Chapitre 37
JUSTIN
— T'as entendu, Tempête ? Il nous laisse une chance, rigolai-je, euphorique heureux comme je ne l'avais jamais été. Chuttt, je me tais maintenant, on a du monde qui arrive.
Tempête leva la tête en quelques secondes. Si quelqu'un m'entendait parler à ce cheval, je passerais pour un fou. Quand il recommença à manger l'herbe tranquillement, je souris, satisfait. Je me réinstallai sur la barrière qui clôturait le pré dans lequel je l'avais emmené à peine deux heures avant, non sans une bonne dose de patience. Je n'avais eu aucun problème pour monter sur son dos, mais les quelques mètres qui séparaient l'écurie du champ avaient été une odyssée. Personne ne pourrait le deviner en le voyant brouter tranquillement à quelques mètres de moi. Je n'avais eu aucun problème à l'approcher ni à lui passer le harnais, mais quand il s'était rendu compte que mon intention était de le sortir, il était devenu nerveux, commençant à hennir et à se débattre en frappant contre le sol. Tempête avait passé ces deux derniers jours enfermé et il avait besoin de liberté.
Nico prit le raccourci avant que le vétérinaire ne fasse descendre son fils de la voiture.
Julien et Jordan observaient l'animal à une distance somme toute prudente pour éviter de l'énerver.
— Bonjour, Justin, je peux te laisser Jordan ? Je reviens le chercher d'ici une demi-heure, je dois partir soigner une vache.
Je m'apprêtais à retourner dans l'enclos, mais stoppai en voyant Jordan qui regardait Tempête un sourire aux lèvres. Sans réfléchir, je marchai jusqu'à eux pour pousser son fauteuil jusqu'au bord de l'enclos. Il ne me regarda pas, ne me dit rien, mais ne râla pas non plus.
— Bonjour, non, pas de soucis, répondis-je sans chercher à entamer la conversation. Je n'appréciais pas du tout cet homme.
Pendant quelques minutes qui semblèrent durer des heures, il resta sans rien dire, observant le cheval. Le vent faisait bouger les feuilles, et du coin de l'œil, j'aperçus une larme rouler sur sa joue qu'il essuya discrètement.
— C'est de ma faute.
Sa voix chargée de remords fissura le silence qui nous entourait.
Je tournai la tête pour le regarder avec attention. Son regard ne quittait pas Tempête ou un point fixe, impossible de le savoir. Ses pensées semblaient bien loin d'ici. Je ne dis rien, lui laissant l'espace nécessaire et le temps dont il semblait avoir besoin.
— L'accident c'était de ma faute, répéta-t-il la voix chargée de rancœur. J'ai tout gâché, ajouta-t-il en se tournant brusquement vers moi.
Sa tristesse était si perceptible que je me retins de lui dire que ça irait, que tout s'arrangerait. Je me contrôlai in extremis parce que je savais que ce n'étaient pas les paroles qu'il attendait. Il n'avait pas besoin de compassion, simplement d'extérioriser ce qu'il portait en dedans. Je savais écouter et absorber comme une éponge le malheur des autres, pour ça, j'étais un as. Virer mes propres démons, c'était une autre histoire, je gardais mes peines pour moi.
— Que s'est-il passé ?
Son visage se contracta en un rictus douloureux. Ses yeux devinrent deux puits sans fond, obscurs. Son corps frissonna et ce n'était pas à cause du froid, c'étaient les souvenirs qui perforaient son cœur creusant une plaie encore plus profonde dans une blessure déjà existante.
— Tempête est le cadeau que j'ai eu quelques jours après la mort de ma mère. Mon grand-père et pépé Barjac me l'ont offert parce qu'elle n'a pas eu le temps de le faire. Mon père n'était pas d'accord, il me trouvait trop jeune pour avoir un cheval, commença-t-il avec des trémolos dans la voix. Le jour où ma mère est sortie de son lit pour la dernière fois, il faisait un orage terrible, mais elle n'a pas voulu attendre que la tempête se calme pour m'emmener le voir dans le Haras où il est né. Elle savait qu'il lui restait peu de temps. Quand elle m'a emmené dans l'écurie, c'était encore un poulain. Ma mère m'a dit «vous grandirez ensemble et prendrez soin l'un de l'autre». Je me souviens que je ne savais pas comment j'allais l'appeler. Alors elle m'a dit : «tu n'as qu'à l'appeler Tempête, parce qu'il est arrivé avec elle et avec la même force».
— Alors, qui t'a réellement offert ce cheval ? demandai-je.
