Chapitre 11
JUSTIN
— Oh ces beautés !!
Nico étouffa un rire en portant les mains à sa bouche. Je devais être ridicule devant les chèvres qui nous regardaient d'un air intéressé, les mains sur les hanches. Mais je m'en fichais pas mal. Elles broutaient tranquillement dans l'enclos qui donnait à l'arrière de la petite étable. Au fond, un peu plus loin, le bouc avec son air revêche arrêta de mâcher son foin et se tourna vers nous en baissant la tête. Il nous jaugeait, campé sur ses quatre pattes, au milieu de quelques poules qui picoraient la terre en attente d'un repas plus consistant.
— Voici la ménagerie, et lui, c'est Armand, lança-t-il en désignant la bête à cornes. Alors je t'avertis, si tu ne veux pas avoir des problèmes pour t'asseoir pendant des jours, ne lui tournes pas le dos.
Je souriais comme un idiot. J'étais un amoureux des animaux de toutes sortes. Même des vaches. Dans une autre vie, j'avais certainement été hindou.
— C'est un bouc rebelle ?
Je jetai un coup d'œil à l'animal qui semblait chercher le bon moment pour nous foncer dessus.
— C'est peu de le dire. Et l'odeur qu'il dégage est infecte !
— Pourquoi tu as ces animaux ?
— Ils sont à mon grand-père, je suis bien obligé de me les coltiner ! Quant aux chèvres, si elles faisaient des petits encore, mais non !
— Il doit bien y avoir une raison quand même !
— Si tu le dis ! Le bouc ne peut pas les approcher, elles refusent de se faire monter. Eh ! Tu m'écoutes ?
Il me mit une petite tape sur l'épaule alors que je me pâmais devant une poule suivie de six petites boules jaunes.
— Oui, oui, répondis-je sans le regarder en le suivant pour revenir vers la grange. Ne sois pas égocentrique et montre-moi où sont le maïs et le foin.
— Il voulait un agneau de celle-ci.
Il me désigna la petite chèvre qui nous suivait en bêlant. Je m'arrêtai pour la caresser.
— Et pourquoi de celle-ci ?
— Parce qu'elle a le meilleur pédigrée de la région, selon lui, et que c'était le passe-temps de mon grand-père, chaque petit pourrait coûter une blinde !
— Donc, c'est une question purement financière.
J'étais déçu.
— C'est une question personnelle, pas financière. Il n'a jamais vendu un seul de ses animaux. C'est pour des concours sans importance dans les foires des environs, et pour se vanter d'être le meilleur, sans plus.
Au moins ces animaux n'étaient pas destinés à l'abattoir. J'étais soulagé.
— Regarde, le grain est là, et la brisure pour les poussins à côté. Je vais m'en occuper pendant que tu donnes le foin aux chèvres. Je nettoie leur cabane une fois par semaine et je mets le fumier sur le tas que tu vois là-bas, me dit-il en me désignant un monticule de fumier en dehors de l'enclos. Le voisin le récupère pour l'étaler dans son potager.
Il me montra ensuite les bidons fermés contenant le maïs. Je le suivis à l'extérieur, de l'autre côté du bâtiment où de petits ballots de foin étaient rangés sous un appentis. J'en pris une bonne brassée et contournai l'étable pour la poser dans la mangeoire des chèvres qui me poussaient pour attraper leur repas. Je lançai une œillade en direction du bouc qui me lorgnait sans bouger, se limitant à m'étudier. Il avança finalement sans me quitter des yeux pour manger tranquillement.
Je remplissais d'eau propre un vieil abreuvoir en granit quand Jean-Pierre arriva accompagné de Sylvain et d'un autre type.
— Tu as bien dormi ? me demanda-t-il, feignant ne pas m'avoir vu un peu plus tôt.
— Oui, merci, je me suis levé tôt parce que monsieur Barjac devait me montrer le travail, lançai-je en tournant la tête vers l'intéressé en lui adressant un sourire moqueur.
Il crispa la mâchoire, mais ce n'était pas envers moi. Il semblait contrarié par le nouveau venu.
— Nous savons tous que le patron est un bourreau de travail, lança le nouveau en me regardant.
— Je te rappelle que tu es ici chez moi, lui répondit Nico sèchement.
Le ton qu'employa Nico pour lui répondre m'interpella. Je levai les yeux dans sa direction y décelant un ressentiment qu'il ne pouvait pas cacher. De par la blouse verte et le pantalon qu'il portait, on devinait aisément qu'il était vétérinaire. Il était plus grand que moi, mais moins que Nico et Sylvain, et dégageait une aura qui ne me plaisait pas du tout.
— Tu ne me présentes pas, Nico ? demanda-t-il en haussant les sourcils.
