Chapitre 13
JUSTIN
Je calai mon sac à dos derrière mes épaules en jetant un dernier coup d'œil à la chambre confortable dans laquelle j'avais dormi. Je refermai la porte derrière moi, descendis doucement les escaliers pour ne réveiller personne et sortis sans me retourner. La veille, j'avais entendu Nico se déplacer dans la maison, mais je n'étais pas redescendu.
Je quittai le domaine des Barjac pour suivre la petite route, tellement étroite, que deux voitures auraient du mal à se croiser. Je regardai autour de moi, emplissant mes poumons de l'air pur et frais de la campagne.
Le jour se levait à peine et le silence était presque oppressant. Je croquai dans la pomme que j'avais pris dans le saladier de la cuisine et accélérai la cadence.
Le feuillage des chênes s'amassait dans les fossés, les rendant presqu'invisibles à cette heure de la journée. L'herbe d'un dégradé de vert et de jaune qui recouvrait le paysage vallonné s'étalait comme un tableau devant mes yeux. La région était magnifique en automne. Il était tôt, mais un petit rayon de soleil tentait de percer à travers les nuages pour y prendre sa place. Je compris que j'étais presqu'arrivé en apercevant le petit pont sous lequel coulait la source où ma grand-mère venait chercher l'eau avec laquelle elle soignait son eczéma. Elle s'en badigeonnait l'été, quand ce qu'elle appelait "les maux de saints" apparaissaient dans le plis de ses coudes, formant des plaques rouges qui la démangeaient. Elle faisait un espèce de rituel avec des cotons matin et soir.
Le pire, c'est que ça fonctionnait.
Le chemin qui menait au vieux corps de ferme était bordé de ronces et d'herbes hautes qui pliaient sous la rosée, mais il était en bon état, malgré quelques ornières creusées par les pluies. Si mes souvenirs étaient bons, la dernière fois que j'étais venu ici, il était déjà miné de trous, creusés par le passage journalier des camions qui venaient récupérer le lait ou livrer le foin. Sans compter les allées et venues de mon père avec sa camionnette.
La vieille bâtisse apparut devant mes yeux. Au milieu de l'airial se dressait majestueusement le vieux chêne, plusieurs fois centenaire, duquel pendait lamentablement la vieille balançoire qui ne tenait plus que par une seule corde. Le temps passé avait fait son œuvre, réveillant en moi une nostalgie douloureuse.
Le tilleul semblait lui aussi garder la propriété tout près de la dépendance. Je fus surpris en constatant que la végétation n'avait pas pris le dessus. L'herbe semblait avoir été tondue régulièrement et les abords de la maison étaient nets. Comme si les personnes qui l'avaient habitée autrefois étaient toujours présentes.
J'avançai jusqu'à la porte d'entrée fermée par des volets bleus à la peinture écaillée et fis glisser les sangles de mon sac le long de mes épaules. Je tirai sur la fermeture éclair, fouillant à l'intérieur à la recherche de la clé que mon père m'avait remise quelques années auparavant. J'espérais que la serrure n'était pas trop grippée. Mais non, une fois insérée, elle tourna sans difficulté dans le trou du cylindre.
J'ouvris le vieux battant en bois, le coinçai avec la targette accrochée au mur, puis poussai la poignée de la porte d'entrée surmontée de neuf petits carreaux sur sa moitié supérieure.
Elle couina et coinça sur les carreaux. Je mis un coup avec le bout de ma botte sur le bois gonflé pour l'ouvrir largement.
L'odeur de renfermé me prit à la gorge.
Ça sentait le moisi.
Ça sentait l'abandon.
Ça transpirait de solitude.
La mienne.
Celle qu'avaient vécue mon père et ma grand-mère, peut-être aussi.
Celle que je n'avais pas su voir avec mes yeux d'enfant.
Aujourd'hui, devant cette salle à manger, je sentais la présence des deux êtres qui m'avaient tant donné. Peu de choses matérielles, certes, mon père avait fait partie des éleveurs pauvres qui travaillaient d'arrache-pied pour rembourser les prêts contractés pour mettre leurs exploitations aux normes exigées.
