Chapitre 23 PARTIE 1
JUSTIN
Je me demandais pourquoi ils avaient parqué les animaux si loin de la maison. Certainement pour se préserver des odeurs. La première à se présenter à la barrière fut une petite chèvre que j'appelais Diana. Elle était impayable quand elle se dandinait avec des airs de grande dame. Son pelage tacheté de marron et de beige me faisait penser à celui d'une vache pi. Elle bêla en me voyant pousser le portail et s'avança à la recherche d'une friandise. Armand apparut devant l'entrée de l'étable, fier comme Artaban. Il semblait hésiter. Je ris intérieurement. Cela faisait quelque temps déjà que je m'occupais de lui et il ne m'avait toujours rien fait, mais je m'en méfiais. On ne dressait pas un bouc comme on apprenait à un chien à ne pas mordre.
- Bonjour Justin !
Je me sursautai alors que je m'apprêtais à ouvrir la cage des poules pour les libérer et ramasser tranquillement les œufs. Julien, le vétérinaire, me regardait, accoudé au piquet qui maintenait le grillage.
- Bonjour.
Depuis que Nico m'avait mis en garde contre ce type, je me posais quelques questions. Néanmoins, il semblait amical.
- Qu'est-ce que tu fais ?
- Je travaille, comme tu vois !
- C'est le travail qu'il t'a donné ? Ricana-t-il.
- Un travail comme un autre, répondis-je en glissant ma main dans la paille pour vérifier si les poules avaient pondu.
- Je suppose que Nico t'a mis en garde contre moi, et t'a demandé de te tenir à distance !
Je sortis la tête du poulailler pour le regarder.
- Si vous avez des différends, cela ne me regarde pas !
Je posai les œufs dans le panier et continuai à donner à manger aux animaux. Du foin que j'étalai devant les chèvres et du maïs pour les poules et les poussins, ainsi que de l'eau propre.
- Mon père est chez lui avec mon fils Jordan. Peut-être qu'il voudra voir Tempête. Ça te dérange s'il passe ? Je cherche Nico, j'ai des vermifuges à lui remettre.
J'en doutai. Je ne voyais pas pourquoi en tant que vétérinaire, il ne les administrait pas aux animaux lui-même. Mais bon, mieux valait continuer à faire la cruche et passer pour un idiot.
- Ton père peut venir quand il veut et ton fils aussi, évidemment. Nico est à Toulouse pour une réunion de fin d'année. Si c'est un vermifuge pour Tempête, autant me le donner, l'étalon est chez moi.
Il passa la main sur son menton.
- Une réunion ? Je ne le verrais pas, alors. Dis, il t'a proposé de l'accompagner demain soir à l'anniversaire de Sylvain ? Bah, le connaissant, ça m'étonnerait. Bref, si tu n'as aucune nouvelle de lui, demain, jette un coup d'œil de ce côté-là, je suis certain qu'il y sera.
Je ne devais pas écouter ce type, je le savais, néanmoins, ce qu'il me dit au sujet de cette fête me fit beaucoup de mal. Nico ne m'avait pas parlé de cette sortie, et même si je ne comptais pas l'accompagner, j'aurais aimé qu'il me le dise.
- Qu'est-ce que tu cherches au juste, Julien ? Nico et moi avons une relation de travail alors ce qu'il fait de sa vie ne me regarde en rien !
Il cherchait vraiment à m'ennuyer, c'était clair. Ou Nico peut-être. Je n'avais rien à lui dire. Ce qu'il y avait entre Nico et moi était une affaire privée. Je soupirai tout de même. Nico m'avait invité pour le repas de Noël. J'avais refusé parce que sa sœur était là, son grand-père semblait sortir de sa léthargie, d'après lui, et moi, j'étais bien dans ma maison. Je savais que je le verrais moins pendant la période de fêtes. Sa famille ne repartait qu'après l'épiphanie et il me semblait normal qu'il passe du temps avec eux.
Cela ne m'avait pas empêché de voir Nelly qui devait repasser dans la soirée et d'engloutir le ballotin de chocolats qu'elle m'avait apporté. J'étais certain qu'elle allait me casser la tête pour que je l'accompagne le lendemain à la soirée du réveillon à la salle des fêtes d'Auch.
Elle pouvait toujours courir pour que j'y aille !
