Chapitre 16


                             JUSTIN


    J'ouvris légèrement les yeux et fis un bond sur le canapé en voyant Jean-Pierre assis à table. Je m'étais endormi en regardant les flammes qui dansaient dans la cheminée.

— Merde, tu m'as fait peur, je lançai en me redressant.

    Je regardai autour de moi, un peu hébété. J'avais omis de fermer à clé la porte d'entrée en arrivant.

— Il est arrivé quelque chose ? demandai-je inquiet.

— J'ai frappé, mais tu n'as rien entendu, et puis je t'ai vu à travers les vitres. Je dois te parler.

    Je ne savais pas quelle heure il était, mais le sommeil m'avait surpris après avoir passé la nuit précédente sans fermer l'œil.

— Si c'est au sujet de l'altercation avec Nico, je crois que tout est dit.

— Ne sois pas têtu, répliqua-t-il en délaissant la chaise pour pousser mes jambes et s'installer sur le canapé. Je me redressai pour lui faire de la place et me frottai les yeux avant de repousser les mèches qui me cachaient la vue.

    Sa voix sereine contrastait avec l'air préoccupé de ses yeux expressifs. Je le connaissais peu, mais je sentais que ce qu'il s'apprêtait à me dire était sérieux. Jean-Pierre était toujours sérieux quand il ne souriait pas d'emblée. J'étais prêt à parier que ça n'allait pas me plaire du tout. Même Zoé qui m'avait suivi et était couchée sur le tapis à mes pieds, me lança un regard condescendant avant de gémir en cachant son museau entre ses pattes semblant me dire : "tu ne sais pas ce qui t'attend, l'ami".

— Ce cheval a besoin de toi et je pense que tu peux l'aider.

    Je ne sais pas ce qui me toucha le plus. Ce qu'il disait ou l'assurance avec laquelle il l'avait dit. Il essayait de me convaincre, je ne savais pas de quoi, au juste, mais ses paroles eurent l'effet contraire.

    Je croisai les bras, en attente.

— C'est parce que j'ai appris à te connaitre que je sais que tu peux le faire, affirma-t-il avec une tendresse qui se reflétait dans ses yeux.

— Non, tu ne me connais pas ! Tu as vu comment m'a traité Nico ! Ce... ce... Je ne sais même plus comment l'appeler !

— Tu as commencé !

— Non !

— Si !

    Je m'extirpai de mon duvet, me levai et me plantai devant lui en le désignant du doigt.

— Il se peut, je dis bien, il se peut, que peut-être, j'ai lancé un petit commentaire pas très sympa prit par les nerfs du moment. Je l'admets. Mais, il n'a pas perdu de temps pour me sauter dessus et il a été plus désagréable que moi.

    À sa moue, j'en déduisis qu'il n'était pas d'accord.

— Peu importe qui a commencé ! Avant de répliquer comme un idiot, écoute ce que j'ai à te dire. C'est Tempête qui a besoin de soins, pas Nico, au final, toi-même tu as dit que tu avais une connexion avec cet animal, non ?

— Tempête, hein ? répétai-je à voix basse en entendant le nom du cheval, alors qu'un sourire déformait mes lèvres. Ce nom lui va bien... Je t'écoute.

— C'était un cheval pour la compétition, ou du moins, il l'était jusqu'à ce que Jordan, le fils de Julien et lui aient l'accident, m'expliqua-t-il.

— Que s'est-il passé ? demandai-je sentant mon cœur se comprimer.

— Je ne sais pas exactement, répondit-il. Mais ces deux-là étaient inséparables. Il y a 5 ans, après une longue maladie, la femme de Julien est décédée. Alors pour lui remonter le moral, pépé Barjac et le père de Julien ont eu l'idée lumineuse d'offrir cet étalon au gamin. À ce moment-là, Jordan n'avait que dix ans et ce cheval était un poulain. Ils ont grandi ensemble et cet accident a créé pas mal de séquelles des deux côtés.