Comme ceux qui s'acharnaient à continuer, s'endettant jusqu'au cou plutôt que de céder aux huissiers ce qui avait représenté toute leur vie.
La ferme de mon père, survivait à peine. Je le savais. Plusieurs fois, j'avais entendu des conversations houleuses avec les requins banquiers, comme il les appelait, ou avec la coopérative qui baissait constamment le prix du lait.
Pour le superflu, il ne lui restait rien. Il souriait toujours devant moi, mais sa joie atteignait rarement ses yeux.
C'était un travailleur fier et acharné. Comme tant d'autres. Ces oubliés de tous qui survivent tout juste, bouffés par les chaînes de la distribution.
Malgré tout, ici, j'avais reçu tout ce dont j'avais besoin. Mangé les meilleures garbures, les crêpes, les tartes aux pommes, et les merveilles dorées et croustillantes que je piquais dans le plat, au fur et à mesure que ma grand-mère les sortait de la poêle à frire. La maison sentait bon toute la journée.
Mes cheveux et mes vêtements aussi.
J'avais reçu de l'amour. Beaucoup d'amour. Je n'avais besoin de rien d'autre.
Je regardai à l'intérieur, hésitant presque à faire le premier pas sur les tomettes rouges qui recouvraient le sol. Mes yeux balayèrent la pièce, s'arrêtant sur les deux fauteuils recouverts de plaids tricotés avec des restes de laine. Ils semblaient attendre mon père et ma grand-mère devant l'immense cheminée qui trônait dans la salle à manger. J'entrai, posai mon sac sur la table massive recouverte de l'éternelle nappe en plastique, et zieutai un reste de bûches et de cendres figées dans le foyer.
Je scannai la pièce du regard en tournant sur moi-même. Le buffet ancien, le canapé contre le mur face à la télé recouverte d'un drap blanc, le lustre qui pendait au-dessus de la table avec ses fausses bougies, et les serpentins décorés de mouches fossilisées, suspendus aux poutres qui traversaient le plafond. Je soupirai et partis ouvrir en grand les deux fenêtres de la pièce. Les volets étaient tenus par des loquets vieux comme Hérode, et malgré la saleté qui floutait les vitres, la maison s'éclaira devant mes yeux.
J'avais l'impression que d'un instant à l'autre, mon père allait entrer par la porte qui donnait à l'arrière de la maison par la cuisine.
Deux énormes bancs en chêne bordaient la table à manger, et à chaque extrémité, les chaises en paille dans lesquelles ils s'installaient lors des repas. À ma gauche, les deux chambres qu'ils occupaient. À droite, la mienne. Et à côté, l'entrée de la cuisine avec le petit escalier cloisonné avec la trappe au plafond pour accéder au grenier. Ma grand-mère y entreposait des vieilleries, ainsi que l'ail, les patates et des guirlandes entières de piments qu'elle liait par la queue avec du fil à coudre. Souvent je m'installais là-haut pour surveiller les nids des hirondelles, espérant voir éclore les œufs qui abritaient les oisillons.
Ce qui n'arriva jamais, à mon grand désespoir.
J'ouvris d'abord les chambres en grand pour aérer. Tout était tel que je l'avais connu. Dans celle de ma grand-mère, suspendu à un clou au-dessus de son lit, le tableau à l'effigie de la vierge de Lourdes avec la branche de laurier accrochée au montant du cadre. Le vieux duvet en plumes d'oie formait une sorte de ballon sur le milieu du lit. J'avançai jusqu'à l'armoire dont l'une des portes baillait, dégageant une vieille odeur de naphtaline. Elle était remplie de draps bien pliés et de vieux vêtements suspendus à des cintres. La commode abritait des dessous, et quelques boîtes métalliques que j'ouvrirai plus tard.
