Chapitre 12

                                                     JUSTIN

    Une voix m'interpella depuis le premier étage alors que je m'apprêtais à sortir de la maison.

— Eh, peliu !

    Je levai la tête et vis le grand-père debout sur le palier, une main sur la rambarde. Zoé, l'ingrate, était à ses côtés, collée à lui comme une moule à son rocher.

— Bonjour, monsieur, c'est à moi que vous parlez ?

    Je posai la question en regardant derrière moi, certain d'être seul.

— Oui, c'est bien toi qui m'as rrramené mon chien ?

— Oui, monsieur.

— Merrrci, mon petit. Tu pourrrais la sorrrtirrr pisser, j'ai peurrr qu'elle foute le camp !

    En voyant la chienne assise sur son séant avec peu d'intention de bouger de sa place, je souris. Après le trajet que je m'étais tapé à pied et avoir dormi un peu n'importe où à cause d'elle, elle n'avait pas l'air prête à me faire la fête.

    Ingrate.

— Oui, bien sûr. Vous ne voulez pas venir avec nous prendre l'air ?

— Je suis handicapé, mais elle, elle a besoin de sorrrtir.

    Je le regardai un peu mieux et montai les escaliers pour me mettre à sa portée. Les lunettes qu'il portait agrandissaient démesurément ses yeux. Je me baissai pour gratter Zoé entre les deux oreilles et elle daigna, enfin, donner un petit coup de langue sur ma main, mais sans bouger.

— Si elle veut bien se décider à me suivre, maugréai-je en claquant la langue pour tenter de la faire descendre. Allez, venez avec nous, nous n'avons pas besoin d'aller loin, juste devant la porte.

    Il sembla réfléchir quelques secondes en marmonnant dans une espèce de barbe hirsute qu'il n'avait pas rasée depuis des jours.

— Mon petit fils n'est pas là ?

— Non, je suis seul, allez, insistai-je. Venez faire un petit tour, il suffit de prendre une veste, il fait frais.

    Il ne répondit pas, mais repartit dans sa chambre en claudiquant prendre la canne posée contre un fauteuil près de son lit.

— D'accorrrd, mais pas longtemps.

    Je hochai la tête et le saisis par le coude pour l'aider à descendre les marches. Il me frappa sur la main en dégageant son bras.

— Je peux encorrre descendrrre tout seul, nom de Diu !

    Je mis ma main sur ma bouche pour étouffer mon rire. Un sourire furtif se dessina sur le visage du vieil homme, quand Zoé réagit et dévala comme une folle les marches en bois, comprenant qu'elle allait en promenade avec son maître.

    Il descendit lentement, agrippé à la rambarde.

— Attrape ma veste et mon bérrret sur le porte-manteau, peliu.

    Je savais que ce mot voulait dire "petit" en Patoi. Ma grand-mère m'appelait comme ça tout le temps. Avec l'accent des gens du coin, moins chantant que celui du Sud, mais qui rappelait le soleil tout de même, j'étais servi. Je décrochai le béret posé sur une vieille veste en velours noir qui avait connu des jours meilleurs et attendis qu'il se couvre avant d'ouvrir la porte.

— Il va pleuvoir, lança-t-il en humant l'air.

    Moi, je ne sentais rien. Il n'y avait même pas un nuage à l'horizon.

— Non, il fait plus frais qu'hier, mais le ciel est dégagé.

— Tu verrras, dans deux heures, il pleut.

    Je ne répondis pas. Après tout, si c'était son idée, pourquoi le contrarier.

— Bon, rrraconte-moi où tu as trouvé Zoé. Parce que je l'ai appelée comme ça, me dit-il en avançant lentement sans s'appuyer sur sa canne.

    J'étais incapable de lui donner un âge. Il était très vieux, genre... très vieux.

— Oui, je sais, c'est gravé sur son collier. Elle était devant la gare de Mont-de-Marsan.

— Si loin ?

— Oui, un chien peut faire des kilomètres, vous savez.

— Les chasseurs dans la prrroprrriété des Cassagne lui ont fait peurrr avec leurrrs fusils. Il ont de la chance que je peux plus, sinon, ils aurrraient eu à fairrre à moi !

