Chapitre 40

    NICO

— Alors ton rendez-vous ?

    Ça m'étonnait qu'il ne me demande rien !

    Je savais que Jean-Pierre avait une affection particulière pour Justin. Comme beaucoup de monde de mon entourage d'ailleurs. Même pépé l'avait apprécié malgré tout, j'en étais sûr.

— Bien. Non... en fait, c'était super.

    Il me regarda en souriant.

— C'est incroyable, continuai-je. Je sais pas... c'est comme quand quelque chose te fait peur, mais que tu décides de l'affronter quand même. Tu finis par te demander pourquoi tu ne l'as pas fait avant. La panique de sauter dans le vide, suivie de l'adrénaline dès que tu te lances et découvrir que tu en avais besoin.

— Je vois, enfin... presque, s'esclaffa-t-il.

— J'espère que je vais pas foirer un truc.

    Il hocha la tête.

    Tu as terminé le champ nord ?

— Oui je vais labourer l'autre et passer le désherbant. Tu vas à la réunion de la CUMA demain ?

— Non, c'est celle de la coopérative demain. On va voir combien ils comptent nous payer le kilo d'asperges cette année.

                                                                                       ***

    Le samedi suivant, je ne savais pas trop quoi lui proposer, mais j'optai pour un endroit où il pourrait se détendre, parce que la veille, j'avais passé la soirée chez lui et ça avait été un peu compliqué à gérer par moments. Rester dans une pièce avec la lumière éteinte, collé à une personne avec laquelle tu ne pensais qu'à coucher, sans même oser l'embrasser, pouvait provoquer des érections douloureuses et difficiles à dissimuler. Garder silence pour écouter les dialogues d'un film à l'eau de rose n'aidait pas non plus. Et il m'avait posé des questions sans arrêt, lui qui d'habitude ne demandait jamais rien.

     Il prenait très au sérieux ce que je lui avais proposé, à savoir, d'apprendre à se connaître réellement, sans chercher plus loin. Et chaque bêtise que nous apprenions de l'autre nous rapprochait un peu plus de la ligne rouge que nous nous étions fixés. Je ne sais pas combien de temps nous serions capables de tenir avant de nous brûler. Je sentais par moments qu'il cherchait plus, mais je ne tentais pas le diable, parce que j'étais certain qu'il fallait peu de chose pour que nous tombions dans les bras l'un de l'autre.

     La veille, je m'étais assoupi au milieu du film et je pense que je m'étais affaissé contre lui. Quand j'avais ouvert les yeux, il me regardait de si près qu'il aurait suffi que je lève un peu la tête pour frôler sa bouche qui m'attirait comme un aimant. Mais il s'était contenté de frotter son nez contre ma joue avant de partir s'enfermer dans les toilettes.

    Hum...

    Mon cœur battait tellement vite que c'en était ridicule.

    Sérieusement, bénie soit l'adolescence que j'avais l'impression de revivre.

    Le fait est que cet après-midi, après avoir demandé à Greg, par obligation, qui connaissait Auch mieux que moi, je comptais l'emmener dans un spa où l'on faisait des massages à base de chocolat. D'après ce qu'il m'avait dit, ils offraient en plus autant de tasses que l'on voulait de ce même nectar. Gourmand comme il l'était, j'imaginais déjà Justin, le sucre lui collant au palais. J'arrivai devant chez lui, 5 minutes avant l'heure.

— Tu es prêt ?

— Oui, me dit-il en montant dans ma voiture. Nico, tu vas vite en avoir marre de faire des allers-retours depuis Auch juste pour moi.

— C'est pas grave et puis ma sœur est ici, je ne peux pas rester en ville.

— Tu vas repartir après ?

— Je ne sais pas, ça dépendra de toi.

     Il y avait déjà beaucoup de monde dans la rue principale du centre-ville. Je garai ma voiture, me tournai vers lui et je bloquai en voyant ses sourcils froncés et son regard inquiet. Je ne comprenais pas, et me demandai si j'avais fait quelque chose de mal.

— Attends, où tu m'emmènes ? Me demanda-t-il d'une façon un peu sèche en détachant sa ceinture de sécurité.

— Dans un endroit où ils proposent pas mal de choses au chocolat qui a ouvert il y a peu. J'ai pensé que ça pourrait te plaire, répondis-je en tentant de prendre sa main qu'il retira brusquement.

    L'insécurité qui transpirait par chaque pore de sa peau devint contagieuse. Je commençais à devenir nerveux sans savoir pourquoi.

— Quelque chose ne va pas ? demandai-je.

— Je ne sais pas, répondit-il en descendant du véhicule.

    Quand je m'en rendis compte, il s'apprêtait déjà à traverser le passage piéton. Je fis claquer ma portière pour commencer à courir vers lui et le rattraper. Le reste du chemin se fit dans un silence pesant que je n'osais pas rompre. Il n'y avait que lui pour savoir pourquoi l'ambiance était soudain devenue si lourde. Il marchait lentement, regardant de tous les côtés. Sa respiration erratique et désolante réveillèrent instantanément mon besoin de le protéger. Je ne savais pas ce qu'il avait exactement, mais quelque chose clochait. Chacune des expressions de son visage me renvoyait son désarroi en pleine face.

— Justin, tu me fais peur, qu'est-ce qu'il y a ?

— Rien c'est juste que j'ai vu trop de monde en arrivant, et ça me fait toujours cet effet-là, je suis désolé.

    Justin avait tout quitté pour fuir ce qui lui rappelait l'horreur qu'il avait vécue. Pour se permettre d'oublier tout ce que sa mémoire maintenait fermement en lui. J'imaginais combien il avait souffert, ce qui devait traverser à vitesse vertigineuse son cerveau en ce moment. Cette tranche de vie dans un quartier de Paris qu'il n'oublierait jamais, qu'il avait laissée derrière lui, pensant à tort, qu'ici, la souffrance ne le rattraperait pas. Ses yeux magnifiques semblaient perdus dans son passé.