    Il fit une pause alors que je retenais ma respiration les yeux embués.

    Comme Jordan, je savais ce qu'était la douleur quand on perdait quelqu'un de cher. Moi, j'avais perdu Dylan, mon seul véritable ami, mon père et ma grand-mère et je comprenais sa peine.

— Tempête a vite récupéré de ses blessures physiques, ajouta-t-il. L'accident a eu un gros impact, et à partir de là, il est devenu incontrôlable. Il ne laisse personne ni aucun animal s'approcher de lui et n'a aucun problème à attaquer celui qui s'y risque. Nico a eu peur pour toi, je pense.

    Je me sentais un peu coupable tout à coup de lui avoir balancé certaines paroles.

— Jordan, a été le plus blessé des deux, et à 15 ans, il a subi un gros traumatisme. Il a eu les deux jambes fracturées à plusieurs endroits et a subi deux opérations, déjà. Ça l'a rendu dépressif, parce qu'il ne peut plus faire de compétition, et le cheval non plus, d'ailleurs. Depuis, il n'a d'intérêt pour rien, tout lui est égal. Il s'est rendu, Justin. Il n'a que 15 ans, et il s'est rendu. Mais le pire, c'est que Julien allait euthanasier Tempête, parce que personne n'en veut de cet animal.

    Sa voix s'était transformée en un murmure. Je portai ma main à ma bouche en l'observant, peiné.

— L'euthanasier ? Criai-je en me levant d'un bond.

    Rien que ce mot me donna des frissons.

— Jordan refuse cette issue, il veut que son père trouve une personne qui en prendra soin et qui lui permettra de venir le voir à l'occasion. Nico a récupéré ce cheval maintenant, alors, si tu pouvais faire quelque chose... Ou tenter, du moins.

— Ça ne m'étonne pas. Le pauvre gamin a vu ses rêves s'envoler et s'il l'avait depuis si longtemps, je comprends. Même si je veux aider, à ce stade, je ne suis pas certain d'y arriver, soufflai-je avec un filet de voix. Est-ce que Jordan a essayé de l'approcher depuis l'accident ?

— Non, il ne l'a pas fait. Il a peur de lui, et son père ne veut pas le forcer parce qu'il craint que Tempête réagisse mal et que cela déprime son fils encore plus, m'expliqua-t-il. Mais de toute façon, ils partent s'installer à Lyon dans quelques mois. Pépé Barjac considère Jordan comme son petit-fils, alors il a gardé l'étalon parce qu'il se sent coupable de la situation. Tempête est chez les Barjac depuis quelques mois et tu es le seul à avoir pu l'approcher.

    Ses paroles m'envoyaient des pensées contradictoires. Je me sentais heureux d'avoir pu approcher l'animal, mais ce qu'il me demandait était une grande responsabilité. Au-delà de ce que je me sentais capable de faire. Mais comment pouvais-je ne pas essayer ? La tension s'accumula le long de mon dos et j'avalai ma salive. Le regard de l'animal et la force que j'avais ressentie en le touchant s'imprima dans mon cerveau.

— Allez, s'il te plait, insista-t-il en me poussant amicalement.

— D'accord, je vais essayer, même si je n'ai jamais vu un cas pareil, mais ça suppose passer du temps chez les Barjac, et rien que d'imaginer avoir à faire à Nico, me remue l'estomac, ajoutai-je en grimaçant.

    Jean-Pierre acquiesça avant d'éclater de rire.

— Il est orgueilleux, tout comme toi, mais c'est quelqu'un de bien, je t'assure. Demander de l'aide va lui coûter un ulcère à l'estomac, mais il le fera pour Jordan.

— Il sait que tu es venu me demander ça ?

— C'est lui qui m'a envoyé...

