Chapitre 8
NICO
Le ciel allait me tomber sur la tête aujourd'hui, ce n'était pas possible ! Je passai et repassai dans ma tête la somme que venait de m'annoncer Jean-Pierre. Trois mille euros ! Ce qui voulait dire qu'il en avait abîmé deux. Le prix des bâches était exorbitant. Les chauffeurs travaillaient à leur compte pour la plupart, et sous contrat avec les agriculteurs du coin pour transporter leur maïs. Ils n'allaient pas perdre l'occasion de remplacer les bannes usées par des neuves sans payer.
J'avais la rogne, pour le boulot, pour pépé, pour la réunion annulée... Pour tout ! Ajouté à cela, la somme à avancer pour réparer les dégâts allait faire un sacré trou dans mon budget prévisionnel. Les assurances ne remboursaient pas facilement. Les dossiers de sinistre traînaient des mois avant d'être traités. Ils cherchaient la petite bête, alors que les cotisations étaient faramineuses. J'allais encore batailler dur.
Bref, le jeune qui se tenait devant moi et qui, malgré son tee-shirt trois fois trop grand pour lui, son jean avec plus d'accrocs que je ne pouvais en compter et ses cheveux blond clair en bataille qui lui tombaient sur le visage, était d'une beauté à se damner. Des cernes noirs bordaient ses yeux bruns immenses et il était beaucoup trop mince, mais alors, il avait une gueule infernale.
Sa bouche bien dessinée débitait à elle seule plus de venin qu'un essaim d'abeilles.
Je clignai des paupières quelques secondes, me demandant où il trouvait le courage de répliquer. C'était bien la première fois qu'un mec avec un gabarit pareil s'enflammait face à moi. Il en avait du répondant, le petit ! Il m'avait sorti de mes gonds, mais malgré tout, j'admirais les gens qui semblaient n'avoir peur de rien. Du moins, qui le cachaient, peut-être, mais qui ne reculaient pas. J'attrapai son avant-bras, et remonté comme j'étais, je le tirai jusqu'à l'intérieur de la maison.
Jean-Pierre comptait le garder jusqu'au dimanche pour l'aider, alors il resterait jusqu'au dimanche !
Il essaya de se défaire de ma poigne, en tentant de dégager avec ses doigts, qui me semblaient minuscules, les miens qui agrippaient fermement son poignet. Bah, lui apprendre à faire attention n'allait pas lui faire de mal. Je ne savais pas l'âge qu'il pouvait avoir, mais à la finesse des traits de son visage, je ne lui en donnais pas plus de dix-huit. L'âge requis pour travailler sans demander une dérogation à la préfecture. J'espérais que Jean-Pierre lui avait demandé ce renseignement primordial, sinon j'étais dans une belle merde !
Je levai les yeux quelques secondes et vis la tête de pépé qui regardait derrière la fenêtre. Il avait même mis ses lunettes, pour une fois. J'imagine que la scène était à son goût.
JUSTIN
Je soufflai en regardant le géant qui trépignait, les lèvres pincées, se retenant d'exploser pour de bon. Je ne sais pas pourquoi, mais il ne m'impressionnait pas du tout. Peut-être qu'à force, j'étais plus blindé que je ne le croyais. Ou tout simplement, il n'était pas aussi dangereux qu'il en avait l'air. Je ne demandais qu'un truc, dormir, nourrir les animaux ce week-end, et foutre le camp chez moi.
Il me tira par le bras, bien décidé à tirer parti du montant qu'allaient coûter mes conneries. Pour qui se prenait ce type ? J'étais d'accord pour rendre des comptes au patron des lieux, mais pas à lui. Je trébuchai, alors qu'il me faisait entrer à l'intérieur de la maison.
Il dut sentir que j'étais au bout de ma patience et je me débâtis comme un diable pour tenter de me libérer de son emprise sur mon poignet. Il me traîna dans la moitié de la maison jusqu'à une cuisine immense. Quand il me lâcha, j'étais dans un état catatonique. Je regardai dans tous les sens avec l'impression d'entendre le générique du film de la famille Adams quand je vis le décor en formica qui datait, au mieux, des années soixante-dix.
Je me mordis l'intérieur de la joue pour éviter de faire un commentaire. Si ce type immense pensait que j'allais me laisser faire, il pouvait déjà se mettre le doigt dans l'œil.
- Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-il furieux en me voyant balayer la pièce du regard.
Je levai la tête pour bien le regarder, me demandant s'il se moquait de moi.
- Qu'est-ce qu'il y a ? Tu n'as pas les yeux en face des trous ? répliquai-je en désignant ce qui se trouvait autour de nous. Les meubles...
