Chapitre 1
JUSTIN
- Je pars dans le Sud-Ouest.
- Tu veux te perdre dans ce coin de culs terreux ! Tu es irrécupérable Justin ! Débrouille-toi !
Je levai les yeux de l'écran de mon téléphone, pinçant les lèvres pour taire la réplique que j'eus du mal à contenir et la regardai quelques secondes, sans répondre. Ma mère ne me comprenait pas et je n'avais pas l'intention de lui expliquer pour la énième fois que je ne supportais plus ma vie à Paris.
Alors m'installer dans ce qu'elle appelait le "trou du cul" du monde ne serait pas pire que continuer de vivre ici. Elle s'imaginait que hors de la Capitale, il n'y avait rien. Que le reste de la France n'avait pas grand chose à offrir !
- Tu aurais pu faire carrière dans le mannequinat, tu as tout gâché, Justin, et maintenant que tu vas mieux, tu vas te perdre dans ce trou !
Le mannequinat...
Je me mordis la joue pour ne pas lancer une remarque acerbe.
- Pour qui ai-je tout gâché, maman ? Pour moi, ou pour toi ?
- Parce que tu crois que tout ce que j'ai fait c'était pour moi ?
- Je le pense, oui.
- Laisse-le tranquille, Sam, répliqua mon beau-père, moi aussi je viens de la campagne et il n'y a rien de honteux à ça !
Victor était son troisième mari. Encore un autre. Blindé de fric, mais gentil et compréhensif avec moi. Je l'aimais bien. Quant à ma mère, elle ne travaillait plus depuis longtemps. Tant qu'elle avait pu avoir main mise sur moi, elle avait passé son temps à me trimballer de casting en casting pour me faire engager pour faire de la pub, quand j'étais petit. J'avais fait quelques affiches exposées dans les abribus, vantant un shampoing ou une marque de lait maternel. À 14 ans, je m'étais rebiffé et avais tout laissé tomber.
- Parce que tu le soutiens ? rétorqua-t-elle en se tournant vers mon beau-père.
- Oui, c'est le cas.
- Quoi que tu en dises, je pars !
Je répondis d'un ton moqueur. Rien de ce qu'elle pourrait dire ne me ferait changer d'avis.
- Vas-y, mais je vois mal comment tu vas t'en sortir sans travail.
- Je ne le sais pas encore, et c'est mon problème ! Je trouverais bien quelque chose, il n'y a pas de sots métiers. J'ai quelques économies pour voir venir.
Je me demandai pourquoi j'étais venu lui dire que je partais. Après tout, cela faisait bien longtemps que je me débrouillais tout seul.
- Un travail ? Tu n'en as gardé aucun à Paris !
Elle s'installa sur le bord du canapé, croisa les bras sur sa poitrine et secoua la tête.
- Les animaux, les animaux, tu n'as que ce mot à la bouche. Adopte un chat !
Ça me faisait mal d'entendre ça, mais je me gardai bien de le lui dire.
- Je quitte Paris pour vivre au calme.
- La maison sera peut-être inhabitable, ça fait dix ans qu'elle est fermée !
Elle rabâchait, comme d'habitude. Elle n'avait pas remis un pied dans cette maison depuis des lustres. Quand je partais en vacances dans le Sud-Ouest, elle me mettait dans l'avion à Orly et mon père venait me chercher à Toulouse.
- Peut-être, je verrai bien.
- Très bien, mais ne me demandes pas de t'aider !
- Je ne te demanderai rien, et je ne l'ai jamais fait que je sache, craché-je d'un ton outré. D'ailleurs, pourquoi tu n'as jamais voulu repartir dans ce coin ne serait-ce qu'en vacances ?
- Parce que les vaches et les champs de maïs, trop peu pour moi, c'est aussi simple que ça ! Alors, vends le cadeau empoisonné que t'a laissé ta grand-mère aux voisins, et reviens !
- Pas question !
- Depuis le temps que les Barjac convoitent la propriété, tu as peu de chances de l'acquérir. Cette famille est blindée de fric !
- L'assurance de papa m'a versé une belle somme je te signale ! Et la maison n'a pas été saisie. J'ai mis un avocat sur l'affaire et j'ai payé les créances. Mais avant, je vais faire les saisons chez les agriculteurs du département.
J'avais été contraint de prendre un professionnel pour m'aider. Ma grand-mère m'avait laissé en cadeau une propriété endettée. La somme principale n'était pas astronomique, mais les intérêts avaient gonflé la note. Il s'agissait surtout de factures d'impôts que je n'avais jamais reçues. La maison et les deux terrains avaient été saisis par les huissiers et devaient être mis aux enchères. Heureusement, le notaire avait réussi à me localiser et m'avait contacté à temps. J'étais prioritaire et j'avais pu récupérer mon bien en soldant la totalité de la créance avant de perdre définitivement mon héritage. Mon compte en banque en avait pris un sacré coup.