    Au moins je savais de qui tenait le caractère de cochon du petit fils. Le nom de famille qu'il prononça et que je portais fièrement depuis ma naissance me fit relever la tête.

— Les Cassagne ?

— Oui, répondit-il en levant un doigt, désignant une rangée d'arbres un peu plus loin. C'est juste derrrière la forrrêt, là-bas. Y'a plus perrrsonne. Ce pauvrrre Robin est morrrt y'a un bail et la Suzon, juste aprrrès.

    Suzon, c'était ma grand-mère.

— Vous les connaissiez bien ?

— Bien sûrrr ! lança-t-il en se tournant vers moi, comme si je venais de dire la plus grosse bêtise qu'il n'ait jamais entendue. C'étaient mes premiers voisins, mais y'a plus perrrsonne par ici. Les gens de la ville arrrivent et rrrachètent toutes les maisons. Celle de Rrrobin va se rrretrouver entrrre les mains des Parrrigots, tu vas voirrr. Son fils l'a rrrécupérrrée et il la vendrrra pourrr un bon billet au lieu de la laisser à quelqu'un d'ici qui viendrrra pas se plaindrrre du chant du coq de bon matin !

    Le ton était donné.

— Les jeunes ne veulent pas vivrrre ici. Alorrrs, toi, qu'est-ce qui t'amène ?

— J'ai ramené Zoé, Mr Barjac, je repars demain matin.

    Que pouvais-je répondre de plus. J'avais l'impression de me comporter comme un imbécile. Je n'avais rien à cacher, et pourtant, je me sentais comme un intrus, comme un indésirable alors que tout ce que je voulais, c'était vivre tranquillement dans une maison qui me revenait de plein droit.

    Le papy marcha quelques mètres, et demanda à rentrer dès que Zoé revint vers nous après avoir couru comme une folle autour de la maison. Je le suivis, m'assurant qu'il remonte dans sa chambre en sécurité, mais sans l'aider. Je quittai la maison pour me promener à la lisière des arbres qui séparait la propriété des Barjac de ce qu'il restait de la mienne.

    Le champ immense où poussaient en lignes parfaites les asparagus était l'un de ceux où paissaient les vaches de mon père, autrefois. Une tristesse immense s'empara de moi. Mon père que j'avais si peu connu, mais qui m'avait consacré plus de temps en deux mois d'été que ma mère en une année.

    Je suis là, papa.

    Je revins sur mes pas et passai le reste de l'après-midi dans la chambre. La pluie s'abattit sur la commune, et avec elle, un froid humide qui glaçait les os. Je pris mon téléphone qui chargeait sur la table de chevet et en profitai pour envoyer un message à ma mère. Inutile de l'appeler, elle risquait de me balancer des réflexions sur la vie dans le Gers, et je n'avais pas envie de l'écouter. Je rédigeai le texte, lui demandant de m'envoyer les affaires que j'avais stockées chez elle. Je n'avais que deux jeans, deux tee-shirts et un sweat en mauvais état avec quelques chaussettes et des slips dans mon bagage.

    J'avais besoin de vêtements chauds pour faire face aux températures moins clémentes. La réponse arriva quelques minutes plus tard. Mon beau-père se chargerait de l'expédition en express.

Je la remerciai et éteignis à nouveau l'appareil. Elle ne m'avait même pas demandé si j'allais bien. Mais est-ce que j'avais eu une quelconque importance dans sa vie, un jour ?

    J'en doutai.

    On s'habituait à tout, pas vrai ?

    Ou peut-être qu'on n'avait pas d'autre choix que d'accepter de représenter peu de chose aux yeux de sa propre génitrice.

Génitrice...

    Ce mot me donnait froid dans le dos. Et pourtant, ça faisait longtemps que le mot "maman" avait déserté mes lèvres pour la désigner.

    Vers dix-neuf heures, je descendis dans la cuisine. Ces gens étaient les plus organisés que je connaisse. Les congélateurs étaient pleins de viande et de gamelles contenant des repas préparés. Dans le cellier qui servait de garde-manger, il ne manquait rien. C'était presque un supermarché. Sylvain inspectait à l'intérieur du congélateur quand Lionel entra dans la pièce.