Celle de mon père était toujours pleine de ses affaires. Apparemment, ma grand-mère avait tout conservé de lui. Je m'assis sur le bord du lit, identique à celui d'à côté, un peu perdu face au silence ambiant. Je secouai la tête, sortis de ma torpeur, me levai et filai vers la mienne. La seule qui avait un lit "moderne" en contreplaqué beige et une couette représentant Rahan, mon héros de bande dessinée d'ado. Elle était mouchetée de noir et l'odeur de moisi était aussi forte, sinon plus que dans les autres pièces. L'humidité attaquait plus facilement l'aggloméré que le chêne massif. Sur la seule étagère de la pièce, quelques voitures miniature, et les animaux sauvages en plastique que j'avais collectionné.
J'actionnai l'interrupteur, mais évidemment, la lumière ne s'alluma pas.
Je me rendis dans la cuisine ouvrir le robinet de l'évier qui émit un bruit creux, mais pas une goutte d'eau n'en sortit. J'allais vivre quelques jours sans commodités.
Il y avait plus grave que ça dans la vie.
La salle de bains semblait en bon état. Deux serviettes, raides comme la justice, pendaient sur un portant près du lavabo. Je les attrapai du bout des doigts et les balançai dehors par la porte de la cuisine.
Je sortis et me dirigeai vers la petite dépendance accolée à la maison. Comme dans mes souvenirs, le grand appentis ouvert abritait tout au fond plusieurs piles de bois parfaitement alignées. Au moins, j'avais de quoi chauffer la maison et ne souffrirais pas du froid, parce que j'avais pensé à tout, sauf à ça. Même dans le sud-ouest de la France, les hivers étaient rigoureux. Dans la remise, je trouvai toutes sortes d'outils accrochés aux murs. Une brouette, une balancelle, la grande table et les bancs que mon père installait sous le chêne en été, étaient remisés dans un coin.
Le vélo de ma grand-mère était là, lui aussi, avec les deux sacoches accrochées au porte-bagages dans lesquelles elle mettait ses achats quand elle descendait au village. Le boulanger livrait le pain le matin et un fourgon-épicerie passait à la ferme tous les mardis, mais elle se rendait au bourg presque tous les jours.
Je sortis de la grange avec la bicyclette et la calai contre le mur de la maison près de l'entrée. Je m'emparai d'un vieux chiffon trouvé sous l'évier et commençai à nettoyer la poussière qui s'était accumulée sur le cadre d'un vert délavé. Je décrochai la vieille pompe de dessous la selle et gonflai les roues, espérant qu'elles ne soient pas crevées. Ce serait mon seul moyen de locomotion pour parcourir les trois kilomètres qui me séparaient du village.
Le ronronnement d'un moteur me tira de ma contemplation. Je me redressai, mais la végétation toujours dense m'empêchait de distinguer le véhicule qui approchait. Quand un gros Nissan noir apparut dans l'airial, je remis la pompe sur son socle et attendis mon visiteur, un peu surpris.
— Alors ? lança-t-il en descendant et en claquant la portière.
— Bonjour, voisin, tu es venu vérifier si je m'étais barré en courant en voyant le chantier !
S'il s'était déplacé pour cette raison, il allait être servi.
— Peut-être bien.
— Alors rentre chez toi, y'a rien à voir ici. Je ne partirai pas, Nico Barjac !
Je lançai l'information comme un avertissement.
— J'ai été assez emmerdé avec les papiers et les frais que j'ai payés à l'état, repris-je. Ce n'est pas pour quitter cette maison maintenant.
— Tu as pourtant tout laissé à l'abandon, pourquoi tu n'es pas revenu avant au lieu de la laisser se dégrader ?
— Et qu'est-ce que ça peut te faire ? Dis-moi, pourquoi voulais-tu cette maison ?
Il me regarda d'un air gêné.
— Je voulais la retaper pour moi, répondit-il en regardant autour de lui.
J'étais surpris.
— La tienne ne te suffisait plus ?
— Les terres sont à moi, pas la maison.