— Ma mère. Elle était vétérinaire, comme mon père. C'est elle qui a aidé la jument à mettre bas son poulain, alors elle l'avait réservé à l'éleveur, mais elle n'a pas eu le temps de signer les papiers et de le payer. Alors mon grand-père et pépé Barjac se sont occupés de tout et me l'ont offert. Je me souviendrais toujours des paroles qu'elle m'a dites après. Parce que jusque-là, je comprenais qu'elle était très malade, mais pour moi, ma mère ne pouvait pas mourir.
«Je sais que vous ferez de grandes choses et je te promets qu'où que je sois, je verrai et fêterai chacune d'elles. Ça ne sera pas toujours facile, mon cœur. Tu auras des moments où tu te sentiras bien seul, mais tu ne le seras jamais parce que Tempête sera avec toi et moi aussi je serai là. Chaque fois que tu voleras sur son dos, je volerais avec toi. Tu fermeras les yeux, tu tendras la main en croyant toucher le ciel, et ce sera moi que tu toucheras. N'oublie jamais, même si tu ne peux plus me voir, je serais toujours là.»
Il se cacha le visage avec les mains.
— J'avais presque dix ans, et j'ai compris que c'était sa manière de me dire au revoir. Je ne pouvais pas l'accepter, je pensais qu'elle était immortelle. Je croyais que tout s'arrangerait. J'aurais voulu lui dire tant de choses, mais je l'ai seulement serrée fort. J'adorais ma mère.
— Tu sais quoi ? Je suis certain qu'elle savait déjà tout ce que tu voulais lui dire, affirmai-je avec émotion.
Il hocha la tête.
— J'espère. Elle est morte le soir même. J'ai piqué une crise pour repartir au Haras et mon grand-père et pépé Barjac m'y ont emmené malgré l'interdiction de mon père. Le propriétaire a accepté que je passe le reste de la nuit avec le poulain et mes deux papis sont restés avec moi.
Je l'écoutais en balayant les larmes que je ne pouvais contenir avec le talon de ma main. Pépé Barjac avait du cœur, je n'en avais jamais douté. Ce vieillard me faisait de la peine, tout compte fait.
— Quand il est devenu assez grand et puissant, nous avons commencé à nous entraîner au saut. Nous étions bons et je passais tout mon temps libre avec mon cheval. Nous avons commencé les compétitions. J'avais l'impression que rien ne pouvait nous retenir. J'étais content de participer au premier saut d'obstacles national. La veille, j'ai passé la soirée avec des potes qui passaient le concours de sélection avec moi. J'ai dit à mon père que je restais dormir chez mon copain Régis et qu'il n'avait qu'à nous rejoindre le lendemain à l'hippodrome. Mais au dernier moment, j'ai décidé de rentrer. Il y avait une autre voiture devant la porte, et quand j'ai enclenché la clé dans la serrure de chez nous, j'ai senti qu'il se passait quelque chose d'anormal. Je ne sais pas pourquoi, mais quelque chose à l'intérieur de moi me le disait. En entrant, j'ai entendu un rire qui est resté planté dans mon cœur. Au début, je suis resté dans l'entrée, j'avais peur d'avancer, jusqu'à ce que j'entende mon père murmurer. Lui aussi riait, alors j'ai avancé vers le salon, et je les ai vus. Mon père avec... un homme, affalé sur le canapé dans lequel il regardait la télé avec ma mère après le dîner. Cette image est restée gravée dans mes rétines. Mon père le serrait contre lui et l'autre avait la tête contre son torse. Ils se souriaient, ils semblaient heureux. Le pire a été de voir le regard que lui lançait mon père. Un regard comme s'il était la plus belle chose au monde. Je ne l'avais jamais vu regarder quelqu'un comme ça, même pas ma mère, ajouta-t-il d'un ton blessé. Alors comme dans un film au ralenti, je les ai vus s'embrasser. Là, j'ai senti comme si mon monde venait de s'écrouler. Je me suis senti dégoûté, furieux, blessé, mais surtout dégoûté.
«Je ne sais pas à quel moment ils se sont aperçus que j'étais là, mais ses yeux ne montraient que de la crainte quand il m'a vu. Puis je l'ai entendu m'appeler. Moi je voulais m'en aller et effacer cette image, alors j'ai couru jusqu'à mon scooter et je suis reparti au champ de courses. Sans réfléchir, j'ai sellé Tempête et nous sommes partis au galop. Avant d'arriver au fossé, il a ralenti, mais je l'ai poussé à continuer et à sauter et nous sommes arrivés sur la route. Là, une moto a déboulé à toute vitesse. Le motard nous a esquivés de justesse, mais affolé, Tempête a cabré. Je suis parti en arrière, et il est tombé sur mes jambes. J'ai tout perdu ce jour-là, mes jambes, mais surtout mon cheval».
Je l'écoutais, déconcerté.