***
Je poussai la porte et me débarrassai de mes chaussures sur le paillasson, étonné par la voiture qui était garée dans le parc. Il n'y avait personne à l'intérieur. Elle devait appartenir à un promeneur à la recherche de champignons. Je ne m'étais pas trompé, je m'apprêtais à refermer la porte quand un jeune sortit de la forêt avec un panier dans les mains.
- Bonjour.
- Bonjour, répondis-je simplement en refermant la porte.
Je n'eus pas le temps d'arriver jusqu'à la cheminée pour remettre du bois, que j'entendis frapper. Je me retournai et vis le jeune attendre derrière les carreaux.
- Entre, lançai-je en attisant le feu qui était pratiquement éteint en le ravivant avec des petits morceaux des cagettes en bois que Nelly me gardait pour allumer.
- Je m'excuse de vous déranger, me dit-il timidement en poussant la porte. Je m'appelle Greg, j'ai ramassé trois gros cèpes sous le chêne, je vous les donne, ils sont à vous.
J'étais surpris qu'il propose de me les offrir. En général, chacun gardait les précieux bolets pour lui, surtout que cette année, ils étaient rares d'après ce que Nelly m'avait dit.
- Merci, répondis-je en jetant un coup d'œil dans le panier qui contenait les trois champignons énormes. Moi c'est Justin et j'en veux bien un, pour moi seul, c'est suffisant. Garde les deux autres pour toi. C'est bête, ils ont poussé sous mon nez et je ne les ai même pas vus, j'ai du mal à les distinguer avec la couleur des feuilles.
- Oui, ils sont difficiles à voir. C'est une question de flair et d'habitude, mais ceux-ci étaient trop gros pour passer inaperçus.
- En tout cas, merci beaucoup, ça fait plus de dix ans que je n'en ai pas mangé. Ma grand-mère les préparait en omelette.
- Suzon, oui, elle les faisait en persillade aussi.
J'écarquillai les yeux.
- Oh ! tu l'as connue ?
- Oui. Et c'est ce qui m'a amené ici. Nous avons vécu quelque temps avec elle, ma mère et moi quand son fils est décédé, et j'ai pensé que c'était bien de vous en parler... les champignons ont été une excuse pour venir.
J'aimais bien son honnêteté. Je n'hésitai pas et l'invitai à entrer.
- Ah bon ? Je ne savais pas. Oh ! Moi je n'ai jamais revu ma grand-mère après la mort de mon père, j'étais mineur, elle était malade et c'était compliqué. Je veux tout savoir alors, souris-je en l'invitant à s'installer. Je peux t'offrir un café.
- Une bière, vous avez ?
Avec le froid qu'il faisait à l'extérieur, je me demandais comment il pouvait préférer une boisson fraîche. Manque de chance, je n'en avais pas, le peu de gens qui venaient chez moi buvaient du café. Deux coups à la porte nous firent sursauter et nous retourner en même temps.
-Attends deux minutes, m'excusai-je en faisant signe d'entrer à Nelly qui semblait frigorifiée de l'autre côté de la porte. Non, désolé, je n'ai que du café. Tu veux bien me tutoyer ? ça me fait bizarre que tu me dises vous.
Mon amie entra en se frottant les mains.
- Je croyais que tu ne revenais que ce soir, lui lançai-je alors qu'elle filait directement vers la cheminée pour se réchauffer les mains.
- Je cherchais des champignons avec Greg, et cet imbécile m'a laissée seule dans les bois, j'ai cru qu'il était parti pour éviter de venir te voir !
Mes yeux allaient d'elle à lui.
Il esquissa un petit sourire et baissa les yeux. Je me revoyais moi, quelques années auparavant, quand je baissais les paupières devant les gens. J'avais l'impression que s'ils ne voyaient pas mes pupilles, je pouvais garder bien à l'abri tous mes secrets. Ce n'était pas tout à fait faux. Le regard exprimait tant de choses qu'il révélait à lui seul l'état d'esprit dans lequel on se trouvait pour qui savait le déchiffrer.
- Vous vous connaissez à ce que je vois. Tu lui as peut-être dit que j'étais un monstre et du coup il a eu peur, lançai-je en m'adressant à Nelly tout en détaillant le jeune homme qui se tortillait sur la chaise.
- Pas du tout, mais il n'osait pas venir, alors je l'ai un peu obligé, si tu vois ce que je veux dire.
- Nelly, t'exagères ! siffla Greg en lui lançant un regard incisif. Un café, ça ira très bien, Justin, merci beaucoup.