- Un travail saisonnier, ricana-t-elle en balayant l'air de sa main. Mon pauvre Justin, tu sais ce qu'est de vivre dans ce trou perdu ?
Je m'apprêtais à répliquer, mais je me retins. Cela ne servirait à rien, sauf à me donner mal à la tête. Toute ma vie, je m'étais plié à ses quatre volontés, comme un imbécile, incapable de diriger mes pas vers ce qui pouvait me rendre heureux.
Ma mère avait tout quitté pour vivre comme une citadine, me traînant avec elle et laissant mon père seul et désespéré. La vie à la campagne n'était pas faite pour elle. Ramasser des œufs et faire la cuisine en attendant que son mari rentre à la maison, le soir, en sueur, n'était pas la vie dont elle avait rêvé. Et elle m'avait embarqué avec ses valises.
Elle avait fui ce coin qu'elle détestait pour devenir la typique épouse "pot de fleurs" d'un homme plein aux as qui la quitta quatre ans plus tard pour une autre. Elle en était à son troisième mari et ne leur avait servi que de décor.
Ma mère était une femme belle, toujours impeccable, parce que les apparences étaient plus importantes que tout le reste. Son leitmotiv : feindre constamment que tout allait bien.
J'étais sa pire déception.
Je me foutais bien, moi, de dire que tout allait bien, quand mon souhait avait été de vivre avec mon père à la ferme et qu'elle me l'avait refusé.
Quant aux apparences... elle pouvait se les mettre où elle voulait.
La mienne n'était pas à son goût. Elle me le rappelait constamment quand elle me regardait des pieds à la tête, les lèvres pincées. Son regard désapprobateur me donnait froid dans le dos. Toujours une critique, toujours un reproche.
Je n'étais pas assez "homme" à ses yeux. Trop sentimental, trop mince, trop sensible, trop écolo, trop féminin, d'après elle.
Trop gay aussi...
C'étaient ses définitions pour me désigner, usant de critiques du genre " les gays d'aujourd'hui veulent des hommes musclés, virils, qui s'habillent d'une taille "normale" et non pas d'un vulgaire 38 comme toi. Va à la salle de sport, muscle-toi !
Ces reproches étaient ceux qui me faisaient le plus de mal. Ceux qui faisaient que je me demandais si elle était réellement ma mère, et si elle m'avait aimé. Si elle n'avait pas refusé que je vive avec mon père et ma grand-mère, histoire de faire de moi le pantin qu'elle voulait que je devienne. Un homme vu et reconnu à travers lequel elle aurait accompli son propre rêve. Celui de devenir "quelqu'un" à travers moi. Elle n'avait été "que" couturière dans une troupe de théâtre peu connue.
Alors oui, j'étais une déception à ses yeux.
Malheureusement, c'était ma mère. Quant à savoir si elle m'aimait, je n'en étais pas sûr en vérité. Heureusement, ses paroles ne m'avaient jamais touché assez profondément pour tuer mes aspirations.
- Bref, je suis venu te dire au revoir avant de partir.
- Bon courage chez les paysans !
Je ne m'attendais pas à moins de sa part. Elle en venait pourtant de ce Sud-Ouest qu'elle avait quitté vingt-trois ans plus tôt, avec appréhension, j'imagine. Celle d'une jeune femme à peine majeure portant un enfant dans son ventre, et arrivant à Paris où elle ne connaissait personne. Elle n'avait jamais remis les pieds en Aquitaine, effaçant d'un coup de gomme sa vie de fille de la campagne comme si elle n'avait jamais existé. Je la comprenais, mais beaucoup d'eau avait coulé sous les ponts. Et moi, j'avais besoin de retrouver mes racines. Je ne savais pratiquement rien de sa famille. Elle n'en parlait jamais et d'après elle, il n'y avait plus personne, mais peu importait.
Du côté de mon père, il restait la maison et deux parcelles de terre inexploitées. Mon père était décédé neuf ans plus tôt, deux ans avant ma grand-mère qui vivait avec lui, et depuis, la bicoque était vide. Une maison dans laquelle j'avais passé les meilleures vacances d'été de ma vie.
Mon père ne s'était jamais remarié. Les femmes ne voulaient pas d'un homme qui ne prenait jamais de vacances, m'avait répondu ma grand-mère le jour où je lui avais demandé pourquoi il était seul.