- Il y a un problème ? Demanda-t-il comme un idiot en suivant ma main des yeux.
Un si grand corps et si peu de contenu...
- Disons que ton patron doit avoir des oursins dans les mains ! C'est ça, ou alors il adore les antiquités ! Remarque que les bobos de Paris se damneraient pour avoir ça dans leurs lofts !
- Mon patron ? s'exclama-t-il en croisant les bras et en s'appuyant contre le frigidaire qui semblait être la seule chose moderne de l'endroit. Et en disant ça, je tenais compte du fait qu'il avait moins d'un quart de siècle, bien sûr.
- Oui, le patron de l'exploitation. Monsieur Barjac, lui rappelai-je avec soulagement sans pouvoir quitter des yeux la gazinière.
Pour un peu, j'imaginai la pauvre Danièle préparer les repas dans une cuisinière à bois.
- Tu sais parfaitement qui je suis, alors arrête de faire l'imbécile tu veux ?
Ce type était un idiot et il n'existait aucun remède pour lui.
- Écoute, tout ce que je sais de toi, c'est que tu t'appelles Nico, que tu es un peu juste de la cervelle et que tu jures comme un charretier. À part ça... Je regrette pour ton ego, mais non, je ne sais pas qui tu es et je n'ai pas envie de le savoir.
- Attends, mais j'ai plusieurs médailles de la fédération de rugby ! répondit-il offensé.
- C'est pas mal ! Moi aussi j'en ai quelques-unes de chez "bijoux- Brigitte" et je ne prétends pas pour autant que tout le monde sache qui je suis !
- Tout le monde sait qui est Nico Barjac par ici !
- Tout le monde, sauf moi ! content ?
Fatigué de discuter avec monsieur à l'ego blessé, je m'appuyai contre la grande table en bois qui se trouvait face au frigidaire contre lequel il se maintenait. Comme si reposer mon corps, même contre une surface incommode pouvait permettre à mon cerveau de s'apaiser. C'est alors que ce qu'il avait dit quelques secondes auparavant me frappa de plein fouet.
- Attends un moment... Tu as dit que tu t'appelais Barjac ? Tu es de la famille du patron ?
- Je suis LE PATRON de cet endroit ! corrigea-t-il d'un ton suffisant. Tu ne me reconnais vraiment pas ? insista-t-il d'un air incrédule.
Voilà donc "le Barjac" auquel j'aurais certainement à faire. Le type qui avait voulu m'extorquer le seul bien qu'il me restait de mon père et qui, par-dessus le marché, n'avait rien du mec moche que je m'étais imaginé.
- Non !
- Tu ne connais pas celui que l'on a appelé le meilleur talonneur de l'histoire du rugby toulousain ?
Il insistait. Il avait un ego surdimensionné, l'abruti.
- C'est quoi un talonneur ? Je demandai en haussant les sourcils.
- Tu ne sais pas ce qu'est un talonneur ? Réitéra-t-il une nouvelle fois alors que je secouais la tête. Mais de quelle planète viens-tu ? Tu ne connais pas ce sport ?
- Écoute... si ça peut te soulager de le savoir, je ne suis pas du Sud-Ouest ni adepte de sports en général. Alors je ne sais ni ce qu'est un talonneur ni qui tu es.
- Il ne sait pas qui je suis... s'offusqua-t-il en gémissant presque comme s'il avait du mal à le croire.
Sainte patience...
- Non, répétai-je fatigué en élevant la voix. Merde, tu veux bien m'expliquer pourquoi tu m'as traîné jusqu'à ta cuisine, parce que je suppose que ce n'est pas pour louer mon ignorance sur l'existence d'un grand joueur de rugby !
- Non, répondit-il en reprenant une contenance.
Il se redressa comme s'il voulait me laisser clairement entendre qui payait et qui devait obéir.
Alors là...
-Et ? J'attends !
J'insistai comme lui, lui faisant comprendre que je ne comptais pas plier devant n'importe quelle demande.
- Dîner pour trois. Entrée, plat, dessert. Tu peux faire ça, ou pas ?
- La question n'est pas de savoir si je peux, mais plutôt si je suis d'accord pour le faire. Et jusque-là, je n'ai aucune raison d'être d'accord, répondis-je avec arrogance.
- Et trois mille euros te paraissent peu motivants ? Parce que je te rappelle que c'est ce que vont me coûter tes conneries.
- Non, non, rigolai-je en secouant l'index devant moi. Jean-Pierre m'a gardé pour donner à manger à tes poules, à tes chèvres à un bouc, et pour aider un peu sa femme demain, pas pour cuisiner. Alors je ne vois pas pourquoi je ferais à dîner.