— Tu n'as pas perdu Tempête, Jordan. Ce cheval s'est remis de ses blessures et il se remettra de ce traumatisme, je te promets de tout faire pour ça. Et toi, avec de la rééducation, ça ira aussi.
— Je ne pourrais peut-être plus le monter et à cause de ma bêtise, mon père a voulu l'euthanasier. J'irai bien quand mon cheval ira mieux !
— Personne ne fera de mal à cet étalon ! Nico me l'a confié et regarde-le, lui dis-je en me tournant pour désigner l'animal qui faisait le tour de l'enclos. Maintenant il trotte au lieu de rester statique dans le pré. Alors tu dois faire comme lui et écouter les kinés, OK ? Mais dis-moi, qu'est-ce qui t'a mis dans cet état, ce soir-là, Jordan ? C'est d'avoir surpris ton père avec quelqu'un ? Ou parce qu'il était avec un homme ?
Il secoua la tête.
— Ce n'était pas n'importe qui... c'était Nico, répondit-il en faisant une grimace. Je peux pas le voir !
Depuis le départ, devant le ressentiment que Julien et Nico éprouvaient l'un envers l'autre, je me doutais qu'ils avaient eu une histoire commune. D'amour peut-être, de cul sûrement. Et entre amis de longue date, cela se terminait rarement bien.
Je réfléchis quelques instants avant de répondre. Je n'étais pas psychologue, mais j'étais bien placé pour savoir que l'homophobie faisait des ravages. Et puis j'avais du mal à digérer qu'il détestait Nico.
— Nico ou un autre homme, ça aurait changé quelque chose ? Est-ce que tu connais des garçons qui aiment les garçons, Jordan ?
— Non, ça n'aurait rien changé, que ce soit quelqu'un d'autre. Et oui, je connaissais un dans mon lycée. Enfin... c'est ce que tout le monde disait que c'était un pédé.
Je retins une réplique acerbe. Il ne fallait pas pousser mamie dans les orties quand même, hein. Mais bon, c'était un gamin mal dans sa peau, alors mieux valait discuter calmement.
— Eh ben, il doit se sentir bien seul le pauvre si tout le monde le désigne par cet adjectif. Moi aussi je suis comme ça, Jordan, je n'ai rien demandé et j'étais seul au lycée, mis de côté et traité de tous les noms, juste parce que j'étais homosexuel. Mais le pire, c'est qu'on ne m'a jamais demandé si je l'étais. On me désignait comme ça sans savoir. Quand on est ado, on en chie en silence et à cause des moqueries, certains en arrivent à se foutre en l'air. Tu sais, quand on est comme ça, on se sent obligés de faire ce qu'on appelle «le coming out». On doit presque se justifier d'être nés comme ça. Ce que je veux dire c'est que ce n'est pas un choix, et qu'il n'y a rien de malsain là-dedans. Moi j'ai beaucoup souffert à l'école d'être le vilain petit canard, et je le suis encore aujourd'hui pour certains. Alors qu'est-ce que tu en penses ? Tout d'un coup tu ne vas plus vouloir me parler à cause de ça, toi aussi ? Parce que je ne peux rien changer.
— Y'a des gens qui ne te causent plus parce que tu ressembles à un pédé ?
Je ne pris pas mal sa façon de me qualifier. Enfin... si. J'avais toujours une boule à l'estomac quand j'entendais ce mot. Et là deux fois, c'était trop.
— Alors, d'abord, on ne dit pas, pédé. On dit gay ou homosexuel, comme tu préfères, mais pédé, c'est une insulte. Et il paraît que j'ai l'air gay, mais tu vois, ça aussi je ne peux pas le changer. Je suis né avec ce visage et c'est pas de ma faute non plus. Tu as l'âge de comprendre certaines choses, il me semble. Ou je me trompe et je parle à un ado ignare ?
— Je suis pas un ignare ! lança-t-il en agrippant les accoudoirs de son fauteuil, me jetant un regard incendiaire. J'ai tout raconté à mon grand-père et à pépé qui a gueulé au téléphone, ajouta-t-il sans se démonter.
— Je vois, répondis-je calmement. C'est fait, pas la peine de revenir là-dessus. Tu as commis une erreur, ça peut arriver à tout le monde. Allez, tu veux que je te montre comment progresse Tempête ?
Je voulais changer de sujet et vite, au moins pour aujourd'hui.
— Je veux bien, merci. Euh... attends, je regrette d'avoir dit, pé... bref, merci de m'avoir écouté, pour ma mère, je veux dire. C'est sympa.
Il s'excusait, et c'était un bon début.
— C'est parce que je suis sympa, Jordan, la gentillesse, ça se travaille, répondis-je avec un petit rire et un clin d'œil. Et ça, c'est moi qui ne VEUX pas le changer ! Alors, apprends la tolérance dès maintenant.
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