— Tu en hériteras, t'inquiète, alors contente-toi de tes biens et laisse-moi tranquille.
— Je ne suis pas venu pour parler de la maison, Justin. Si tu veux des explications sur ce qu'il s'est passé ici après le décès de ton père, je veux bien te raconter ce que je sais, mais pas aujourd'hui.
Je voulais tout connaitre de la vie de ma famille si quelqu'un était prêt à me parler d'eux.
— Pourquoi es-tu là, alors ?
— Je vais faire de l'essence à Auch, je t'emmène si tu veux, je suppose que tu as besoin de faire des achats ?
J'avais besoin de beaucoup de choses, en effet.
— C'est dimanche, tout est fermé !
— Non, y'a un centre commercial ouvert jusqu'à 13 heures.
Je poussai un soupir de soulagement. Je ne voulais pas lui être redevable, mais je n'avais pas vraiment le choix. Mais peut-être que je me trompais sur son compte, après tout.
— Je te remercie, parce que j'ai besoin d'un peu de tout. Et de gaz, surtout, les bouteilles sont vides.
— D'accord, je prends les consignes et on y va.
Il me suivit dans la maison, sortit par la porte de la cuisine et récupéra dans le petit cagibi les deux grosses bouteilles de butane qui alimentaient la gazinière et le chauffe-eau. Il semblait connaître la maison par cœur. Je ne demandai rien, me contentant de le regarder faire. Je pris mon blouson, mon portefeuille, fermai la porte et les fenêtres et pris place à ses côtés dans la voiture.
J'en profitai pour poser la question qui me brûlait la langue depuis qu'il avait débarqué. Son aide inespérée me déstabilisait.
— Pourquoi tu fais ça pour moi, Nico Barjac ?
Il démarra et s'engagea dans le chemin sans se départir de son air sérieux.
— J'en sais rien, je me le demande, répondit-il en esquissant une moue. Peut-être que par ici on ne laisse pas les autres dans la mouise, si l'on peut rendre service. Ou peut-être, parce que je ne suis pas aussi tordu que tu le penses. Ça te va comme explication ?
Cela m'allait pour le moment.
Je ne sais pas pourquoi, mais mon cœur s'emballa un peu dans ma poitrine. Parce que cet homme était le plus caractériel que je n'avais jamais connu.
Mais quand il souriait comme ça... C'était quelque chose.
NICO
Je le suivais dans le magasin où il remplit son caddie de denrées non périssables de toutes sortes. Il m'avait mis un autre charriot dans les mains que j'avais du mal à manœuvrer où il avait empilé autant de packs d'eau qu'il pouvait en contenir pour boire et préparer ses repas. Moi qui n'aimais pas perdre mon temps dans les magasins d'alimentation, j'étais servi. Il m'expliqua que, pour se laver, l'eau de la pompe manuelle qui se trouvait derrière la maison lui suffirait pendant quelques jours.
Il acheta un poulet rôti et des pommes de terre au rayon traiteur, quelques fruits et légumes, et les deux bouteilles de gaz au poste à essence où je m'arrêtai faire le plein.
Au retour, je traversai le village au lieu de prendre un raccourci pour lui montrer le petit bâtiment qui abritait la mairie, la poste et l'agence bancaire dans lesquelles venait un conseiller le mardi et le jeudi. Pas question de les louper si on avait besoin d'argent ou d'envoyer un recommandé, sinon, il fallait prendre sa voiture et aller jusqu'au village à côté ou se déplacer à Auch. Je lui montrai l'épicerie et le cabinet du seul médecin du village, ainsi que la maison où vivaient Jean-Pierre et Danièle.
Je m'arrêtai au plus près de la porte d'entrée, car le coffre de mon 4X4 était plein. Je descendis les grosses bombonnes de gaz que je replaçai dans le cagibi, les rebranchai et vérifiai que les brûleurs de la gazinière fonctionnaient, ainsi que celui du chauffe-eau.
— T'as vu ? J'ai pris un poulet pour que tu manges avec moi.