— Je prends les cannelloni, dit Sylvain en s'emparant d'une gamelle qui en contenait au moins dix.

— Sors une gamelle en plus, je veux être au top pour l'entraînement de demain, commenta Lionel en s'emparant d'un autre tupperware qui remplirait l'estomac d'au moins trois personnes.

— Tu veux quoi ? me demanda Nico, en avançant pour regarder à l'intérieur du congélateur.

— Rien, merci, si tu as un peu de lait et quelques céréales, répondis-je, un peu honteux en luttant pour sortir la bouteille de lait du frigidaire.

— Non, y'a pas de céréales ici. Il y a du pain dans la panière et pépé a des confitures et des pots de miel dans la cave si tu en veux. Justin, tu ne te nourris que de merde ! Tu ne peux pas faire un repas normal avec nous ?

    Elle me glissa presque des mains en refermant la porte tant la vue que j'avais devant moi était surréaliste. Il y avait tellement à manger sur le plan de travail, que j'avais l'impression que dix personnes allaient passer à table. Le saladier débordait de salade. Nico s'empara d'un bol qu'il remplit de soupe et la réchauffa au micro-ondes. Il posa le tout sur un plateau avec un yaourt du pain, de l'eau et des couverts qu'il emporta vers la chambre du papy. Je regardai Lionel poser une grosse grille sur les braises de la cheminée et étaler la viande qu'il avait sortie un peu plus tôt du frigidaire.

    La mâchoire m'en tomba en constatant qu'il faisait cuire quatre énormes entrecôtes qui se trouvaient dans le plat.

J'avais envie de vomir.

— On dirait que vous n'avez pas mangé depuis 2 jours !

— On a besoin de calories, me répondit Lionel en éventant la fumée qui formait un halo autour de lui.

    Une fois devant la table qui ressemblait à l'ère paléolithique, nous mangeâmes tranquillement. Entre rires et plaisanteries, Lionel et Sylvain tentèrent de m'expliquer quelques règles de rugby. Je tombai presque de ma chaise en entendant le nombre de calories qu'ils ingurgitaient par jour.

— Nous nous verrons moins à partir de demain, commenta Lionel. Mardi on sort les poussins de la couveuse et on reprend la routine alors je compte profiter de mon dernier dimanche tranquille.

— Moi aussi, je rentre après le repas, je vais voir ma mère demain, plaisanta Sylvain.

— Tu mérites qu'elle te fasse la morale, répliqua Nico. Ça fait des lustres que tu ne vas plus chez elle.

— Je sais, je sais, mais tu sais comment elle est ! chaque fois que je parle avec elle, elle a en tête la fille de l'une de ses amies. Ou la nouvelle caissière du centre commercial, ou la fleuriste... La dernière fois c'était une employée des pompes funèbres.

— Merde, Sylvain, on bouffe là, s'exclama Lionel.

— Dis-lui que ça ne t'intéresse pas.

— Ma mère est italienne !

    Je me levai pour poser mon bol dans l'évier, le nettoyer et le ranger dans le placard quelques minutes après leur départ. Nico quant à lui avait été plus silencieux que d'habitude. Il avait participé à la conversation, mais presque de manière forcée. Je ne le connaissais pas, mais pour une étrange raison, je pensais comprendre comment il fonctionnait.

— Je vais me coucher.

— Comme tu veux, me répondit-il en mettant son assiette dans le lave-vaisselle.

    Apparemment, quelque chose le perturbait. Quelque chose d'important, vu l'air sérieux qu'exprimait son visage. Non pas qu'il était la joie de vivre, cet homme. Si je l'appelais l'hystérique, et ce n'était pas pour rien. Pendant un moment, je fus tenté de le suivre, mais je ne devais pas oublier que ce n'était pas mon ami, que la plupart du temps c'était un crétin, et surtout, que chacun avait le droit à un moment de tranquillité.

— Bonne nuit, Nico, criai-je depuis la porte de la salle à manger.

— Bonne nuit, Justin, et bonne chance pour la suite. Tu pars demain matin ?

    J'acquiesçai d'un mouvement de tête, et montai dans ma chambre avec le sentiment désagréable de l'abandonner.