- Parce que je te le demande ? affirma-t-il, sûr de lui.
Voilà, les ennuis allaient commencer, mais après tout, peut-être qu'il allait me virer, ce qui serait une bonne nouvelle.
- Écoute-moi, mon mignon, je répondis en essayant de retrousser mes manches, me souvenant qu'il n'y avait rien à retrousser parce que j'avais laissé mon sweat-shirt et mon blouson dans la voiture de Jean-Pierre. Soyons bien clairs ! le prévins-je. Si tu crois que parce que ma bêtise va coûter cher que je vais dire oui à tout, c'est que tu me connais mal !
- Pas de ça avec moi ! protesta-t-il.
- C'est moi qui parle ! l'interrompis-je. Je me contrefous que tout le Sud-Ouest embrasse la terre à tes pieds ! Ne va pas t'imaginer que j'en ferais de même. Peu importe que tu aies gagné des médailles, je ne sais dans quel sport, ou que tu baignes dans une montagne de fric ! Pour moi, le facteur de mon quartier est plus digne de respect que toi. Du moins, pour l'instant. Quand tu me montreras un niveau acceptable d'éducation et de respect, j'en ferais autant, pour l'instant... N'essaye même pas de me traiter comme une merde, parce que je me casse d'ici et tu resteras avec ton ego et tes problèmes de personnel, compris ?
Je me défoulai à quelques centimètres de lui, les poings posés sur les hanches.
- Eh ben ! entendis-je soudain derrière moi accompagné de quelques applaudissements.
Nous pivotâmes au même instant à la recherche de l'origine de la voix.
Mais dans quel nid de psychopathes étais-je tombé ?
Si le fou me paraissait énorme, les deux bestioles qui bloquaient la porte de la cuisine devaient être ses cousins germains. J'étais certain qu'ils pouvaient manger un bœuf au dîner sans se décoiffer. Entre les deux se tenait un vieil homme qui me regardait derrière des lunettes qui agrandissaient démesurément ses yeux avec un sourire jusqu'aux oreilles. À ses pieds, Zoé, l'ingrate ne me jeta même pas un regard.
- Jamais je n'aurrrais crrru vivrrre assez longtemps pourrr voirrr un petit bonhomme parrrler comme ça à mon petit-fils ! s'esclaffa le vieil homme en caressant la chienne.
Mon Dieu, l'accent et les "R" qui roulaient sous sa langue me firent lâcher un petit rire.
- Petit, tu viens de voler mon cœur, sauve-nous de sa tyrannie, lança ensuite le plus "petit" des deux géants en ricanant.
- Peut-on savoir ce que vous foutez encore là ? Vous deviez partir vous changer et revenir vers 19h 30, grogna le Nico à l'encontre des deux arrivants.
- Nous sommes juste un peu en avance, répondit l'autre type alors qu'il prenait une pomme dans la corbeille qu'il avala en deux bouchées.
En un rien de temps, je me retrouvai entouré de trois monstres sans trop savoir comment. Alors que les nouveaux arrivants me regardaient avec curiosité, l'hystérique les regardait tour à tour comme s'il allait les fusiller.
- Tu ne nous présentes pas ? commença le plus grand. Si tu ne le fais pas, nous nous présenterons tout seuls !
- OK, je vois que ma journée est de pire en pire, couina l'hystérique. Voici Lionel et Sylvain, me dit-il en les désignant. Lui c'est... c'est... comment diable t'appelles-tu, déjà ?
- Je m'appelle Justin, répondis-je en me redressant un peu. Enchanté de vous connaître.
Je regardai le tyran avec défi, adressant un sourire aux deux autres, les rejoignant la main tendue pour les saluer correctement. Quand ils me lâchèrent, je m'assurai d'avoir toujours mes cinq doigts, craignant de les avoir perdus tellement ils avaient serré fort.
Je penchai la tête à la recherche du papi, mais il avait déjà disparu avec la chienne sans un mot de plus.
- Pourquoi ça ne m'étonne pas, entendis-je murmurer le décérébré.
- Un plaisir Justin, répondit Sylvain le plus grand. Par curiosité, comment connais-tu Nico ?
- Je ne le connais pas, c'est Jean-Pierre qui m'a gardé pour... soigner le bétail, j'expliquai.
- Tu es vétérinaire ?
- Non, disons que j'ai une autre particularité.
- Je ne sais pas vous, mais moi j'ai encore du travail, je n'ai pas le temps de rester là à discuter, l'interrompit le maître des lieux. Vous deux, venez avec moi dans le bureau. Et toi, dit-il en me désignant du doigt. Prépare le dîner, au moins je ne dépenserais pas autant d'argent pour rien.