    Je l'attrapai par le poignet et me dirigeai vers le premier arrêt que j'aperçus dans la rue un peu plus haut. Je ne savais pas où allait le bus qui s'arrêta devant nous, mais je montai en le tirant derrière moi, nous éloignant de cet endroit bruyant, le sortant de cet interlude imparfait en lequel s'était transformée notre sortie. À mesure qu'on s'éloignait, Justin sembla revenir au présent. Il s'essuya le visage du plat de la main et me regarda d'un air désolé.

— Excuse-moi, répéta-t-il d'un ton navré. Je crois qu'aujourd'hui je me suis levé avec l'envie de ruiner tes plans de sortie.

— Non, c'est toi qui dois m'excuser. Je ne savais pas que la ville te créait un tel désarroi, Justin.

— J'allais bien, Nico, jusqu'à ce que je trouve ton grand-père avec ce fusil. J'ai eu peur, mais ça va passer, il me faut juste un peu de temps.

    Je ne savais plus trop quoi dire.

— Je le sais et je regrette que tu aies assisté à ça, mais tu dois savoir que le fusil ne fonctionne pas et qu'il n'y a pas de cartouches à la maison. Je ne crois pas qu'il voulait vraiment se foutre en l'air.

— Ça me soulage quand même, hein. C'est terrible de vieillir tu ne crois pas ?

— D'après le psychiatre, il n'avait pas vraiment l'intention de le faire. Dans quelques jours, il ira dans une bonne maison de retraite et bizarrement, il a l'air résigné. La directrice nous a dit qu'ils organisent des concours de rami et de belote entre résidents. Il adore jouer aux cartes, alors on verra bien.

— J'espère qu'il jouera sans tricher, mais ça m'étonnerait le connaissant un peu, me dit-il avec un clin d'œil.

— Ouais, il est comme moi, il n'aime pas perdre, ricanai-je.

    Il se pencha un peu sur son siège pour scruter la rue à travers la vitre du bus.

— On peut descendre par ici s'il te plait ?

    Je ne voulais pas feindre que ce qu'il venait de se passer ne m'affectait pas. J'étais fatigué, parce que tout ce que je ressentais ne me semblait jamais aussi important que ce que vivaient les autres, alors aujourd'hui, je n'avais plus envie de faire bonne figure.

    Aujourd'hui, je n'allais pas sourire en jurant que ce n'était pas grave, et que je m'en foutais de tout. J'appuyai sur le timbre pour avertir le conducteur que nous descendions au prochain arrêt.

— On va prendre un taxi et aller jusqu'à mon appartement, qu'est-ce que tu en dis ? Proposai-je.

— Non, attends, nous pouvons boire quelque chose par ici si tu veux.

    J'acquiesçai, s'il le proposait, c'est qu'il s'en sentait capable. Je commandai deux cafés en entrant dans le petit bar de la rue et le poussai jusqu'à une table à l'écart.

— Je croyais avoir réglé mon problème d'angoisses, commença-t-il dès que nous nous installâmes. Parce que ça ne me faisait plus aussi mal de penser à Dylan. Je pensais que mes blessures s'étaient refermées, mais peut-être qu'elles sont seulement en train de cicatriser.

— Je comprends, Justin, je t'assure, c'est simplement que j'ai l'impression que quoi que je fasse, il y aura toujours l'empreinte de Dylan partout où je t'emmènerai. Est-ce que tu étais amoureux de ton ami hétéro ?

— Oui. Et je ne vais pas m'excuser de l'avoir aimé en silence, ni d'avoir été heureux à ses côtés, même si pour lui je n'étais que son meilleur ami. Il y a des souvenirs qui me font sourire et me font mal en même temps. Alors je ne vais pas te demander pardon parce qu'il me manque, même si aujourd'hui, c'est toi que j'aime.

— Je ne t'ai pas demandé ça, merde ! je ne veux pas que tu oublies ton ami ni prendre sa place. Je ne veux pas ouvrir un passage à coups d'épaule pour remplir l'espace qui lui correspond. J'aimerais juste que tu me fasses une autre place dans ta vie. Une nouvelle. Une qui ne serait pas usée. Un recoin qui serait seulement le mien.

— Et j'ai envie de te faire cette place. Vraiment envie.

— J'ai du mal à le croire pourtant.

    Nous prîmes le café en silence. Je suppose qu'aucun de nous ne savait plus trop quoi dire à l'autre sans envenimer la situation.

— Nous pouvons y aller ? demanda-t-il au bout de quelques minutes.

— Oui, bien sûr.

    Je décelai de la peine dans sa voix, mais je ne me laissai pas influencer. Si je continuais à faire tout ce qu'il attendait de moi sans penser à tout ce que j'avais à perdre, je finirais comme une coquille vide.

    Nous marchâmes vers le parking où étaient garés les taxis d'habitude, et j'en interpellai un pour nous ramener jusqu'à ma voiture.

    Le trajet jusqu'au village se fit en silence, le même qui nous entourait encore quand il sortit du véhicule. Il ouvrit la porte de chez lui, le visage fermé attendant devant la porte que je m'en aille.

    J'étais sur le point de partir, quand j'entendis depuis la fenêtre ouverte une promesse que je préférais ne pas prendre au sérieux au cas où ce ne seraient que des paroles qui finiraient encore par s'envoler avec le vent, comme notre pauvre histoire.

— JE VAIS ME RATTRAPER, NICO, JE TE LE PROMETS !!!

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