    C'était une belle connerie.

    Un moment... il m'avait appelé Justin ?

    Ce type avait quelque chose qui pesait lourd sur ses épaules, pensai-je en me défaisant de mes vêtements. Je soupirai, me rhabillai et décidai de redescendre à la recherche d'une explication. J'arrivai dans la cuisine comme un éléphant dans un magasin de cristal. Ne le voyant pas, je m'apprêtais à remonter quand la lumière du porche à l'arrière me guida jusqu'à lui. Je le trouvai assis, ou plutôt affalé dans une balancelle, une bière à la main et le regard perdu. Il ne s'aperçut même pas de ma présence.

— Tu m'as appelé Justin, lançai-je comme une accusation.

    Il tourna la tête et haussa un sourcil me faisant sentir un peu bête.

— C'est ton nom, non ? répondit-il avec calme.

— Oui, mais depuis que je suis arrivé ici, tu me donnes tous les noms, sauf le mien.

—Et quel est le problème ? Tu voulais que je t'appelle par ton prénom, me dit-il en se redressant un peu.

— Oui, répliquai-je en me laissant tomber sur le côté libre de la balancelle. Tu as un problème ? demandai-je sans hésiter.

— Pardon ?

— Eh bien, peut-être que je deviens parano, mais je crois qu'il t'arrive quelque chose. J'ai l'impression que tu es devant une situation compliquée. Alors, si je peux aider...

— Et en plus tu es un putain de voyant ? s'exclama-t-il de mauvaise humeur.

— Non... Ce que je sais c'est que je suis un idiot de m'inquiéter pour un crétin qui s'imagine qu'il peut avoir tout le poids du monde sur ses épaules sans l'aide de personne. Bon courage, monsieur, ça m'apprendra à être comme je suis, répondis-je en me levant comme poussé par un ressort. Adieu, monsieur Barjac, passez une bonne nuit.

    Ceci m'arrivait parce que je me mêlais toujours de ce qui ne me regardait pas. Je me maudis moi-même en pivotant pour repartir en sens inverse. Ma nature était ainsi faite. Personne ne s'était jamais soucié réellement de moi, alors quand je voyais quelqu'un qui semblait avoir des soucis, je ne pouvais m'empêcher d'essayer d'aider si je le pouvais. Ce que je n'avais pas encore compris, c'est que tout le monde ne recherchait pas l'aide d'autrui. Et probablement, encore moins la mienne. Parce qu'en fait, je savais que personne n'avait jamais eu besoin de moi. 

    J'ouvris la porte, un peu énervé quand même, quand sa voix ferme rompit le silence de la nuit.

— Justin !

    J'étais tenté de le planter là en le laissant parler dans le vent, mais après une profonde inspiration, je me ravisai.

— Oui, Monsieur Barjac, répondis-je, marquant les distances entre le pauvre employé et le patron.

— Excuse-moi, me dit-il avec sincérité.

    Ça avait dû lui coûter de demander pardon, alors je n'allais pas jouer à l'homme dur que je n'étais même pas.

— Excusé. Autre chose monsieur Barjac ? demandai-je alors que je l'entendis soupirer profondément .

— Tu voudrais t'asseoir avec moi, cinq minutes ?

    Il tapota le coussin de la balancelle à ses côtés.

— D'accord.

    Avec la dignité de la reine de Saba, je m'installai, prenant place dans un fauteuil de jardin, face à lui.

— Tu ne veux pas t'asseoir près de moi ?

—Je suis déjà à côté, monsieur Barjac, répliquai-je encore. Que voulez-vous ?

— Arrête de m'appeler comme ça, s'énerva-t-il.

— Comme vous voudrez Mr... Nico, concédai-je.

— Têtu comme une mule, murmura-t-il.

    Sans dire une parole de plus, il se leva, et parcourut les 50 cm qui nous séparaient, me souleva par les aisselles comme si je ne pesais rien, et m'installa sur la balancelle. Je tentai de me lever, me demandant s'il n'avait pas perdu la tête.

— Arrête de te débattre, gueula-t-il en me retenant par le poignet devant ma tentative de m'éloigner. Je ne vais pas te faire de mal, d'accord ?

