Pensées de nuit d'un ignare


Le monde dans lequel je vis, jamais je ne l'ai connu. Je ne fait que le redécouvrir, encore et encore, dans un éternel cycle qui se fiche bien du temps. Le présent n'existe pas : du passé, toujours, du passé qu'on voit à peine passer, et qui dans toute son ironie nous pousse vers le futur. Ce qui est incertain effraie : effraie aussi ce qui est certain, certainement incurable, la maladie des heures qui passe et que l'on sait infatigable.

Le futur n'est au fond que spéculations ; ni la raison, ni la désillusion n'en font un adversaire. Ce qui arrivera demain, nul n'en sait rien. Et pourtant, la raison même de l'existence, depuis longtemps malgré les méthodes pour feindre l'évidence, la Mort, la mort, elle, chacun la connaît. Chaque être l'accepte comme naturelle ; du plus grand prédateur à la plus petite proie, la Mort règne avec une main de fer, sans qu'aucun ne remette en cause ses lois.

En faisant de la Mort son ennemi, l'Homme, voyant un ami dans la Vie, soutient la thèse de l'après-vie. La Mort devient l'ami, l'ennemi alors paraît moins hostile. Aussi futile soit-il, ce consensus met souvent d'accord.

Je crois qu'il n'y a rien après la mort. Elle nous dérobe de tout ce qu'on a connu, les seules choses que l'on peut connaître dans notre condition humaine. Il n'y a rien à trouver dans le savoir, sinon de quoi justifier notre vaine existence. Une fois hors de ce monde, je n'existe plus ; peu importe ce que j'ai laissé derrière moi. Les souvenirs qui persistent dans l'esprit des autres, au fond, ne pèsent rien : des preuves intangibles dans une scène de crime tangible : mise à mort métaphorique dont l'arme du crime se fait bien réel. Ces souvenirs, ce ne sont que des avatars. Ils ne me prolongent pas, ils existent indépendamment de ce que j'ai bien pu être. Et moi, Ô cruel Moi, je leur ai donné la vie, tout en sachant que la Mort, tôt ou tard, viendrait les emmener. Être parent, c'est être un bourreau.

J'ai peur d'exister. Il n'y a pas plus vile comme peur que celle d'exister. Il n'y a pas de choix dans le fait de vivre. L'existence est une énigme qui se veut sans réponse : un mystère dont le seul échappatoire est un abysse sans fond. Voilà une perspective toute aussi effrayante.

C'est que la vie est une mascarade. En parcourant les actes, je ne peux déceler de fil conducteur ; la pièce s'écrit au fil du jeu. Pour un personnage, plusieurs acteurs : confusion ; au bout de quelques scènes, je ne reconnais plus personne. Qui suis-je ? Ai-je vraiment déjà été ? Serais-je peut-être un jour ? Fin d'un acte - Lequel ? Je ne sais pas. L'estrade est vide ; le silence de marbre. Il n'y a plus de bruit sinon celui de mon esprit vacillant.

Tous les acteurs, marchant au même pas, entrent en scène. Cacophonie troublante : ils jouent ma mémoire qui me jouent des tours. Mes souvenirs n'ont pas de date, je ne me repère pas dans le temps. Le temps, tiens, que je le hais. Peut-être le hais-je tellement que j'ai décidé de vivre en un seul point. Ma frise chronologique se meut en point, en poing que je serre vers le temps : comme je te hais !

J'ai peur de la fleur qui existe. Elle fait de mon point une frise. J'ai peur du bourgeon, de la fleur éclose et de la fleur fanée. Tant d'états qui sont un temps jusqu'à ce qu'ils ne soient plus : est-ce la même plante ou, dès qu'elle se change, un imposteur différemment vêtu ?

J'ai peur des passants, qui se maquillent d'ignorance face à ce qui les attend. Métro, boulot, dodo ; il ne voit pas, en fermant les yeux, le sommeil éternel. Pour eux, les jours sont une continuité bien délimitée qui jamais ne se brise. Ils font des rêves paisibles sans se soucier de l'heure qui tourne. En vérité, ma peur se mêle à de l'admiration : vivre sans s'en faire, quelle belle affaire ! Ils préservent leurs appréhensions pour avoir de quoi réfléchir sur leur lit de mort. Leur couverture, le soir venu, ne leur paraît pas comme un linceul.

Je suis seul ; égaré dans un solipsisme, avec la phobie - les phobies ! - qui me rongent moi et moi seul. Je regarde mes mains. Où est passée la terre qui les recouvrait durant mon enfance ? Où sont les doigts boudinés qui s'y trouvaient lors de ma naissance ? Leur teint rose s'est effacé pour laisser place à un pâle spectacle : des mains qu'il y a dix ans de cela je ne connaissais même pas, des mains sur lesquelles se dessinent déjà les rides d'une vieillesse qui paraît à deux pas. Ces mains disparaîtront mais ne m'accompagneront pas dans la tombe. Comment ne pas avoir peur ?

L'essence même de ce qui est se consume, énergie fossile. Demain, rien ne sera plus. Je me réveillerai, comme hier, et je découvrirai à nouveau le monde. Voilà ma punition pour être né humain. La Vie comme Purgatoire, alors qu'il n'y a rien à purger, sinon mon existence.

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Tags: #poésie