Je me précipitai vers la cuisine, ajoutai du bois dans la cuisinière pour réchauffer la pièce et revins avec trois Mugs fumants et la boite de sucre. Il m'attendait, les doigts entrecroisés sur la table. Quant à Nelly, elle s'était installée sur le canapé tout près du feu et semblait absorbée par mon cahier de dessins.
- Alors, commençai-je en lui tendant la tasse. Tu as vécu ici avec ta mère ?
Il hocha simplement la tête et haussa les épaules.
- Oui, je suis venu te voir, parce qu'au village il y a eu des commérages concernant notre installation ici. Les gens racontaient que ma mère abusait de l'hospitalité de ta grand-mère, et ce n'est pas vrai. En fait, nous sommes venus la voir quand ma mère a appris la mort de ton père.
- Ta mère et mon père se connaissaient ?
- Ils se connaissaient très bien. Après le départ de ta mère, ils ont été ensemble un bon moment.
- Ah bon ? Je croyais qu'après ma mère mon père n'avait plus eu personne dans sa vie. Du moins, pas une femme avec laquelle il ait eu une relation suivie. D'après ma grand-mère, il ne cherchait pas à se caser. Il consacrait tout son temps à sa ferme.
- Oui, et ça a dû être le cas après sa séparation avec ma mère. Elle est partie s'installer à Bordeaux et ils ne se sont jamais revus. Quand nous sommes revenus dans le coin pour son travail et qu'elle a appris son décès...
- Ça l'a sûrement affecté, répondis-je. C'est toujours un choc d'apprendre qu'une personne qu'on a fréquentée est partie.
- Oui... enfin non... c'est plus compliqué que ça. Je suis désolé de t'avoir dérangé, ce n'était pas une bonne idée de venir. Merci pour le café, marmonna-t-il en se levant.
- Non, attends ! le suppliai-je presque en me levant avec lui. Je n'ai profité de mon père que pendant les vacances d'été, et j'en sais très peu sur lui. Ma grand-mère l'aidait autant qu'elle le pouvait et s'occupait de la maison alors elle était peu disponible aussi pour me raconter des choses. Quand elle est restée seule, après le décès de mon père, je n'ai pas eu la permission de venir la voir. Ma mère était une connasse et elle l'est toujours ! Et je n'ai pas d'autre famille, il ne me reste qu'elle qui s'en fout de moi comme d'une guigne ! alors, si tu sais quelque chose d'important, tu ne crois pas que j'ai le droit de le savoir ?
Je n'étais pas en colère, mais peut-être que j'avais haussé le ton sans m'en rendre compte.
Merdouille !
- Hep ! siffla Nelly depuis le canapé en pointant un doigt vers lui, l'incitant à se rasseoir. Tu vas tout lui dire, Greg !
La réaction de Nelly me surprit. Le jeune s'affala sur la chaise en se grattant la tête. J'en fis autant.
- Je ne sais pas comment dire ça sans passer pour un idiot... mais je n'ai pas eu la chance de profiter de lui moi non plus.
Je réfléchis à ce qu'il venait de me dire. Mais je n'arrivais pas à comprendre. Ou peut-être que mon esprit refusait d'imprimer l'information.
- Comment ça ?
- C'était mon père aussi !
On m'aurait frappé avec une massue sur la tête, que le coup ne m'aurait pas percuté avec autant de force. Je me laissai tomber sur la chaise, le regard rivé à lui... le fils de mon père ? Donc... mon demi-frère... non, ce n'était pas possible. Les familles à tuyau de poêle existaient partout, mais la mienne battait tous les records.
- Tu déconnes, là, pas vrai ?
J'espérais que ce qu'il disait était vrai. On ne rigolait pas avec ces choses-là. Du moins, moi, ça ne me faisait pas rire.
- Non. Je le sais depuis que j'ai seize ans. À force de prendre la tête à ma mère, elle a fini par me donner le nom de mon père. Robin ne savait rien. Ma mère est partie travailler en Gironde et quand elle a su qu'elle était enceinte, elle a préféré se taire et rester mère célibataire.
- J'en reviens pas, murmurai-je en mettant ma tête entre les mains. Putain, j'en reviens pas !