    Je le regardai d'un air dubitatif. Nico devait se sentir bien démuni, sinon, il serait venu lui-même me dire en face ce qu'il attendait de moi.

— OK. Mais je dois lui parler, pour en être certain.

L'expression de son visage était tout un poème.

— Je t'accompagne le voir, hein !

    Il me regardait comme si j'étais un enfant armé d'un pistolet prêt à appuyer sur la gâchette à tout moment.

— Tu peux être tranquille, je suis parfaitement capable d'avoir une conversation civilisée avec lui sans garde du corps.

— Si tu le dis... répondit-il en esquissant une moue qui prouvait qu'il n'en était pas convaincu du tout.

— Oui, voilà, j'y vais maintenant, affirmai-je.

    Je soufflai et, en secouant la tête, lui tournai le dos. Je sortis de la maison, suivi par un Jean-Pierre qui se contenta de monter dans son Toyota, sans rechigner. Je lui adressai un signe de la main, et filai vers le sentier qui conduisait chez les Barjac.

    À cette époque de l'année, les soirées étaient glaciales en rase campagne. Il était à peine dix-sept heures trente et le soleil se couchait déjà. Je sentis l'humidité qui imprégnait mon sweat-shirt et j'accélérai le pas pour me réchauffer. J'avais mal aux pieds, mais la propriété se trouvait à peine à quatre minutes à pied de la mienne en empruntant le raccourci par la forêt. J'inspirai avec force l'odeur d'herbe humide, écoutant le bruissement des petites branches sous mes pieds. Marcher me relaxait, même si ce soir, cela s'avèrerait impossible. Mon portable vibra dans la poche de mon pantalon. Je le récupérai pour l'éteindre, certain que c'était ma mère. Rarement elle m'envoyait un message, et quand elle le faisait, c'était toujours pour me gâcher la journée.

    Le portail de la propriété était grand ouvert. J'aperçus Nico, assis devant la porte, une bière à la main. Il ne s'aperçut pas de ma présence, alors je m'arrêtai pour l'observer quelques secondes, me demandant si je devais avancer ou faire demi-tour.

    Je n'avais pas marché jusque là pour me débiner. Je marchai jusqu'à lui. Il leva la tête, posa sa bière à ses pieds et se leva.

— Je venais te dire que je veux bien t'aider avec le cheval, si c'est ce que tu veux, bien sûr.

    Je levai la tête pour le regarder bien en face. Ne disait-on pas que le regard est le miroir de l'âme ? J'avais besoin de voir ce qu'exprimaient les siens. Nos yeux se rivèrent les uns aux autres. Il soupira. Ses traits semblaient se détendre. La glace de ses yeux fondit pour me faire cadeau d'un regard chaleureux, chargé de remerciements silencieux. Je retins ma respiration.

— Merci.

    Le ton de sa voix profonde était doux, semblait sincère. Je me sentais fébrile, presque gêné et me mis sur la défensive.

— Je ne le fais pas pour toi, répondis-je.

    Il cligna des yeux, puis me regarda comme si je venais de lui assener un coup de poing par surprise. Ça me faisait mal d'être aussi tranchant, mais on ne pouvait pas blesser les gens sans en payer les conséquences. Je n'étais pas vindicatif, mais je n'avais pas pour habitude de tendre l'autre joue lorsqu'on m'avait durement frappé, même si c'était au sens figuré du terme.

— Peu importe pourquoi tu le fais, l'important c'est que tu acceptes de le faire, m'assura-t-il d'une voix tranquille. Mais c'était inutile de te déplacer à cette heure-ci pour me dire ça, tu aurais pu m'appeler ou me le dire demain.

— Je peux le voir ?

    Il ne chercha pas à discuter. Il hocha simplement la tête et commença à marcher vers l'arrière de la maison les épaules voûtées.

— Suis-moi.

