Chapitre 2

NICO

- Qu'est-ce que tu as encore fait ? demandai-je en contenant ma colère du mieux que je le pouvais.

- Rrrien du tout, c'est une bonne à rrrien, comme les autrrres !

Je passai mes mains pleines de terre dans les cheveux en soupirant.

- Pépé, elle est gentille Sylvie, que lui as-tu dit ?

- Je n'ai rrrien dit, espèce de couillon ! elle s'est barrrée toute seule, répondit-il en regardant autour de lui.

Je le regardai déambuler dans la chambre en tâtonnant, le caleçon pendant sur ses jambes, à la recherche de ses habits qui étaient soigneusement pliés et posés sur le lit.

- Tu as bien dû lui dire quelque chose, elle s'est barrée en claquant la porte, Danièle me l'a dit ! je parie qu'elle va téléphoner pour dire qu'elle ne reviendra plus !

- Bon débarrras, grogna-t-il en roulant les "R" comme il le faisait depuis toujours.

- Je vais appeler Madame Dangin, si jamais elle n'a plus personne à nous envoyer pour prendre soin de toi, je t'avertis, pépé, je demande une place en maison spécialisée, c'est plus possible ça !

- Et moi je te dis que si tu fais ça, je te déshérrrite ! C'est chez moi ici, il n'est pas né celui qui va me mettrrre dans ce mourrroir ! Tu sais ce qu'ils font des vieux là-dedans ? Alberrrt Lafond m'a dit qu'ils nous éliminaient aprrrès nous avoirrr sucé tout le pognon ! Sa femme est morrrte même pas un an après êtrrre entrrrée là-dedans ! Lou Prrraoube ¹ !

Il me lançait toujours cette menace et ça faisait belle lurette que j'avais racheté l'exploitation et qu'elle m'appartenait.

Rire ou pleurer, j'avais le choix. Je choisis de ne faire ni l'un ni l'autre, du moins ouvertement. Bien sûr que certaines maisons de retraite traitaient leurs pensionnaires de la pire des façons. Mais pas celle que je connaissais. Tout le monde en parlait en bien. Néanmoins, ce que je venais de lui balancer n'avait pas lieu d'être, mon grand-père resterait avec moi jusqu'à la fin, tout comme il avait gardé ses parents avec lui jusqu'à la fin. C'était comme ça chez nous et chez les fermiers du coin que je connaissais. Nous gardions nos vieux de bon cœur et avec le respect qu'ils méritaient. Le sortir de la maison où il avait toujours vécu le tuerait.

- Mais non, pépé, je ne te mettrais jamais en maison de retraite, mais fais un effort au moins !

Je m'en voulais d'avoir balancé ça à l'homme qui nous avait élevés ma sœur et moi après la mort de nos parents. Néanmoins, je n'avais pas de solution, j'étais célibataire et l'exploitation me prenait tout mon temps. Mon seul loisir avait été le rugby. Mais ça aussi c'était terminé, j'avais arrêté de jouer.

Ce week-end, Danièle et Jean-Pierre, mon ami et bras droit à l'exploitation avaient accepté de rester à la maison avec ce vieux têtu et que je puisse assister en toute tranquillité aux sélections de quelques jeunes joueurs et à une réunion au club. Pépé était autonome encore, mais plus pour préparer ses repas, et le laisser seul n'était pas envisageable. Il était bien capable de partir à pied jusqu'au village et de se perdre. Ou pire, sortir sa vieille 4 L du hangar qui démarrait au quart de tour depuis 1979 dès qu'on poussait un peu le starter ou qu'on mettait une goutte d'essence dans le carbu. Je ne savais même pas où il avait caché les clés. C'était le soir qu'il perdait le plus la tête, en journée il était assez alerte pour me faire une entourloupe.

