisait beaucoup pleurer parce que chez moi, l'ambiance était pas meilleure, mais putain, Mamie cuisinait trop bien pour que j'arrête de me goinfrer ! Dalleuse un jour, dallleuse toujours, à la vie, à la mort ! Boulimie ou non ! »
Faisant un salut solennel au vide, elle se moqua d'elle-même, mais une étincelle de tristesse avait brillé dans ses prunelles azur pendant un instant. L'enfance de Darcy était probablement la période la plus pourrie de sa vie, et en parler n'était certainement pas un grand plaisir, mais elle tenait à montrer à Loki qu'elle savait ce que c'était, la méchanceté gratuite dans la cour de récré. Le Jotun, en l'écoutant parler, s'était finalement assis et avait continué de fixer le porridge sans poser la moindre question ni faire le moindre commentaire. Il ne savait pas trop bien ce qui avait changé dans son comportement entre la veille et le jour même, et il se doutait que tout cela avait dû lui être raconté par son idiot de frère, sinon elle ne se serait pas lancée dans un monologue sur sa vie, dont il se fichait royalement. Cependant, l'intention qu'il y avait derrière s'avérait finalement plus pure que ce qu'il avait cru.
Peut-être qu'au fond, Darcy Lewis était moins garce qu'elle n'en avait l'air. Il devait au moins lui accorder cela : elle était imprévisible et surprenante, pas toujours dans le bon sens du terme certes, mais elle savait vraisemblablement se montrer raisonnable. Loki en oublia presque qu'il serait prêt à tout pour la briser et sortir de cette prison divine, et lorsqu'au fond de lui quelque chose consentît à enterrer la hache de guerre (ou du moins à jeter un peu de terreau dessus), cela se fit avec sincérité.
Le silence retomba, et Darcy se mit à le fixer sans rien dire. Elle avait l'air songeuse, et c'était la première fois qu'il la voyait sans ses étroites lunettes et le visage dégagé. Elle n'était pas grosse, mais il se refusa à faire la remarque à voix haute. Il n'allait pas non plus lui permettre de prendre ses rêves pour des réalités.
« Alors, ce porridge ? »
L'ahurissant nombre de sous-entendus dans cette innocente question le fit bougonner, mais après cette ridicule séance de révélation, Loki se sentit obligé de retourner la faveur. Avec toute la mauvaise volonté du monde, il amena une cuillère de tambouille à ses lèvres et mangea, l'air impassible. Darcy avait un air si confiant et provocateur placardé au visage que c'était presque comme si elle était retombée dans les travers de sa vraie nature. Cette humaine était pernicieuse. Vraiment pernicieuse.
Elle haussa les sourcils.
Loki n'avait aucune idée de ce que c'était que cette étrange mixture, mais il y avait bien une chose à son propos qu'il refuserait d'admettre jusqu'à sa mort : c'était l'une des meilleures choses qu'il avait jamais mangé.
Il lui lança un regard mesquin.
« J'ai goûté meilleur »
Le cerveau de Darcy fit une micro danse de la joie et elle plissa les paupières.
« Menteur »
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