    Je courus presque derrière lui pour arriver à sa hauteur. Il ouvrit la porte du bâtiment. Tempête se tenait derrière les barrières en bois qui séparaient la grange en deux. Le cheval était parqué au fond, dans la surface la plus grande, mais l'endroit n'était pas adapté à un animal aussi nerveux et de cette taille. Les bottes de paille étaient empilées de l'autre côté.

— Nous l'avons mis ici pour qu'il ait plus de place, m'expliqua-t-il à voix basse alors que j'avançai vers la palissade. Tout au fond, plaqué contre le mur, l'animal nous regardait, à l'affût, frappant de ses sabots le foin qui recouvrait le sol.

— Je vais approcher ce cheval et tu ne bouges surtout pas, le prévins-je en levant la main. Je peux compter sur toi ?

    Je n'attendis pas sa réponse. Quelque chose traversa ma poitrine et comprima mon cœur devant ce regard qui paraissait encore plus triste que la veille. En me voyant, son corps puissant se tendit. Il émit un hennissement de protestation et, nerveusement, frappa plusieurs fois avec la patte avant sur la paille fraîche.

    Nico s'apprêtait à allumer l'une des ampoules qui éclairaient le fond de la grange, mais je l'arrêtai en posant une main sur son bras.

— Attends, lui dis-je dans à voix basse, sans quitter l'animal des yeux qui redressa les oreilles en m'entendant avant de hennir faiblement.

    Ça, c'était un appel que j'étais incapable d'ignorer. Une lamentation désespérée que je savais reconnaître. Comme la veille, une force invisible que je ne pus contenir me poussa vers lui. Nico me regarda quelques secondes, se demandant s'il devait m'écouter ou non, mais finalement, il hocha la tête et resta à mes côtés, sans bouger. Je lâchai son bras, sans cesser de parler calmement à l'étalon qui semblait de plus en plus nerveux, en levant doucement la barrière qui délimitait son espace, et entrai lentement à l'intérieur en prenant soin de refermer derrière moi.

    En réponse à mon intrusion, il se colla un peu plus contre le mur en reniflant, me regardant d'un air terrorisé. Je stoppai mon avancée quelques secondes, continuant à lui parler d'une voix douce. Il renâcla plusieurs fois, serrant avec force l'encolure qu'il portait encore depuis que je l'avais vu dans le pré. Dans mon dos, Nico, complètement statique, contenait sa respiration en observant la scène en silence.

    Petit à petit, je sentis qu'il s'habituait à ma présence et j'avançai de deux pas. Les muscles puissants de sa croupe se contractèrent et je m'arrêtai à nouveau. Je tendis le bras, la paume de ma main en l'air et restai à l'arrêt, raide comme une statue, face à lui, tout en continuant à lui parler doucement pour le tranquilliser.

    Le temps sembla s'arrêter à l'intérieur de cette grange. Je perdis le sens des réalités, jusqu'à ce que la crampe qui commençait à paralyser mon bras me rappelle à l'ordre. Finalement, l'étalon leva la tête, fit un pas dans ma direction et approcha le museau de ma main avec prudence. Il la renifla plusieurs fois, fit un pas en arrière, semblant lutter contre la part de lui-même qui voulait avancer et celle qui lui demandait de fuir. L'espace d'une seconde, je doutai de ce qu'il allait faire. Mais il refit un pas en avant et revient poser le museau contre ma main avant de relever la tête, me transperçant de ses yeux sombres.

    Tout comme la veille, la peur et l'angoisse que je décelai dans ses yeux immenses me volèrent la respiration et pour la deuxième fois, je sentis qu'il était capable de déchiffrer mes douleurs aussi sûrement que me parvenaient les siennes.

— C'est ça, mon beau, c'est ça. N'aie pas peur, je suis avec toi, continuai-je à voix basse alors que j'avançai d'un pas, sans cesser de le regarder et sans retirer ma main tendue.

— Fais attention, entendis-je murmurer derrière moi.

