CHAPITRE 3

JUSTIN

On ne m'avait plus traité de pédé depuis cette maudite soirée qui avait foutu ma vie en l'air. Aujourd'hui, à 23 ans, c'était sorti de la bouche d'ados de 12 ou 13 ans. Je ne comptais pas minimiser les choses ou les atténuer parce qu'ils étaient jeunes. À cet âge-là, même si ce n'étaient pas des adultes, ils devaient avoir, je pense, un minimum d'éducation.

Il était à peine 18 h 30. J'étais assis sur le banc de la petite place du village auprès de ma chienne, quand un groupe de six jeunes passa devant moi en vélo. À peine une heure auparavant, ils n'étaient que deux, pédalant comme des malades sur le trottoir accompagnés de deux chiens, un noir et un marron. Une heure plus tard, le groupe semblait au complet, ils étaient six. Je savais que mon allure quelque peu négligée et ma solitude étaient la porte ouverte à des moqueries. Quand l'un d'entre eux hurla "Pédé", les autres firent écho. Je me retournai en les fusillant du regard, commettant une erreur en faisant cela. Se rendant compte que je les regardais, ils détalèrent, gueulant à tue-tête ce mot honni, avant de s'enfuir en ricanant.

Je suppose qu'il s'agissait d'enfants qui habitaient la bourgade. Ayant passé très peu de temps ici, autrefois, je ne connaissais personne. Ma maison se trouvait à trois kilomètres du village en plein milieu de la campagne. Je ne savais pas si les parents de ces ados étaient de bonnes personnes qui n'imaginaient peut-être pas avoir ces enfants de merde, ou si eux aussi étaient des parents de merde. Moi qui pensais en quittant Paris que je ne souffrirais plus de ça...
Je croyais avoir surmonté la honte et la douleur. Je croyais être un homme qui avait transformé ses souvenirs douloureux en cicatrices et je compris, que là, dehors, même à la campagne, certains étaient cruels et qu'on n'avait pas d'autre choix que de les supporter.

Mais ce n'était pas ainsi...

Alors je feins que ce n'était pas grave. Je rangeai les quelques affaires que j'avais posées sur le banc, calai mon sac à dos derrière mes épaules et quittai le centre du village dans lequel je comptais passer la nuit. J'étais épuisé et je craignais avec la nuit qui tombait de m'égarer et d'être incapable de retrouver le chemin jusqu'à chez moi.
Je gagnai la départementale, regardant derrière moi jusqu'à ne plus voir la dernière maison et je m'appuyai contre un arbre pour pleurer.

J'avais besoin d'évacuer le trop-plein d'angoisse.

Comme si des années ne s'étaient pas écoulées quand mes camarades de collège me traitaient de tapette, ruinant ma vie pour toujours. Me condamnant à vivre constament dans la même crainte. Des paroles qui me désignaient comme si j'étais un délinquant. Un paria. Aujourd'hui, je compris que c'était encore le cas. J'avais toujours peur. J'avais toujours honte. Pas de moi, mais d'eux. De tous les "bien-pensants" donneurs de leçons.
Les discours d'orgueil et de lutte servaient à peu de chose quand autour de nous, les autres faisaient que l'on se sente socialement isolés, exclus, et étions l'objet de murmures. Ou quand certains hommes, pères de famille, faisaient de la virilité un évangile en gardant un "fusil" dans le garage pour résoudre les problèmes.

Je savais que beaucoup de gens avaient parlé comme ça derrière mon dos à Paris. Des connaissances de ma mère qui pensaient que j'étais un "rien". Moi, je m'en fichais pas mal d'avoir le respect d'inconnus ou l'acceptation de personnes horribles. Mais pour être honnête, à 23 ans, je ne supportais plus d'être insulté, de ressentir à nouveau la peur. Vivement que je me retrouve chez moi pour me reposer et réfléchir à mon avenir. Je serais seul, peut-être, mais tranquille. Je ne voulais plus être frappé au cœur à l'endroit même où je voulais me sentir en sécurité. J'imaginais parfaitement ce qu'était d'être gay en milieu rural, mais je ne comptais plus me laisser faire et subir sans rien dire.

C'était violent et injuste.