Je tournai la tête vers lui.
— Merci, Justin, mais je vais rentrer.
— Mince, je l'ai acheté exprès pour toi, moi je mange très peu de viande.
Devant son air presque suppliant, je hochai la tête.
— D'accord, mais je ne peux pas m'attarder.
Il avait insisté pour payer mon plein d'essence, ce que, bien sûr, j'avais refusé, je ne pouvais pas me débiner pour le repas. Je suppose qu'il ne voulait pas se sentir redevable.
— Je tiens à te remercier.
— Merci, c'est gentil de ta part, répondis-je en le suivant dans la cuisine où les sacs de courses étaient étalés en vrac sur le sol. Tu t'installes ici pour de bon, alors ?
— Oui, je reste, et je ne veux pas d'histoires avec les voisins. J'ai récupéré de justesse cette maison avant qu'elle ne soit saisie et mise aux enchères et que tu lui mettes le grappin dessus.
Il appuya bien sur le fait qu'il était au courant de mes intentions et de la proposition de rachat que j'avais faite.
— Tu n'en auras pas avec moi, Justin. Mais dis-moi, pourquoi as-tu laissé cette maison à l'abandon si longtemps ?
Il tordit le bec, secoua la tête, comme s'il cherchait une réponse.
— Quand ma grand-mère est morte, j'avais quinze ans et ma mère était ma tutrice. Elle m'a affirmé que tout était en règle avec le notaire. Et c'était vrai, mon père avait réglé les frais de succession avec l'argent des terres qu'il t'a vendues et avait épongé toutes ses dettes. C'est après la mort de ma grand-mère qu'il y a eu un problème, les factures des impôts sur la maison et les deux terrains qu'il avait gardés, je ne les ai jamais reçues, d'après ma mère.
J'en doutais. Les impôts nous retrouvaient toujours.
— Tu devrais demander au Notaire. Il sera en mesure de te donner une explication, je suppose.
— Je vais le faire. Si tu veux m'aider, la vaisselle qui est sur l'égouttoir de l'évier est propre, je l'ai lavée ce matin.
Il esquissa un sourire en coin et attrapa un saladier avant d'ouvrir l'emballage qui contenait le cresson. Je le soupçonnais de me donner des ordres sans en avoir l'air. Après tout, j'avais fait la même chose avec lui chez moi.
— Le poulet est tiède encore, je prépare une salade, ça te va ?
Oui, ça m'allait très bien. Je pris les deux assiettes propres et les couverts et attendis qu'il assaisonne la salade après avoir mis un bazar monstre en fouillant dans les sacs pour mettre la main sur l'huile et le vinaigre.
Nous mangeâmes tranquillement, assis l'un en face de l'autre, comme deux vieux amis, même si nous ne l'étions pas.
— Je me demandais... Tu es gay, pas vrai ?
Il leva brusquement la tête, me jetant un regard suspicieux.
— Pourquoi tu me demandes ça ? Bafouilla-t-il la bouche pleine de patates.
— Ne le prends pas mal ! m'exclamai-je en levant les mains. C'est juste que... C'était une simple question et tu n'es pas obligé de répondre.
Mais quelle idée de lui demander ça !
Il hocha la tête et trifouilla sa serviette tirée du rouleau de sopalin.
— Est-ce que j'ai l'air gay ?
J'essuyai le coin de mes lèvres et baissai la tête. C'était moi le plus gêné maintenant, lui ne semblait ni en colère, ni énervé.
— je dirais... oui.
— Et sur quoi tu te bases pour penser ça ? Parce que moi, j'ai connu des mecs qui en avaient l'air, mais qui ne l'étaient pas. Et d'autres qui ressemblaient à des combattants de MMA et qui l'étaient plus que des phoques.
Je me raidis et restai muet devant sa question. Il posa ses couverts et me regarda bien en face en tapotant la table de ses doigts.