    Trop de proximité me faisait peur.

—Je n'ai pas besoin d'être assis ici, protestai-je.

—Tu préfères être couché ? Je n'y vois pas d'inconvénient. Dessous ? En haut ? De côté ? Tu préfères comment ? me provoqua-t-il.

— T'es vraiment con, répondis-je en me mordant la langue pour ne pas rire.

    Je me rassis, le plus loin possible, mais il passa un bras autour de mes épaules et me ramena contre lui. Il devait être soûl, ce n'était pas possible autrement. Pourtant, je n'avais pas vu d'alcool à table. Nous étions tellement collés que j'étais presque avachi contre son épaule. Il commença à pousser la balançoire avec son pied, lui faisant imprimer un rythme presque hypnotique. Le ciel laissait entrevoir la lune derrière les nuages qui se dissipaient. Le silence qui nous entourait rendait la situation... plutôt agréable.

— Je regrette ce que je t'ai dit. Je sais que l'intention était bonne, je n'aurais pas dû te parler comme ça.

    Il s'excusait, encore, et j'avoue que cela me fit du bien.

— D'accord, ça ne fait rien. Tu as le droit de préserver ton intimité, concédai-je.

— Et tu me dis ça après m'avoir vu à poil, et dormi dans mon lit ? Quel concept as-tu de l'intimité, hein ?

    Il souriait en regardant devant lui. Je fis une moue, me demandant de quoi on avait l'air affalés comme deux idiots.

— Je voulais juste... ce n'est pas grave, soufflai-je pour minimiser les choses. Je me suis trompé sur toi depuis le début, tu t'es trompé sur moi. L'affaire est réglée.

— Tu as juste voulu m'aider et moi je t'ai sauté dessus. Où vas-tu travailler après ton départ, Justin ?

— Je ne le sais pas encore.

— Je vois...

    Nous restâmes assis dans un silence agréable seulement interrompu par les bruits de la nature. Je me relaxai peu à peu, m'appuyant avec tranquillité contre son épaule alors que son bras m'entourait.

— Au retrait, dit-il.

— Quoi ?

— Je pensais à ça, à mon retrait définitif du sport. Je vais faire 36 ans et j'ai gagné tout ce qu'il y avait à gagner.

— Et ? Quelque chose me dit qu'il y a plus, pas vrai ? demandai-je après un instant de silence.

— Vrai...

— Tu vois, je ne te connais pas dans un stade, mais je t'ai vu ici, avec tes amis... Et je t'ai vu changer de visage quand tu reçois quelqu'un de l'extérieur. Comme moi, par exemple. Tu deviens désagréable, froid, vaniteux...

— Tu as un mauvais concept de moi, tu ne crois pas ?

— Non, c'est ce que j'ai vu, je regrette si je te fais de la peine, lui assurai-je avec sincérité.

— Et que devrais-je faire selon toi ? Me demanda-t-il sur la défensive.

— Essayer d'être heureux, pas plus pas moins.

— C'est très idéaliste, Justin. Et compliqué pour l'instant.

— Peut-être, mais je n'ai jamais connu personne qui profite en vivant d'amertume.

— Et comment on fait pour être heureux ? J'ai la santé, de l'argent, un travail qui me plait... que crois-tu qu'il me manque ?

— Rire, répondis-je avec un sourire en revoyant son visage de ce matin.

— Quoi ? demanda-t-il en me regardant comme si j'étais dingue.

— Oui, rire, tout simplement. Ce matin, quand tu riais dans la voiture... Tu étais quelqu'un d'autre. J'ai apprécié le Nico que j'ai vu.

— Rire ? Et je fais comment ?

— Je ne sais pas. Je ne suis pas devin et je ne suis pas à l'intérieur de toi. Toi seul peux savoir ce qui peut te rendre l'envie de sourire.