— Oui, répondit-il peu enthousiaste. Justin, voici Julien, le vétérinaire. Et lui, c'est mon employé... temporaire, ajouta-t-il en me désignant.
Une tension certaine saturait l'air.
La froideur entre Nico et le vétérinaire était palpable. J'aperçus les œillades que Sylvain jetait à Julien. Quant à Jean-Pierre, il ne cessait de faire aller son regard de Nico à moi.
— Euh... excusez-moi, lançai-je en me sentant de trop. Est-ce que je peux aller attendre dans la voiture ?
J'étais tenté de me cacher dans un trou de souris, pressentant quelque chose derrière leur attitude. Quelque chose qui ne me regardait pas.
— Oui, tu peux y aller, je t'accompagne, répondit Jean-Pierre en leur jetant un regard de reproche.
— Tu déjeunes avec les saisonniers du silo ? demanda Julien en s'adressant à moi.
— Il mange avec moi !
Nico répondit d'un ton peu cordial. Le vétérinaire secoua la tête.
— D'accord, alors je vous laisse, je vais voir le cheval !
Je tournai la tête vers lui d'un air intéressé.
— Vous avez un cheval ?
— Oui, il est dans un pré, un peu plus loin, s'empressa de répondre Nico, sans laisser le temps au vétérinaire d'engager à nouveau la conversation. Ne t'en approche pas, cet animal est dangereux et ne m'appartiens pas !
Il était presque midi quand j'arrivai à la maison avec Jean-Pierre. Je l'avais accompagné jusqu'au silo où une file de camions attendait pour décharger. L'un des employés avait pris ma place à l'échantillonnage, maniant la flèche au-dessus des bennes avec une dextérité surprenante.
Étant donné que j'étais là jusqu'au lendemain matin, je pensais qu'il était logique que je prépare à manger avant que Nico arrive et me fasse une réflexion. Et j'avais une faim de loup.
— Je vais préparer à manger, je lançai à Jean-Pierre. Avant que le patron ne me tombe dessus, et demain je rentre chez moi, c'est non négociable.
— Ce n'est pas une mauvaise personne, tu sais, me répondit-il en souriant. C'est un homme débordé et avec le grand-père qui abuse, ça n'arrange pas sa mauvaise humeur. Tu lui as dit que tu étais le fils de Robin Cassagne ?
— Non, je n'ai rien dit parce que ce n'est pas important. Je prépare pour combien ? Parce que vu le coup de fourchette qu'ils ont, j'ai pas envie d'entendre des reproches.
— Juste pour toi, ils vont manger à l'extérieur. Ma femme a déjà monté le repas au grand-père.
NICO
Je le laissai donner à manger et à boire aux chèvres pendant que je m'occupais des poules, l'observant à la dérobée. Un sourire s'afficha sur mes lèvres en l'entendant leur parler comme s'il avait une personne devant lui. Un moment de tranquillité vite interrompu par l'arrivée de Julien.
Cela faisait bien trois semaines qu'il n'avait pas remis les pieds dans la propriété. J'avais appris par Jean-Pierre qu'il était passé, mais il s'était bien gardé de venir me voir. Je suppose qu'il était là pour son cheval. Je n'étais pas d'humeur à supporter sa présence et encore moins à le regarder jeter des regards inquisiteurs au gamin sans rien dire. Quand il partit avec Jean-Pierre, je ne me gênai pas pour lui sauter dessus.
— Tu dois récupérer ce cheval au plus vite, j'en ai assez de le rentrer et le sortir tous les jours, il est dangereux !
— Je sais Nico, je suis désolé. Je fais de mon mieux, mais personne ne veut le prendre.
— Je ne veux pas savoir !
— C'est ton grand-père qui a offert cet animal à Jordan, je te signale !
Mon grand-père n'avait pas réfléchi en offrant un étalon à un gamin et se sentait en partie responsable de la situation. Il s'était attaché au gamin et lui avait offert ce cadeau à la seconde où il avait entendu qu'il voulait faire de la compétition. Le grand-père de Julien était un cousin germain de pépé et la famille, on ne la laissait pas dans la panade.
— Tu vas m'en vouloir jusqu'à quand ? Me lança-t-il d'un ton mauvais. Tu ne crois pas que tu devrais passer à autre chose ?
— Je suis déjà passé à autre chose, alors n'en parlons plus.
Le passé devait rester derrière, je le savais, mais néanmoins, j'étais incapable de me défaire de l'amertume qui dirigeait ma vie. Julien n'était pas non plus quelqu'un de bien. Même si moi non plus je ne n'avais pas été à la hauteur et ne le serais certainement jamais. Mais je n'avais pas trop le choix. Mon grand-père était toujours vivant et il m'était impossible de lui faire honte. J'étais condamné à vivre seul dans une exploitation pour laquelle je donnerais jusqu'à mes dernières forces. Je n'étais pas malheureux, loin de là. J'avais encore mes amis, célibataires comme moi et que je voyais, au moins, une fois par semaine. La solitude, aussi sournoise qu'une maladie incurable, me rongerait certainement plus tard, quand ils se rangeraient pour de bon. Je n'aurais rien pour combler mon isolement. Je serais encore trop con pour ça.