Il était éleveur de vaches laitières et exploitait quelques hectares de maïs. Il avait vendu ses bêtes et une grosse partie des terres familiales aux voisins quand il était tombé malade. Mon cheval, Pariel, qu'il m'avait offert pour mes huit ans, avait atterri dans un petit centre équestre en Bretagne. Ce n'était pas un étalon, juste un grand poney, mais je l'adorais ! Ma grand-mère n'était plus en âge de s'occuper de tout ça et avait fini ses jours en maison de retraite.
Quant à moi, j'avais eu un père que j'avais peu connu et que je n'avais vu que deux mois par an lors des vacances d'été. Mais c'était un père formidable et je l'avais aimé. Avec lui, j'avais appris à faire du cheval, du vélo et même à nager.
Après une formation dans une école chinoise de shiatsu spécialisée en soins animaliers, j'avais fait dix mois de stage de comportementaliste dans un centre équestre en Corrèze. Voir un homme comme Lester Prescott, l'Américain qui nous avait appris la technique pour interagir avec les chevaux par un simple regard, une caresse, un murmure m'avait subjugué. Cette méthode de travail était incomprise pour la plupart des gens, mais bien réelle et efficace. C'était ce qui m'intéressait avec les animaux. Ce qui me parlait. Assistant-vétérinaire, était mon métier. Étudier leur comportement, l'analyser, une vocation, innée chez moi. Peut-être le rêve d'un enfant paumé qui avait trouvé une oreille attentive auprès des bêtes. Un animal ne me répondait pas, bien sûr, mais il m'écoutait. Depuis tout petit, j'avais une connexion spéciale avec mes amis à quatre pattes. C'était comme ça. Ils me comprenaient et je les comprenais.
Les vaches de mon père avaient été mes confidentes, jadis. Bien plus que mon entourage.
Mon père et ma grand-mère se moquaient gentiment de moi, quand ils m'entendaient leur faire la conversation, mais je m'en fichais.
Je pouvais tout leur dire, certain qu'elles ne cafteraient rien. Dans ma tête d'enfant et ensuite d'ado perdu, j'avais trouvé en elles une oreille attentive et le moyen de déverser librement mes tourments et mes insécurités. J'en avais beaucoup.
Maintenant, j'allais mieux. J'étais un homme prêt à m'ouvrir aux autres, à avancer. À suivre cette route qui me semblait dégagée, du moins, moins tortueuse. Mon cœur d'enfant n'avait trouvé que chemins d'épines et de ronces. Le moment était venu de m'installer dans un coin tranquille et de trouver enfin une raison de devenir quelqu'un. Mon rêve était d'ouvrir un petit centre équestre, si possible, de retrouver mon "moi", et de m'éloigner de mes copains parisiens qui n'en étaient pas vraiment. Ceux avec lesquels j'avais passé mes deux dernières années scolaires à sécher les cours pour traîner dans les cybercafés et les salles de jeux. Les débuts d'une vie de débauche. Les nuits en boîte de nuit dans lesquelles on nous laissait entrer sans vérifier notre âge, les journées à dormir pour récupérer.
J'avais été viré du lycée à 16 ans et déscolarisé jusqu'à mes 18 ans. Mon dernier beau-père, Victor, bien placé, me fit embaucher en contrat de qualification par l'un de ses amis, vétérinaire, et je devins son assistant. Cela m'avait sauvé du pire.
Tout était de ma faute. Sans m'en rendre compte, j'avais verrouillé la porte aux amitiés sincères, privilégiant celles qui ne valaient rien. Je fuyais tous ceux qui pouvaient m'apporter quelque chose de bien, excepté Julie, avec laquelle j'avais tissé des liens particuliers et avec laquelle nous avions partagé un studio. Elle était partie en Allemagne travailler dans un labo. Une opportunité pour elle.
Et Dylan... mais lui, il n'était pas parti par choix. Il était mort sous mes yeux. Tabassé par des inconnus au détour d'une rue à notre sortie de boîte. Lui, mort, et moi, marqué à vie dans ma tête et dans mon corps. Frappé, puis brûlé avec des cigarettes sur le bas-ventre. PD. Un étendard que je portais sur moi. J'avais été marqué au fer rouge comme un animal. PD. Une étiquette que j'avais déjà . À vie. Ce jour fatidique m'avait terrassé et après des mois de descente aux enfers, j'étais parvenu à me relever pour affronter mes démons.
Pour Dylan, j'allais continuer ma vie avec fierté.