    Le silence régna à nouveau. La solitude de la nuit et le va-et-vient de la bascule me procurèrent une tranquillité incroyable. Être ici me rappelait ma maison située quelques centaines de mètres plus loin et la balançoire en bois que mon père avait fabriquée pour moi avec une planche et de la corde et accrochée à la branche d'un gros chêne immense et centenaire où bien souvent je m'étais endormi l'après-midi, à l'ombre. L'endroit où j'avais ri, mais aussi pleuré. La grande différence, était que ce soir, je ne me balançais pas seul. Il y avait en plus la chaleur d'un corps contre le mien.

    Celui de Nico Barjac. Sa force, son épaule, et son odeur qui me chatouillait les narines...

— Et toi ?

— Quoi, moi ?

— Qu'est-ce qui te fait sourire ?

— Une crêpe avec deux boules de glace, de la chantilly ou une macédoine de fruits. Crois-moi, ma vie n'a pas été facile tous les jours, mais même dans les pires journées, tu me mets une assiette avec ces desserts devant le nez et je te promets de sourire à l'instant.

    Il renversa la tête en arrière et éclata d'un rire rauque et sonore. Je ne pus éviter de rire avec lui en voyant le changement sur son visage quand il se laissait aller de cette manière.

— Je m'en souviendrai, Justin, me dit-il alors que je m'apprêtais à me lever pour partir. Je sais que tu es le fils de Robin, Jean-Pierre me l'a dit, alors je te propose de rester ici et de continuer à donner à manger aux animaux de pépé si tu veux. Je te paierais, bien sûr. Et puis ta maison doit être dans un état catastrophique.

— Tu me proposes un job et un lit sachant qui je suis ? répondis-je, surpris. Je dois rentrer chez moi, Nico, je dois voir l'état de la maison et nettoyer.

— Nettoie et viens dormir ici, ne te pose pas tant de questions.

    Je me levai et me dirigeai jusqu'à la porte, mais avant de sortir, je me retournai et par souci d'honnêteté, je lançai :

— Je peux y réfléchir ?

— Oui, bien sûr, mais décide-toi vite, j'ai besoin de quelqu'un... Pour m'apprendre à rire.

Je ne m'attendais pas à ça. Mon cœur fit un petit looping, tout juste perceptible.

— Et comment je vais faire pour amortir ça, moi ? lançai-je avant de refermer la porte.

    Son rire m'accompagna jusqu'au palier.

    Ris, Nico, ris et montre-moi la personne que tu es vraiment avant que je ne rentre chez moi demain...

                                                                                    NICO

    Après la douche, j'enfilai un jean propre, mon sweat-shirt bleu et descendis directement dans la cuisine. Il n'y avait personne. Il était déjà parti. Je l'avais entendu sortir de sa chambre, mais j'espérais le trouver attablé devant un petit déjeuner. Je réchauffai mon café au lait dans le micro-ondes, avalai quelques tartines de pain beurrées, rangeai tout ce qui traînait et me dirigeai vers l'entrée mettre mes bottes et mon blouson.

    Tout semblait si calme. Trop calme, pensai-je en marchant vers la grange qui abritait le cheval et qui n'était pas adaptée à l'animal. La voiture de Julien était là. Au moins, il prenait ses responsabilités pour une fois. L'animal portait bien son nom, Tempête. C'était un étalon magnifique qui n'avait rien à faire ici. J'ouvris la porte et regardai à l'intérieur. Julien le regardait de loin d'un air embêté.

— Je vais devoir prendre une décision qui va à l'encontre de mes convictions, me dit-il sans se retourner.

    Je ne répondis pas tout de suite. Je pouvais comprendre sa peine d'être contraint d'euthanasier l'animal dangereux qui avait désarçonné son fils. Il était vétérinaire après tout.

— Jordan nous a vus, Nico.

— Si c'est le cas, pourquoi ne t'a-t-il rien dit ? répondis-je.

    Je m'appuyai contre la poutre de l'entrée. Nous avions bien entendu une porte claquer alors que nous étions sur le canapé à nous embrasser comme des malades. Mais après avoir vérifié, il n'y avait personne. Une heure plus tard que la police avait téléphoné pour le prévenir que Jordan avait traversé la route avec tempête provoquant la collision entre eux et une voiture.

— Je n'en sais rien. Il l'a balancé à ton grand-père, ça, j'en suis certain.