Il me semblait loin le temps où il travaillait encore avec moi. Il ne me lâchait pas, me collant comme un petit pois dans une gousse. Un homme fort, élevé à la dure et travailleur acharné toute sa vie, et avec un cœur plus grand que l'univers. Il avait pris sa retraite officielle à soixante-dix ans, mais comme tous les vieux agriculteurs qui restaient vivre avec leur famille dans les exploitations, il n'avait jamais cessé de se démener. Encore six mois auparavant, à 93 ans, il se levait encore au chant du coq ramassait les œufs, s'occupait de ses bêtes et de son potager avant de rentrer préparer le repas du midi. Après sa sieste, il venait faire un tour dans les champs mettre son grain de sel. Parce que bien entendu, la vie avait changé et les besoins de la population aussi, mais pas moyen de lui faire comprendre que pour garder le cap, les cultures devaient être diversifiées. Lui avait toujours semé un peu de maïs pour la consommation de ses volailles. Il était maraîcher, éleveur de vaches laitières et de poulets. Une autre vie, une autre époque.
    Il n'était pas d'accord quand j'avais planté des tournesols et des asperges sur les parcelles que j'avais rachetées à ce pauvre Robin quelques mois avant sa mort. Je ne vous parle même pas du silo pour sécher le maïs que j'avais fait installer à la place des vieux bâtiments qui avaient abrité ses volailles, jadis, au bout de la propriété.

Bref, malgré nos désaccords en matière d'exploitation, il avait toujours été mon guide. J'avais un immense respect pour lui, mais j'avoue qu'avec l'âge, il devenait difficile à gérer.

- T'as des nouvelles de ma chienne ?

- Non, toujours pas. J'ai collé quelques affiches à Auch dans les boulangeries et au centre commercial, et Jean-Pierre en a laissé à Vic-Fezensac et Mont-de-Marsan en allant chez ses beaux-parents.

J'espérais de tout cœur que Zoé serait retrouvée et ramenée chez nous. Pépé vouait un amour sans bornes à sa chienne de laquelle il ne se séparait jamais. Elle s'était enfuie, terrorisée par les coups de fusil des chasseurs lors d'une battue au sanglier dans la propriété voisine abandonnée. Nous la cherchions sans succès depuis plus de dix jours.

- Et les bêtes, tu leurrr as donné à manger et à boirrre ou tu les laisses crrrever de faim comme à moi ?

- Oui pépé, ne t'inquiète pas, mais ça, tu peux encore le faire non ?

- Je sortirrrais de cette chambre quand tu me lâcheras la grrrappe et me laisserrras bouffer ce que je veux !

Je soupirai.

- Le toubib de l'hôpital a dit plus de gras, plus de sucre !

- Et qu'est-ce que j'en ai à foutrrre de ce qu'il dit ce petit con ! J'ai assez crrrevé de faim dans ma jeunesse pourrr bouffer ce que je veux à mon âge ! Allez, fous le camp, tu m'énerrrves ! Grogna-t-il en me lançant dans ma direction la paire de chaussettes qu'il tenait dans la main.

Je sortis de sa chambre sans claquer la porte, me demandant où j'allais pouvoir trouver quelqu'un capable de supporter ce vieil entêté. Je me contenais, conscient que m'énerver ne changerait rien au problème. L'avant-dernière aide-soignante qu'il avait fait fuir m'avait donné sa démission sans préavis. Je n'ose même pas dire ce qu'il avait proposé à Maïté, tant ça me faisait honte. Mais dans ce petit village, je ne doutai pas que les commérages iraient bon train avec la nouvelle que le vieux Barjac était devenu un pervers. Il était atteint d'un début de sénilité, et malvoyant suite à son diabète. Je le surveillais comme l'huile sur le feu. Il avait tôt fait de descendre dans sa cave et d'ingurgiter en cachette un verre de pinard ou de floc qu'il achetait aux paysans du coin. J'avais fermé l'accès à clé, mais il devait avoir un double caché quelque part. D'où la nécessité d'avoir une aide à domicile pour s'occuper exclusivement de lui jusqu'à mon retour le soir à la maison. Entre lui, et la fin de la saison, j'étais épuisé. Je ne savais plus où donner de la tête.