Dans ce coin tranquille, j'allais non pas me reconstruire, ça, je l'avais déjà fait. J'allais me construire. Remonter brique par brique les murs qui s'étaient effondrés autour de moi. Seul. Comme je l'avais toujours été, finalement, même si pour faire des bêtises, je n'avais jamais manqué de compagnie. J'avais vécu ma vie de citadin à fond, jusqu'à plus soif. Mais tout ceci ne me correspondait plus. À vingt-trois ans, je voulais prendre ce nouveau départ. Je la voulais simple cette vie. Sans plus. Loin de l'agitation, des peurs et des cauchemars qui peuplaient encore parfois mes nuits.
***
1 mois plus tard...
Je pensais que lorsque le moment arriverait, je me sentirais différent. Que les nerfs et l'anxiété m'empêcheraient de dormir. Que je tiendrais la promesse faite à mon père sur son lit de mort alors que j'avais à peine 13 ans. Cela ne se passait pas comme je l'avais imaginé. Comme un bébé repu et la couche propre, je posai la tête sur l'oreiller et je dormis comme un loir jusqu'à ce que la maudite sonnerie de mon portable me réveille en sursaut le lendemain.
Je lui avais assuré de vendre la vieille baraque où il avait toujours vécu le jour où ma grand-mère ne serait plus de ce monde, de prendre l'argent et de rentrer à Paris.
Je ne le ferais pas.
Je m'étirai avec langueur en regardant par la fenêtre, constatant sans surprise qu'il faisait toujours nuit. Le printemps était presque là, mais il faisait frais, surtout le matin au lever du jour. Je repoussai les couvertures, me frottai les bras et sortis de mon lit pour repousser les rideaux. Il pleuvait. Je souris en regardant l'averse s'écraser contre le balcon. J'aimais les jours gris, ils me permettaient, sans me sentir coupable, de rester enfermé dans ma bulle.
J'entrai dans la salle de bains pour la dernière fois, me douchai et peignai mes cheveux que j'avais fait couper quelques jours avant chez le coiffeur du quartier. Nouveau départ, nouvelle tête. Cela ne changeait rien à mon visage fin, mais c'était mieux. Cela faisait plus masculin que les cheveux longs que je portais encore quelques jours plus tôt.
Le clic-clac replié, les couvertures rangées dans le caisson, j'ouvris mon sac à dos pour vérifier qu'il ne me manquait rien. La veille, j'avais déposé deux grosses valises et un carton avec quelques affaires personnelles chez ma mère qui avait accepté de les garder et me les expédier à mon arrivée dans ma nouvelle maison.
Je me dirigeai jusqu'au petit coin-cuisine du studio dans lequel j'avais vécu 4 ans avec mon amie Julie à deux pas de la gare Montparnasse. Je fis couler un café bien serré dans le percolateur et m'installai avec ma tasse fumante à la table de la cuisine. Je le bus comme d'habitude, sans sucre, tranquillement assis, les yeux fermés, dégustant la saveur amère qui glissait dans ma gorge. Je me souvins du jour où mon père ferma définitivement les yeux et la promesse de vendre la propriété aux voisins que je lui avais faite. Il croyait que je ne reviendrais jamais dans le coin et craignait que les terres finissent aux mains de l'état. J'étais trop jeune pour le comprendre.
Aujourd'hui, je savais que je ne tiendrais pas parole. Bientôt je serais chez moi et je retrouverais mes racines.
J'inspirai profondément en claquant la langue. Je montai dans le wagon 6 comme indiqué sur mon billet et m'installai sur mon siège après avoir coincé mon énorme sac à dos sur l'étagère. Quelques minutes plus tard, la voix annonçant le départ s'éleva dans le haut-parleur. Le regard rivé à la fenêtre, je dis au revoir à Paris en silence. Sans regret. Je ne laissais rien derrière moi. J'avais prévu de faire les saisons à droite et à gauche, avant de m'installer dans la vieille maison dans laquelle je n'avais pas remis les pieds depuis si longtemps que j'avais du mal à me souvenir à quoi elle ressemblait.
Je ne savais pas le temps qu'il me faudrait pour trouver un emploi, n'importe lequel. En attendant, j'avais encore quelques sous pour voir venir.
Je partais serein. Je n'avais jamais été heureux, mais je le serais bientôt. L'épine qui était plantée dans mon cœur et qui suppurait allait enfin être extirpée. Une épine appelée "famille Barjac", les voisins de mon père. Ceux qui avaient tenté par tous les moyens de faire mettre aux enchères le reste de MA propriété pour démolir MA maison et agrandir leur exploitation de quelques hectares. Le tout pour une bouchée de pain. Une famille à laquelle, malgré les différends que j'avais avec ma mère, je ne comptais pas laisser mon coin de paradis. Ils me payeraient d'avoir essayé de profiter de la situation s'ils tentaient de m'emmerder !
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top