Je pleurai ma rage sur le bord de la route. Et pourtant, je n'avais plus versé une larme depuis la mort de Dylan. J'avais pris la décision de ne plus écouter les noms d'oiseau que l'on m'adressait. Ni venant de ma mère et encore moins des autres. Je m'étais juré de ne plus m'apitoyer, mais la fatigue et le stress de ne pas savoir où aller me rendaient fébrile. J'avais marché plus de 8 heures par le chemin de crête pour faire à peine 40 kilomètres, et je m'étais perdu. Alors tant pis si cela faisait de moi quelqu'un de vulnérable ou de ridicule. Parce que les larmes n'étaient pas une question de lutte, de force ou de résistance, mais de douleur. Je l'avais appris avec les épreuves et le temps.

J'essuyai mes yeux avec le revers de ma manche pendant que Zoé me regardait en penchant la tête, les oreilles baissées en geignant. Elle semblait traversée des mêmes émotions que moi, même si elle ne m'accompagnait que depuis quelques jours. J'avais recueilli cet animal errant devant la gare de Mont-de-Marsan. Peut-être avait-elle échappé à son maître et s'était-elle tout simplement perdue. Un enfant devait pleurer son absence. Tout ce que je savais, c'était son nom inscrit sur son collier, Zoé. Elle était devenue ma compagne de route, mais c'était fini, j'avais vu un avis de recherche la concernant placardée sur la devanture d'une épicerie à Vic-Fezensac, alors même si je m'étais attaché à elle, je la ramenais à son propriétaire. J'avais appelé le numéro inscrit sur l'annonce et la dame qui m'avait répondu et donné l'adresse semblait euphorique par la nouvelle. Bref, tout ce que je savais, c'était que Zoé appartenait à quelqu'un qui vivait tout près de chez moi. Je n'avais plus qu'à la ramener et ensuite rejoindre la maison que m'avaient laissé ma grand-mère et mon père.

Je n'étais plus très loin, mais désorienté après neuf longues années d'absence. La nature était différente, je ne trouvais plus mon chemin, mais qu'est-ce que c'était beau !

La nuit tombait doucement, et la température commençait à baisser. Je marchai encore un peu, m'installai contre un arbre et appelai Zoé qui s'éloignait en reniflant. Elle jappait sans arrêt, montrant des signes de nervosité. Peut-être qu'elle sentait que son maître n'était pas loin. J'étais épuisé et aucune envie de m'amuser ou de continuer à marcher sur la petite route déserte. J'empoignai mon sac et tâtonnai à l'intérieur pour en sortir une poignée de croquettes et tenter de l'appâter. Elle tournait sur elle-même, faisant des bonds, puis revenait vers moi sans se laisser attraper pour s'éloigner aussitôt. Comme si elle voulait me forcer à me lever pour la suivre.

Satanée chienne, ce n'était pas le moment !

Mes pieds me faisaient souffrir et la fatigue m'empêchait de réfléchir.

- Zoé, viens-ici, allez viens !

Rien n'y fit. Je décidai de me lever pour la ramener auprès de moi. C'était la première fois qu'elle réagissait comme ça.

- Qu'est-ce que vous fichez sur mes terres ?

Je sursautai et me retournai brusquement en entendant la voix rauque et colérique. Un homme se tenait de l'autre côté du fossé, une torche à la main. Depuis l'arbre contre lequel j'étais accroupi, j'avais beaucoup de mal à le distinguer, la lanterne qu'il dirigeait droit sur mon visage m'aveuglait. Je posai une main pour éviter le faisceau de la lampe, me levai brusquement en jetant un œil à Zoé qui revint se réfugier contre mon flanc en couinant.

Bravo pour ton courage ma belle !

Je ne répliquai pas devant son air menaçant. J'avais de la répartie, un peu trop peut-être, mais je n'étais pas téméraire non plus. Cela m'avait valu d'être viré d'une des deux exploitations maraîchères qui m'avaient employé pour ramasser les fraises.

- Bonsoir, je voulais juste me reposer un peu.

L'homme baissa la lumière en direction de Zoé qui se frottait maintenant contre ma jambe, manquant me déséquilibrer.