L'eau chaude s'écoulait sur moi, balayant sur son passage la poussière et la sueur. Quelques minutes pendant lesquelles au lieu de me détendre, je ne pensais qu'aux problèmes qui s'accumulaient. Mis à part le manque de personnel en pleine récolte des asperges, et ensuite pour le castrage du maïs, l'exploitation se portait bien. À la maison, ce n'était pas du tout la même histoire.

***

Sandra, la directrice de l'agence d'aide à la personne, leva les yeux de son écran en me voyant entrer.

- Bonjour Nico, me dit-elle en enlevant ses lunettes. Sylvie est passée ici en sortant de chez toi, elle était furieuse et refuse catégoriquement de revenir chez toi s'occuper de ton grand-père.

Je m'installai sur la chaise qu'elle me désigna face à elle.

- Je m'en doute. Je suppose qu'il a dû l'insulter pour s'en débarrasser, il n'a rien voulu me dire.

- Oui, c'est exactement ça, il l'a traitée de tout. Ces femmes n'ont pas à supporter certaines choses. Ton père n'est pas atteint d'Alzheimer que je sache, mais il est insupportable, je n'ai plus personne à te proposer.

- Et comment je vais faire ?

- Chercher chez les particuliers, ou songer à le mettre en maison de retraite. Je suis désolée, Nico, mais en ce qui me concerne, je ne peux plus proposer aux femmes qui travaillent ici de s'occuper de lui.

- Je comprends bien, mais tu ne connais pas quelqu'un qui cherche du travail ?

- Non, je ne connais personne. Tu as essayé avec le CCAS de Auch ? Et, de toi à moi, m'avertit-elle en balayant l'air de sa main. Même si je connaissais quelqu'un, je me garderais bien de l'envoyer s'occuper de ce farfelu. Il a de la chance que Maïté n'ait pas porté plainte. Tu te rends compte ? Lui proposer de coucher avec lui contre un billet ! On appelle ça du harcèlement sexuel, bon sang ! Proposer ça à Maïté, non, mais franchement !

Elle éclata d'un rire nerveux, les coudes posés sur le bureau et le visage entre les mains.

- Je comprends, répondis-je, dépité.

Voilà la dernière connerie de mon grand-père. Le pire c'est qu'il avait trouvé ça marrant quand je l'avais sermonné. Heureusement que tout le monde le connaissait dans le coin et qu'ils savaient que ce n'était pas un pervers. Cela n'arrêterait pas pour autant les commérages. De plus, aucune femme ne méritait de recevoir des propositions de ce genre. Maïté était consciente qu'il l'avait fait pour la faire partir, parce qu'il n'acceptait l'aide de personne, elle avait été blessée par ses propos et méritait un minimum de respect.

Les habitants du village étaient surtout des personnes âgées. La plupart des jeunes s'étaient installés ailleurs, délaissant la campagne et les fermes pour travailler en ville et profiter des commodités. Les cinq aides à domicile de la commune avaient assez de travail sans s'encombrer d'un vieux casse pieds de plus.

- Je suis désolée. Si tu cherches une femme de ménage, je peux t'en proposer plusieurs, mais quelqu'un pour prendre soin de pépé Barjac, non ! Tiens, voici la facture d'août puisque tu es là, ça m'évitera de la mettre au courrier.

Je survolai la facture des yeux.

- Il manque les 15 premiers jours de septembre, je n'aurai pas le temps de revenir, tu me l'enverras par courrier, je te ferai parvenir le règlement.

Je remplis le chèque, lui tendis, et me levai pour rentrer. Je n'obtiendrais rien de plus, j'en étais conscient. Pour l'instant, je me débrouillerais avec Danièle, la femme de Jean-Pierre qui faisait le ménage dans la maison et préparait nos repas depuis que mon grand-père ne voyait plus suffisamment pour s'en occuper. Mais cela ne pouvait pas durer, elle était enceinte et allait prendre son congé de maternité dans quelques jours.

1) La pauvre en Gascon.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top