— Pépé t'a dit quelque chose ? Parce qu'à moi, il préfère me traiter de tout, mais ne m'a jamais donné l'impression d'être au courant de quoi que ce soit.

    Il soupira, et vint se poster face à moi, les mains dans les poches, les épaules voûtées.

— Quelques jours après l'accident, il m'a téléphoné pour me demander d'emmener le cheval chez vous, et m'a dit qu'on ne piquait pas un animal pour une blessure à la patte. Que Jordan et son cheval n'avaient pas à faire les frais de nos conneries. Jordan lui a dit qu'il nous avait vus nous embrasser sur le canapé. Il m'a demandé si c'était vrai, et je n'ai pas nié.

    Je me pinçai l'arête du nez. Je me doutais qu'il y avait quelque chose derrière l'humeur maussade de mon grand-père.

— Tu as sûrement raison. J'allais t'appeler aujourd'hui, le pré dans lequel je le laisse la journée quand j'arrive à le sortir ne m'appartient pas, c'est celui des Cassagne. Figure-toi que le jeune que tu as vu hier est le fils de Robin, alors plus question de l'emmener là-bas.

— C'est sûr que tu ne risquais pas de me téléphoner pour me demander comment j'allais.

— Non, désolé.

    Me lamenter en ressassant le passé et accuser mon entourage ne servait à rien. C'était une erreur. J'étais le seul responsable des mauvaises décisions que j'avais prises. J'étais le maître de ma vie, le seul capable de la changer, de l'améliorer ou de l'empirer selon mes choix.

— Pourquoi, Nico ? Parce que tu voulais que je passe ma vie à t'attendre pendant que tu vivais ta vie de sportif viril dans le placard pendant que moi je récupérais les miettes de ce que tu voulais bien me donner ? Parce que je me suis marié avec Sophie ?

    Oui, j'avais espéré qu'il m'attende, même si au fond de moi, je savais que Julien et moi ça ne marcherait pas. Si je n'avais pas eu le rugby, j'aurais sombré. Mon seul but à ce moment-là était d'être sélectionné et de remporter des titres. Être heureux en dehors de mon club me semblait impossible. Ma carrière de joueur était terminée, mais je craignais toujours la réaction des dirigeants et des supporters. Seuls Lionel, Sylvain et Jean-Pierre étaient au courant que les femmes n'étaient pas ma tasse de thé.

    Nous avions eu notre histoire, Julien et moi. Une histoire qui avait commencé au lycée et qui s'était terminée quand il avait repris le cabinet de l'ancien vétérinaire qui soignait Zoé et les bêtes de pépé. Cela avait tout de même duré plus de sept ans. Julien ne cachait pas sa nature bisexuelle. Il vivait en ville, et ce n'était pas un problème, selon lui. Et puis, Sophie ma meilleure amie avait éveillé son intérêt. Elle était belle, intelligente, vétérinaire comme lui, et surtout, c'était une femme. Je crois que j'aurais pu accepter sans rechigner qu'il fasse sa vie avec n'importe quelle autre, ou du moins, s'il m'avait quitté avant d'aller voir ailleurs. J'aurais compris.  Je n'avais jamais pardonné à Sophie non plus, parce qu'elle savait que Julien et moi étions ensemble.
Ils m'avaient blessé tous les deux à tel point, que depuis, j'étais incapable de me projeter dans une relation.

    C'était à mes yeux la plus grosse trahison qu'ils pouvaient me faire, parce qu'il s'agissait des deux personnes que j'avais aimé le plus en dehors de ma famille.

    Non, ça avait été trop pour moi.

    Je les avais ignorés tous les deux après ça.

    Et puis il m'avait téléphoné, en avril dernier, un soir, me demandant de venir le voir pour discuter. J'avais hésité, mais finalement, après réflexion, je m'étais dit que le moment était venu de passer l'éponge.

    Nous avions discuté, longtemps, et après quelques bières, il m'avait embrassé. Je ne l'avais pas repoussé non plus, parce qu'après tout, si je n'attendais rien de sérieux avec lui, une partie de jambes en l'air n'engageait à rien. Quand la porte avait claqué, il s'était levé, et m'avait demandé de partir, sans explication.