- Justin, n'aie aucune crainte, hein, se reprit-il aussitôt en posant une main sur mon bras. Je ne suis pas venu réclamer une part d'héritage ou quoi que ce soit d'autre. Je n'ai besoin de rien, je travaille. Je voulais juste connaître mon père, parce que j'estimais que j'en avais le droit. J'avais besoin de savoir d'où je venais, mais je n'ai pas eu cette chance, il était déjà parti. Alors ma mère s'est sentie tellement coupable de ne pas me l'avoir dit plus tôt qu'elle m'a accompagné ici, pour voir Suzon. Enfin... notre grand-mère. Et du coup, nous avons emménagé avec elle. À sa demande, je tiens à te le préciser. Il faut dire qu'à Bordeaux, je commençais à filer du mauvais coton et ma mère a pensé que dans un village comme celui-ci, j'allais m'assagir. Elle était infirmière libérale, elle partait le matin et rentrait le soir et moi, j'allais à l'école du village. J'étais en classe avec Nelly, commenta-t-il en adressant un sourire à la jolie boulangère. Et puis Suzon est tombée malade des reins. Elle était dialysée, trois fois par semaine. Elle a été placée en maison de retraite par l'assistante sociale de l'hôpital, alors nous sommes repartis à Auch où ma mère avait la majorité de ses patients. Avant de mourir, ta grand-mère que j'allais voir régulièrement a rédigé une lettre m'autorisant à m'installer dans cette maison si j'en avais besoin un jour. Elle était persuadée que tu ne reviendrais jamais. J'ai ce papier avec moi, si tu veux le lire, m'affirma-t-il.
Il fouilla dans la poche de son blouson et en sortit une enveloppe qu'il posa devant moi sur la table. Mon cœur battait vite, mon esprit s'embrouillait, tentant d'assimiler ce trop-plein d'informations. Je regardai le courrier, mais ne fis aucun geste pour le prendre. Je ne connaissais pas Greg, mais je le croyais.
- Quand j'ai été embauché chez les Barjac, c'est ce que j'ai fait, je me suis installé ici pour me rendre à mon travail plus facilement, parce que je n'avais pas le permis de conduire. Dès que je l'ai obtenu, j'ai acheté une voiture et je suis reparti m'installer dans un studio en ville. Je suis revenu tous les étés pour tondre. L'airial était envahi par les ronces. Et... surtout, parce que j'espérais te voir un jour. Je me disais que tu reviendrais ne serait-ce que pour vendre. Suzon parlait tout le temps de toi. Elle voulait que je te cherche, parce que si je n'avais pas connu mon père, je devais au moins connaître mon frère. Mais je t'avoue que si tu n'avais pas déménagé ici, je ne t'aurais jamais cherché. J'avais peur à l'idée de passer pour un imposteur, parce que je n'ai aucune preuve de ce que j'avance. Il n'y a que la parole de ma mère.
- C'est incroyable, répétai-je en secouant la tête, complètement déphasé par ce que je venais d'entendre. Nelly tira sur le banc, s'installa pour être plus près de moi et attrapa ma main qu'elle serra fortement dans la sienne. Je la vis à travers mes mèches poser l'autre sur celle de Greg qui entrelaça ses doigts avec les siens.
Ce taiseux qu'avait été mon père n'avait pas eu de chance. Il avait eu deux fils. Moi, que ma mère avait presque séquestré après l'avoir quitté et qui portais son nom parce qu'il m'avait reconnu avant ma naissance. Et un autre enfant que sa mère s'était approprié égoïstement, sans lui révéler son existence.
Si Greg n'avait pas l'air d'en vouloir à sa mère, moi j'étais trop remonté contre la mienne pour ne pas exiger des explications concernant les courriers de ma grand-mère.
Et nous étions là, tous les deux, assis face à face, dans cette maison où avait vécu celui qui nous avait laissé une part de lui, et pas des moindres.
Un lien de sang.
- Tu n'es pas obligé de me croire, tu sais, mais je devais t'en parler avant que les ragots du village n'arrivent à tes oreilles. Parce qu'ils ont pas mal spéculé à une époque. Ils ne sont au courant de rien de tout ça et je tiens à ce que ça reste entre nous. Je n'ai pas envie qu'ils disent que je suis un opportuniste venu chercher l'héritage, tu comprends ? Et puis ce qu'il se passe chez les autres ne leur regarde pas.
- Je comprends Greg, et moi je te crois. Quel âge tu as ?
- Je viens d'avoir vingt ans et toi ?
- Vingt-trois.
- Et c'est mon meilleur ami, pouffa Nelly.
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