— Oui, je le suis, affirma-t-il en se redressant pour caler son dos contre le dossier de la chaise. En arrivant au village, une bande de gamins mal élevés me l'a d'ailleurs rappelé de la pire des façons. Alors je peux te dire que même si ça m'a choqué d'entendre le mot pédé sortant de la bouche de ces ados, rien ne me fera partir d'ici ! Et tu sais pourquoi ? Parce que je n'en ai pas honte !
Je me raidis en entendant ça. Les quelques gamins qui vivaient dans le coin, je les connaissais tous. La méchanceté avait peu de limites à cet âge-là, même dans les coins les plus reculés. Si l'insulte, parce qu'à mes yeux, ça en était une, ne l'avait pas déstabilisé, c'est qu'il avait déjà eu droit à ce genre de quolibet.
Et peut-être à bien pire... Néanmoins, j'avais eu un petit aperçu de ses réparties quand on essayait de le prendre de haut. Et bon sang, Justin avait toute sa place ici.
— Tu en connais ? Me demanda-t-il. Des gays, je veux dire.
— Quelques-uns, murmurai-je manquant m'étouffer avec un morceau de poulet que je m'apprêtai à avaler.
J'avais engagé la conversation sur un terrain miné pour moi. Les gens qu'il côtoierait d'une façon ou d'une autre par ici ne seraient peut-être pas tous très sympathiques s'il criait haut et fort sa sexualité.
— Et ?
S'il pensait que j'avais des préjugés, il avait tout faux.
— Rien.
Il lâcha un petit rire et ancra son regard sombre dans le mien. Ce n'était pas le regard incendiaire qu'il lançait quand il était fâché, celui-là, je le connaissais bien pour l'avoir subi plusieurs fois ces dernières heures. La lueur qu'il exprimait était celle d'un homme déterminé et un brin moqueur.
— Oh ! j'espère qu'ils sont nombreux, enchaîna-t-il. On pourrait faire une gay Pride au village et défiler en frous-frous et en paillettes, t'en penses quoi ?
Il me sortit ça, naturellement, peut-être pour tester ma réaction. Je me poussai sur ma chaise pour le regarder, cherchant un signe de plaisanterie. Le sang avait dû déserter mon visage, parce que ses lèvres s'étirèrent et il mit la main devant sa bouche pour étouffer un rire.
— J'en pense que tu pourrais faire devenir fou n'importe qui ! M'esclaffai-je parce que je ne pouvais que rire devant sa démarche chaloupée alors qu'il faisait des va-et-vient dans la salle à manger en tortillant les fesses, la main droite levée et l'auriculaire en l'air.
— Quoi ? T'es pas d'accord pour nous soutenir ? Avec un short moule-bites et torse-nu, ça devrait le faire ! Entonna-t-il en riant.
Je restai figé à le regarder comme s'il avait quatre yeux. Il plaisantait, n'est-ce pas ?
—T'es sérieux, là ? murmurai-je. Tu ferais mieux d'éviter ce genre d'effusion par ici, à mon avis.
Il essuya ses yeux avec la manche de son pull. Il devait passer un bon moment en disant autant de conneries.
Il se rapprocha de moi.
Dangereusement.
Mes yeux s'ouvrirent démesurément à mesure que son visage se rapprochait du mien pour me murmurer à l'oreille.
— Ne t'inquiète pas, je plaisantais. Et toi ? Tu préfères l'escalope ou la saucisse ?
Une mèche de cheveux qui sentait le miel et le bois de santal me chatouilla la joue. Son souffle effleura ma peau. Les picotements qui envahirent mon corps, rampant comme du chiendent, me donnaient la chair de poule.
Je crispai mes doigts sur ma fourchette, repoussai mon assiette et me levai.
Ce mec était définitivement taré.
— Seigneur, t'es un grand malade, tu le sais ça ?
Et dire qu'il m'avait traité d'anormal le vendredi en arrivant...
— Bon, j'opte pour..., pouffa-t-il en reculant.
Il secoua la tête et prit un air sérieux.