    En entendant la voix de Nico, l'animal haussa la tête, inquiet, et hennit. Je craignis qu'il ne tente de s'éloigner, encore, mais il resta en place, se contentant de balancer son cou puissant de droite à gauche. Avec délicatesse, je passai l'autre main sur son museau, le caressant avec douceur. Il continua à piétiner, nerveusement, sans baisser la garde, regardant fixement l'endroit d'où la voix de Nico lui était parvenue. Il le voyait, mais tant qu'il n'approchait pas, je savais que tout se passerait bien.

— Tout va bien, tu vas être bien. Tu n'as pas à avoir peur mon beau, je suis là, avec toi, murmurai-je, pendant qu'avec délicatesse je retirais son licol. C'est mieux comme ça, pas vrai ? Affirmai-je avant de le caresser un peu et de m'éloigner aussi lentement que je m'en étais approché.

    Je la regardai dans les yeux une nouvelle fois, et rien que ça, je dus me faire violence pour sortir du box.

    Une fois dehors, je fermai la barrière trop basse pour un animal capable de sauter l'obstacle sans difficulté, et me tournai vers Nico pour lui tendre l'attache. Il la prit et son regard traversa le mien essayant d'y trouver des réponses que je refusais de montrer. Si quelques secondes avant, le regard de Tempête m'avait impacté, celui que Nico me lança m'arrasa de l'intérieur. Son regard n'était plus froid, il ressemblait à un océan sombre, mais tranquille, dans lequel je me laissai submerger. Son sourire normalement prétentieux et arrogant était empreint de douceur, de chaleur, me laissant étourdi, liquéfié, et une douce sensation que j'ignorai volontairement, s'éveilla dans ma poitrine.

— Pourquoi tu me regardes comme ça ?

    La question était brutale. Je croisai les bras sur ma poitrine prenant une attitude défensive. Celle qui, à défaut de me protéger, me rassurait.

    Loin de s'en offenser son sourire s'agrandit encore plus et il me répondit simplement :

— C'était beau et incroyable. Magique, je dirais.

    Je l'écoutai et mon cœur fit une embardée dans ma poitrine. Encore une. Pas seulement pour ses mots, mais pour la façon dont il les avait dit. D'une voix profonde et sincère, pleine de tendresse. Là, tout de suite, je ne savais pas ce qui m'ébranlait le plus, si c'était la façon dont il me regardait, le ton doux de sa voix, ou la lueur admirative qui se dégageait de ses iris. Tout ce qu'il provoquait en moi en se comportant comme ça.

    Ce dont j'étais certain, c'est que j'étais déstabilisé par un sentiment que je m'efforçais depuis longtemps à maintenir éloigné de moi, et que je n'aimais pas l'être. Mais cela échappait à mon contrôle, me laissant sans paroles, pour la première fois depuis que je l'avais rencontré.

    Nos bagarres linguistiques, nos changements de ton, j'arrivais à les gérer, je maîtrisais la situation. Là... j'étais hors-jeu. J'avais besoin de revenir à notre dynamique habituelle, celle que je contrôlais si bien.

— Pas besoin de me jeter des fleurs après m'avoir traité de charlatan, répondis-je d'une voix plus aiguë que d'habitude.

— Ce n'était pas mon intention, je commentais simplement ce que j'ai vu, m'assura-t-il surpris par ma réaction. Pas besoin de montrer les dents !

— Je ne montre pas les dents ! Et ce ne sont pas deux paroles gentilles qui vont effacer tout ce que tu m'as dit ce matin.

    Son regard s'assombrit et inconsciemment, j'avalai ma salive.