- Dégagez d'ici ! y'en a marre des voleurs !

Voleur ?
Je ne répondis pas, c'était inutile. Je me dirigeai sans attendre vers mes affaires posées contre l'arbre, rangeai à toute vitesse mon sac de couchage et refermai le sac de croquettes à l'intérieur de ma sacoche, tout en jetant des œillades vers le grincheux. Je m'étais déjà retrouvé une fois dans une situation similaire. La police était arrivée, certainement prévenue par le propriétaire du terrain dans lequel je dormais tranquillement calfeutré dans mon duvet. Ils recherchaient les rigolos qui siphonnaient l'essence dans les tracteurs des agriculteurs restés dans leurs champs pour la nuit.

On ne marchait pas sans rencontrer quelques obstacles le long du chemin.

Cela faisait six mois que j'étais en Nouvelle Aquitaine, m'arrêtant comme je l'avais prévu à droite et à gauche pour faire la saison dans des exploitations agricoles. Là, j'arrivais du Médoc où j'avais fait les vendanges précoces dans un petit domaine bio, après avoir récolté les asperges et les fraises dans les landes, puis les framboises et les myrtilles dans des champs immenses tenus par des hollandais. Mais là, fin septembre avec l'arrivée de l'automne, j'avais fini de bourlinguer. Le moment était venu de me poser et de prendre le nouveau départ que je m'étais fixé.

Je repris ma marche le long de la petite départementale, Zoé collée à mon mollet. Je ne comptais pas me taper un long trajet, seulement avancer un peu et m'éloigner de la propriété de ce type pour passer la nuit tranquille avant de repartir le lendemain à la lumière du jour.

La chienne se frottait contre ma jambe et semblait de plus en plus nerveuse. La nuit était bien tombée maintenant et je ne rêvais que d'un abri. Je bifurquai sur un chemin à ma droite, espérant un peu de tranquillité pour quelques heures. La campagne n'était pas l'endroit idéal à traverser l'hiver. La région était surtout peuplée de petits villages pitoresques, d'exploitation agricoles ou d'éleveurs de canards gras et de poulets. Avec un peu de chance, je pourrais trouver un travail le temps de m'installer, quitte à plumer des volailles. Ça me dégoûtait, mais je n'avais pas les moyens de faire le difficile.

L'humidité de l'air annonçait la pluie qui n'allait pas tarder à tomber. J'avançai dans le noir et butai en grognant contre un grillage coupé et enroulé par terre. Je regardai devant moi et distinguai un peu plus loin une grange assez imposante qui se découpait au milieu du brouillard dans un pré qui semblait en friche. Du moins, rien ne laissait présager qu'une maison se trouvait à proximité. Je me baissai pour caresser Zoé qui commençait à montrer des signes d'impatience et décrochai la lampe qui pendait à un mousqueton accroché à mon sac à dos.

- Allez, viens, on va s'installer là, j'espère ne pas avoir une mauvaise surprise demain matin.

Je traversai la prairie. L'herbe humide mouillait le bas de mon pantalon, trempant mes vieilles chaussures de marche. Heureusement, elles en avaient vu d'autres et ne prenaient pas l'eau. Je regardai à droite et à gauche, avant de soulever l'énorme clayette en fer rouillé qui tenait la lourde porte en bois. J'éclairai dans tous les sens, constatant, soulagé, que la grange semblait abandonnée. Seules trois vieilles charrues datant de mathusalem, quelques caisses poussiéreuses posées à même le sol et deux vieilles voitures dans le fond du bâtiment démontraient, qu'un jour, l'endroit avait servi d'entrepôt. Je posai mon sac sur le capot et tirai sur la poignée de ce qui ressemblait à une vieille 304. Autant me coucher sur le siège arrière, ce n'était pas tous les jours que je disposais d'un peu de confort pour me reposer. Je fis monter Zoé, et m'installai sur la banquette un peu défoncée. Je détachai mon sac de couchage pour m'en recouvrir et posai ma tête sur ma besace.

Zoé ne se fit pas prier pour s'installer contre moi. Cette nuit, Le paradis était ici.

La chaleur de ma compagne m'enveloppa. Exténué, je sombrai dans un sommeil sans rêves.

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