- Je te rappelle à nouveau que je ne suis pas ici pour ça !
- Stop ! explosa-t-il sans se soucier que nous avions de la compagnie. Tu crois vraiment que je vais gober le truc comme quoi tu parles aux animaux ? Puisque tes bêtises au silo vont me coûter une blinde, je vais en amortir jusqu'au dernier centime !
- Eh bien j'espère qu'il y a dans le coin un bon service de livraison à domicile, parce que si tu attends que je bouge le petit doigt pour te nourrir, tu es encore plus bête que je ne le croyais, réitérai-je en croisant les bras.
Un silence pesant s'installa. Il me regarda avec des yeux qui ressemblaient à deux rayons laser. Très jolis, d'ailleurs, maintenant que je les voyais de plus près. Presque noirs.
Je soutins son regard.
- Tu parles aux animaux ? demanda Lionel.
- Et apparemment avec les ânes aussi, je répondis sans quitter des yeux l'hystérique.
- Ne me cherche pas, lâcha -t-il brusquement.
- Oh la vache ! S'esclaffa Lionel en collant les mains sur sa bouche. Je vais jusqu'au village nous chercher un truc à bouffer.
Même si l'idiot ne méritait même pas un steak cramé, ses amis n'avaient pas à payer les conséquences de ma mauvaise humeur. Je me repris, faisant appel à ma patience en respirant à fond, non sans lui adresser un dernier regard, lui signifiant que je n'en resterais pas là. Je dirigeai mon attention vers ses deux amis.
- D'accord, comme vous êtes sympa, je préparerai le dîner.
- Nous ne voulons pas déranger, répondit Lionel un peu gêné.
J'avais envie de sourire. Son visage laissait transparaître une gentillesse sans nom. Il était immense, mais ressemblait plus à un gros nounours qu'à un tueur.
- Pas de soucis. Une salade et... je me tournai vers le patron. Je suppose que tu as de la viande ?
- Ici c'est une exploitation agricole. Mais dis-toi bien qu'aux alentours, il y a des fermes d'élevage partout, alors évidemment qu'il y a des steaks ! répondit-il en se renfrognant.
Comme si c'était évident.
- Depuis tout à l'heure, je ne donne rien pour acquit, j'ajoutai en déviant le regard vers ses invités. Bon, laissez-moi une heure et ce sera prêt.
- Tu as besoin d'aide ? Nous avons deux mains gauches pour cuisiner, mais nous ferons notre possible, s'excusa Lionnel.
- Non, ça ira, je cuisine mieux tout seul, merci.
- Oui, comme ça tu pourrais ajouter de l'arsenic sans témoins, j'entendis derrière moi.
- Crois-moi, si tu ne fermes pas ta bouche et ne sors d'ici dans dix secondes ce sera le plus sain que tu mangeras ! Après ça, nous serons quittes.
Il me sortait vraiment par les narines.
- Nous serons quittes dimanche, susurra-t-il à mon oreille en passant à côté de moi.
Je crus voir un sourire se dessiner au coin de ses lèvres quand il me contourna pour sortir de la pièce.
- Mummhf, répondis-je.
Je m'appuyai contre le plan de travail pour respirer profondément à la seconde où ils passèrent la porte. Mais qu'est-ce qu'il m'arrivait ? Normalement, j'étais une personne aimable... bon d'accord, un peu ironique aussi, parfois, mais depuis que j'avais mis les pieds ici...
Non, il m'avait suffi de croiser ce crétin pour perdre les pédales. Il réunissait à lui seul tout ce qui m'horripilait chez une personne.
Égocentrique, mal élevé... c'était un bijou, l'ami.
J'ouvris le réfrigérateur en maugréant.
C'était ça qu'ils appelaient des steaks par ici ? Mais qu'est-ce qu'ils donnaient à manger aux animaux ! Dans un plat se trouvaient des côtes de bœuf qui, sans exagérer, devaient peser chacune autant qu'un de mes bras. J'eus du mal à porter l'énorme barquette de barbaque sans me démonter les épaules jusqu'au plan de travail. Au moins, je n'avais pas à les couper, parce que ce serait un désastre.
Je fouillai dans les placards à la recherche d'une poêle et d'un grand saladier. Sans le vouloir, j'éclatai de rire. Je devais être bien fatigué, parce que je commençais à voir le côté comique de tout ceci.
Il n'était pas recommandé de se taper autant d'heures de marche, une journée de travail et d'enchaîner avec un type à l'ego blessé.
L'histoire de ses sacro-saintes médailles, me retrouver ensuite devant la version géante de Tic et Toc, puis face à des steaks mutants...
J'avais besoin d'un lit d'urgence...
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