— Écoute, beauté, tout ce que j'essayais de faire, c'était une conversation normale avec toi. Vu que tu veux t'occuper de ce cheval, ça me paraissait normal. Mais je vois que tu es incapable de te comporter comme une personne sensée. Tu n'es rien de plus qu'un citadin qui se prend pour le nombril du monde ! Qu'est-ce que je dis, du monde ! Gueula-t-il en levant les bras en l'air. Le monde c'est trop petit pour toi ! De l'univers, plutôt ! Alors, sois tranquille, je ne compte plus m'emmerder à tenter de nouveau, m'assura-t-il, crachant chaque parole avec un dégoût et une prépotence qui ne firent qu'augmenter ma colère.

    Ne disait-on pas que l'attaque était la meilleure des défenses ? Est-ce que le besoin de m'agresser verbalement chaque fois qu'il en avait l'occasion lui permettait de se sentir en sécurité, de se protéger de moi ? J'étais tombé amoureux, comme un imbécile, d'un géant dans le placard, gonflé d'orgueil, imbu de lui-même, et égocentrique au possible. Bref, tout ce que je détestais. C'est cette deuxième option qui me convenait mieux. Je souris intérieurement et revins au présent, voyant Nico perdre patience en attendant que je me décide à parler.

— Venant d'un Neandertal comme toi qui déborde de fierté, c'est un compliment. Tu es insupportable !

    À la seconde où ses yeux redevinrent les deux glaçons froids et distants auxquels il m'avait habitué, je recommençai à respirer.

    Tout semblait redevenir normal.

— Ah tu aimerais bien, hein beauté, que je m'approche de toi, je parie ! Mais avant de toucher un seul de tes cheveux, je préfère escalader le Tibet ! M'assura-t-il avec dédain.

    La rogne me consuma de l'intérieur, mon sang se mit à bouillir. Non pas envers lui, mais contre moi-même. Bien sûr que je voulais qu'il s'approche, l'abruti. Et plus je lui répondais, plus je m'enfonçais dans ma bêtise. Pourquoi les personnes qu'on aimait était celles que l'on cherchait à blesser le plus ? Je serrai les dents. Mon Dieu que j'étais con parfois !

— Je t'ai dit cinquante fois de ne pas m'appeler beauté ! lançai-je en haussant le ton et en serrant les poings avant de lui tourner le dos pour sortir de l'écurie.

    Je commençai à marcher à grandes enjambées, la tête haute, sentant ses yeux derrière moi qui me suivaient.

    Je grognai, en trébuchant contre un tuyau d'arrosage qui traînait et tombai face en avant, m'étalant comme une crêpe dans une flaque boueuse.

    Malédiction !

    J'étouffai un cri et lâchai un juron en l'entendant rire à gorge déployée. Bouffé par la rage et la honte de me retrouver dans cette situation, je me levai immédiatement, sans prendre la peine de me nettoyer le visage et mes habits qui dégoulinaient de boue. Le rire arrogant de Nico devient de plus en plus fort avant de s'arrêter brusquement. Je l'entendis marcher vers moi et je crispai la mâchoire, certain d'être obligé de prendre un rendez-vous imminent chez le dentiste. Il s'approcha derrière mon dos. Son corps était à quelques centimètres du mien. Ses mains se posèrent doucement sur mes hanches pour m'empêcher de partir. Son haleine caressa la peau sensible de mon cou et ses lèvres frôlèrent mon oreille quand il s'inclina en pressant son corps contre le mien.

— J'en peux plus de me disputer avec toi, Justin. Tu me rends dingue, et je ne sais même plus quoi faire de tout ça.


                                  NICO


    Je ne saurais pas expliquer pourquoi, mais quelque chose en lui me rappelait un animal sauvage. Peut-être, la force et la sécurité qui émanaient de chacun de ses mouvements et de ses gestes. De sa présence, capable de remplir l'espace entier. De son allure frêle qui avait été celle d'un homme solide et sûr de lui. Il n'y avait aucun doute, ce mec était un gagnant et ne s'en rendait même pas compte. Une de ces personnes dotées de quelque chose de plus qui les rendait si spéciales. Quelque chose qui faisait que tout le monde avait l'air de se sentir à l'aise en sa présence.