    La rancœur s'était réinstallée et il n'était plus question de pardonner quoi que ce soit. J'avais donné avec lui.

— Tu t'es bien plus enfermé que moi en l'épousant, Julien. Mais le pire à mes yeux, c'est que tu nous as trompés tous les deux !

— Peut-être, Nico, mais Sophie, je l'aimais. Toi, non. À force de t'attendre, je me suis rapproché d'elle et j'ai eu de la chance de l'avoir. Moi, je suis bi, alors que toi, tu te tapes des femmes pour donner l'image d'un homme que tu n'es pas. Maintenant, fais ce que tu as à faire pour toi-même et envoie chier tous ceux qui jugeront ta vie.

— Y'a encore pépé, je te signale.

— Déménage, qu'est-ce que tu veux que je te dise !

    Je n'ai jamais cru à l'adage qui dit que notre avenir est tracé à la naissance. À mon avis, tout ce qui nous arrive n'est que le produit et la conséquence de nos actes.

     Julien avait raison sur toute la ligne, j'étais le seul maître de ma vie. En attendant, je n'étais pas là pour réveiller de vieux démons.

— Rien, trouve une solution pour ton cheval, c'est tout.

— OK, laisse-moi encore quelques jours, je vais contacter des associations. C'est mon dernier recours, si je ne trouve pas un centre prêt à accueillir Tempête, j'appellerai un collègue pour... Jordan va me maudire, Nico, si je fais ça !

    Il porta les mains à sa tête pour balayer ses cheveux bruns en arrière. Un geste qu'il faisait toujours quand quelque chose le perturbait.

— Je comprends, et ce n'est pas ce que je veux, Julien, mais je n'ai pas les moyens de le garder ici, il a besoin de place pour galoper. Le laisser enfermé c'est de la maltraitance.

— Je sais, merci quand même de m'avoir rendu service.

— Remercie pépé, plutôt.

    Julien ne m'avait rien demandé, ni à mon grand-père, d'ailleurs. C'est ce dernier qui lui avait proposé de garder l'animal. Il considérait Jordan comme son petit-fils et le gamin le lui rendait bien. Depuis qu'il était au centre de rééducation de Toulouse, il ne venait plus lui rendre visite avec son vélo et je crois que cela avait provoqué en grande partie l'état dépressif dans lequel il se trouvait. Garder le cheval de Jordan ici, à l'abri, le rassurait.

— Ah, j'oubliais, repris-je en levant un doigt pour le prévenir. Tu rencontreras sûrement Justin puisqu'il va vivre dans le coin. Ne t'avise pas de lui parler de nous ou de lui raconter ma vie, je t'avertis.

    Il éclata de rire et me regarda en haussant plusieurs fois les sourcils.

— Quelqu'un est parvenu à réveiller l'intérêt du grand Nicolas Barjac ? Mais mon pauvre, ce minet n'est pas de la graine pour ton canari ! Ça va me motiver pour revenir ici plus souvent, moi, par contre !

    Voilà le genre de paroles qu'il allait regretter. Les années avaient radouci mon caractère sanguin, mais là, il avait réveillé la bête qui sommeillait à l'intérieur de moi.

    Je l'agrippai par le col de son blouson et le poussai contre les planches. Sa tête cogna avec force contre le bois dur. La rage faisait marteler mon palpitant contre ma cage thoracique tellement fort que j'étais certain qu'il pouvait l'entendre. Mon poing se leva et s'abattit sur son visage pour le faire taire une fois pour toutes.

    Je me retins de justesse avant de cogner à nouveau en voyant sa pâleur et le filet de sang qui s'écoulait de son nez.
    Ses yeux étaient exhorbités. Il me regarda comme s'il me voyait pour la première fois, portant une main sur son nez, puis devant ses yeux.

    Il avait peur ? Il avait bien raison. On ne se moquait pas deux fois de Nicolas Barjac.

— Écoute-moi bien, connard, dis-moi le prix que tu veux pour ton foutu cheval et fais les papiers à mon nom, je vais le garder ici. Tu vois, tu l'as trouvée ta solution. Maintenant dégage et ne reviens jamais ! Si Jordan veut voir pépé, demande à ton père de l'emmener !

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