— Je voulais juste te faire comprendre, que ceux qui m'accepteront seront les bienvenus, les autres n'auront qu'à aller voir ailleurs. Tant qu'ils ne m'insultent pas comme les gamins à mon arrivée, leur opinion, je m'en fous pas mal. J'ai toujours souffert des moqueries à mon égard. Maintenant, je les ignore, parce que ce que j'ai là, et là, je ne peux pas le changer, lâcha-t-il en posant sa main sur son crâne, puis sur sa poitrine. Et toi, Nico, tu en penses quoi ?
Je pris nos deux assiettes, les posai dans l'évier et me retournai. Il attendait, les mains sur les hanches. Je ne doutai pas un seul instant que les traits fins et magnifiques de son visage et son corps élancé, caché par des habits trop grands, avaient dû susciter préjugés et regards haineux.
— Quoi ? demandai-je en haussant un sourcil.
— Rien... je te remercie pour les courses. Et excuse-moi pour... la démonstration.
Ah, mais non ! S'il voulait recommencer, il pouvait... Mais en privé. Rien que pour moi.
— C'est rien. Alors, tu as réfléchi à ma proposition d'hier ?
Je déviai la conversation, celle-ci prenait une tournure qui commençait à devenir douloureuse pour moi. Physiquement, j'étais l'opposé de l'homme qui me faisait face. Moralement, j'étais loin d'avoir sa force de caractère. Les apparences pouvaient être trompeuses parfois.
— Oui. Et j'accepte, je donnerai à manger à tes animaux en attendant de trouver autre chose. Je rentre dormir chez moi, après.
Je lui adressai un sourire. Les quelques jours qu'il allait passer avec un minimum de confort le feraient peut-être changer d'avis.
— C'est toi qui vois, répondis-je en prenant mon blouson accroché au dossier d'une chaise. Tu commences quand ?
— Demain ?
J'acquiesçai, satisfait, lui adressai un signe de la main et sortis pour me diriger vers ma voiture.
J'avais à peine ouvert la portière, quand je l'entendis hurler depuis la fenêtre.
— TU FAIS PARTIE DE LA COMMUNAUTÉ DE L'ANNEAU, PAS VRAI ? PETIT CACHOTTIER, VA !!!
Il la referma aussi vite qu'il l'avait ouverte.
Je jetai un œil aux alentours, vérifiant qu'il n'y avait personne, appuyai mon front sur mon poing contre le toit du 4X4 et fermai les paupières. Mes épaules tressautèrent et un rire tonitruant sortit de ma gorge sans que je puisse le contenir.
Ce mec allait me tuer dans tous les sens du terme.
Il était presque 16 heures quand je me garai devant chez moi, riant encore au souvenir de son franc-parler et de son enthousiaste devant le gros stérilisateur plein d'eau de la pompe qu'il avait mis à chauffer sur la cuisinière à bois pour se laver. Le soir, il avait l'intention de s'allonger sur le tapis, enroulé dans son sac de couchage devant la cheminée pour dormir. Pourquoi pas sur le canapé ? Bref.
Son cerveau n'avait pas la lumière à tous les étages, mais je n'avais pas le souvenir d'avoir passé un aussi bon moment depuis longtemps.
Je contactai pour lui le numéro vert du fournisseur d'électricité depuis chez moi avec l'ancien numéro de client de son père qu'il avait trouvé en fouillant dans le buffet. Il devait attendre le rendez-vous qu'ils me confirmeraient sur mon mail personnel pour qu'un agent se déplace débloquer son compteur. Je n'avais pas son adresse électronique, alors j'avais donné la mienne. Le réseau 4G passait très mal en pleine campagne.
Il se rendrait au service des eaux lui-même dès le lendemain en vélo, d'après ce qu'il m'avait dit.
Mais bon, il avait acheté assez de bougies pour tenir un siège. Même pépé qui attendait Zoé sur le palier et qui s'empressa de regagner sa chambre à la seconde où il me vit entrer n'altéra en rien ma bonne humeur.
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