    Tout le monde, sauf moi, évidemment.

    Il était tout ce que moi je n'étais pas.

    J'étais ébahi, car ce que j'avais vu dans l'enclos la veille et maintenant dans la grange remettait en question toutes mes certitudes. Il tomba, s'étalant dans la flaque. J'éclatai de rire, incapable de me contenir. J'avançai vers lui presque sans m'en rendre compte, poussé par un élan primitif.

    Et je fis ce que j'avais envie de faire depuis le soir où il m'avait rejoint dans le jardin, me conseillant d'apprendre à sourire. Mes bras, comme deux automates se posèrent sur ses hanches fines, doucement. Ma tête se cala contre son cou, pour le respirer. Il se raidit à mon contact, mais ne bougea pas.

    Je soupirai contre sa nuque. Je le voulais tellement, bordel... Si fort.

    Mes lèvres se pressèrent contre sa tempe. Il expira faiblement. Ma bouche descendit le long de son cou alors que mes mains caressaient ses hanches par-dessus ses vêtements trempés. Il se cambra et soupira. Je fermai les yeux quelques instants sentant les chaînes qui m'entravaient se briser une à une à son contact. Il se retourna dans mes bras, passa ses bras minces autour de mon cou, et posa ses lèvres sur les miennes effaçant mes derniers doutes. Nos langues entrelacées se goûtèrent, s'enroulant dans un ballet fiévreux. Je le serrai contre moi, le soulevant pour le mettre à ma hauteur. C'était un abandon désespéré, anarchique, rude et plein de tendresse à la fois. Je parcourus son dos partout où mes mains pouvaient l'atteindre. Avant l'épisode de ce matin, dans la cuisine, je n'avais jamais pensé qu'il puisse avoir peur de moi, alors je me contentai de l'embrasser comme un fou. Comme j'avais envie de le faire depuis le jour où il était apparu devant moi. Trop mal habillé. Trop beau. Trop... Tout.

— Tu me rends dingue, beauté, soufflai-je contre sa bouche.

    Même maculé de boue, la beauté de ce type était indescriptible à mes yeux.

— J'ai connu de mauvais dragueurs, mais tu es le pire de tous, déclara-t-il avec un sourire dans la voix. Et je t'ai déjà dit de ne pas m'appeler comme ça.

— Tu peux toujours m'arrêter.

    Ce fut le silence qui me répondit. Sa bouche frôla la mienne sans s'y attarder.

    Il m'allumait, en plus. 

— Qu'est-ce que tu attends de moi ? me demanda-t-il en s'écartant un peu.

— Tout ce que tu voudras bien me donner.

— Je peux donner beaucoup, Nico, si j'ai la même chose en retour. Moi, les coups d'un soir, je n'en veux pas, alors si tu as quelque chose de sincère à m'offrir, tu sais où j'habite et je vais peut-être prendre le risque. Dans le cas contraire, reste chez toi. Et va te laver, me dit-il en ricanant. Tu as autant de boue que moi, maintenant.

    Sa voix sonna comme un avertissement. Il se tortilla dans l'étau de mes bras et se laissa glisser pour poser les pieds au sol. Je restai cloué, retenant ma respiration avec un mélange d'impuissance et d'inquiétude qui me traversèrent le corps entier quand il s'écarta pour partir sans se retourner.

    Je restai planté là, respirant avec force pour calmer ce putain de cœur qui frappait contre ma cage thoracique, me faisant mal. Je fermai la grange et m'en éloignai le plus vite possible, perdu comme jamais. Ce qui devait être une thérapie pour Tempête allait devenir un tourment pour moi.

    Parce que je savais, que quoi qu'il arrive, ni la honte que je pourrais faire à mon grand-père ni ma peur d'être découvert ne m'empêcheraient d'être avec Justin Cassagne. Quitte à vivre les pires moments de ma vie.

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