Je m'appuyai contre le mur de la grange, posai mes mains sur mes cuisses et soupirai.
— Combien d'années encore comptes-tu vivre par rapport au vieux ? Ah ! Et au rugby ! J'avais oublié ton sport de machos !
— Fous-moi la paix, Julien !
Il mit ses mains dans les poches de sa blouse de travail et s'avança. Je levai la tête pour le regarder. J'avais l'impression de le voir pour la première fois. Ses cheveux bruns, bien coiffés, son visage carré et rasé de près et son air déterminé. L'homme que j'avais aimé et qui ne m'avait pas choisi. Il avait tranquillement mené une double vie et avait fini par épouser Sophie. Sa bisexualité lui avait facilité les choses de bien des façons.
— C'est ce que je fais. Alors si tu veux un conseil, fais comme moi, oublies.
Je hochai la tête.
— C'est fait.
Quand j'étais passé le voir pour le prévenir de ne pas remettre les pieds dans mon exploitation tant que les saisonniers seraient présents, nous avions eu une dispute mémorable. Il en avait pleuré et je m'étais senti coupable de l'avoir agressé verbalement. Je m'étais excusé et après une discussion un peu plus civilisée, il s'était assis à côté de moi et m'avait embrassé. Je ne l'avais pas repoussé, parce que même si je ne l'aimais plus, je n'étais pas de bois.
Puis la porte d'entrée avait claqué. Dieu merci, cela m'avait remis les idées en place et j'étais rentré chez moi.
Le baiser que nous avions échangé le soir de l'accident de Jordan n'était pas celui de deux hommes qui se projetaient dans un avenir ensemble. Moi j'étais enfermé dans mon placard et lui, avait perdu sa femme suite à une maladie foudroyante. Il ne lui restait que son fils, lourdement accidenté à cause de nous. Alors qui étais-je pour lui faire des reproches ?
Notre histoire, si tant est qu'elle ait existé un jour, était terminée depuis longtemps. Il vivait sa vie et moi...
Je trouvai Justin quelques heures après dans la cuisine jouant avec une tomate qu'il faisait rouler dans le plat.
— Tu prépares à manger sans qu'on te le demande ? lançai-je. Ne t'embête pas, prépare ce que tu veux pour toi, je mange à l'extérieur ce midi. Je monte voir mon grand-père avant de partir.
Je m'appuyai contre le chambranle de la porte de la cuisine. Ma mauvaise humeur de ce matin disparut à l'instant où je vis son visage qui me détaillait.
— D'accord, mais je prépare quoi pour ce soir, parce que je suppose que je suis de corvée ?
Ma bouche se releva automatiquement.
— Ne t'inquiète pas, il y a des repas tout prêts dans le congélateur, je souris, moqueur. Par contre, évite de te retrouver seul avec Julien !
— Quoi ? Il y avait de quoi manger, hier soir ? Et pourquoi dois-je éviter ce type ? demandai-je sans comprendre en me retournant.
— Je sais que tu vas partir demain, mais si tu dois le revoir dans la journée pour une raison ou une autre, mieux vaut que ce soit en ma compagnie ou celle de Jean-Pierre.
— Non ! Je ne comprends pas, répondis-je en levant un sourcil et en expirant lourdement.
Il n'y avait rien à comprendre. Je connaissais Julien, et ses capacités à mettre les autres mal à l'aise, n'hésitant pas à sauter sur tout ce qui bougeait. Mes pensées n'étaient pas très honnêtes, je l'avoue, et Justin était bien capable de le remettre à sa place, mais Julien faisait partie de ces personnes qui ne savaient pas s'arrêter, quitte à blesser les autres. Et quand je regardais le petit bonhomme, je voyais bien au fond de ses yeux bruns qu'il n'avait pas besoin de ça.
— S'il te plait, Justin, écoute ce que je te dis et ne reste pas seul avec lui. Ça va mieux demandé comme ça ? ajoutai-je ironiquement.
— C'est acceptable, mais je voudrais connaître le motif, merde !
Il avança et se planta devant moi en croisant les bras.
— Je n'ai pas le temps, là, répondis-je en regardant ma montre. Mais tiens compte de ma demande, c'est tout.
Julien avait la sale manie de trop parler, en plus. Et moi, ma vie privée ne regardait que moi. Je pris une bouteille d'eau pour pépé et la montai dans sa chambre avant de rejoindre mes amis qui m'attendaient à l'extérieur.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top