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J'ai décidé de me rendre à la librairie pour acheter un livre à la petite dame aux cheveux d'argent et, comme promis, de lui parler du roman qu'elle m'a gentiment offert. Une cloche tinte quand je pousse la porte de la boutique. Ma bienfaitrice est assise à sa caisse, plongée dans une lecture. Elle lève les yeux vers moi, puis m'accueille d'un sourire.

— Bonjour, Madame ! Vous allez bien ? demandé-je en m'approchant.

— Bonjour jeune fille, répond-elle avec un air ravi. Je me porte très bien, et vous ? Ça me fait très plaisir de vous revoir !

— Moi aussi. J'ai lu le roman d'Anna Gavalda ! Il est très beau, j'ai adoré !

Ses yeux pétillent, elle semble heureuse de savoir que je l'ai apprécié.

— C'est une auteure extraordinaire, sa plume est merveilleuse ! De plus, le sujet traité nous touche tous. Qui n'a pas vécu une rupture ?

— Oui...

La petite dame aux cheveux d'argent se dirige vers une étagère et en retire un livre. Elle revient à mes côtés et me le tend. Il s'agit de La mécanique du cœur, de Mathias Malzieu.

— Tenez, dit-elle d'un ton guilleret, je pense que cette histoire peut vous intéresser.

— Merci pour vos conseils.

Je saisis le roman, puis le retourne pour découvrir le résumé. Les quelques phrases que je viens de parcourir me donne immédiatement envie de le lire.

— Je vous dois combien ? demandé-je en sortant mon porte-monnaie de mon sac à main.

— Rien du tout.

— Hors de question ! Vous m'avez déjà offert un livre, je ne vais pas en accepter un toutes les semaines, sinon vous allez faire faillite !

— Ne vous inquiétez pas pour cela, je vais bientôt prendre ma retraite ! déclare-t-elle en me fixant d'un air amusé. Si je vous les donne, c'est que j'ai une bonne raison de le faire. Par contre, j'exige que vous reveniez dès que vous l'aurez fini !

— Vraiment, ça me gêne...

— Stop ! Je ne veux plus rien entendre ! Vous reviendrez ?

— Bien sûr, concédé-je nerveusement.

Accepter les livres me rend mal à l'aise, j'ai l'impression de la voler. De plus, je ne vois pas du tout pourquoi elle tient tant à me les offrir alors que je suis une inconnue pour elle.

— Promis ? insiste-t-elle.

— Promis.

Au moment où la petite dame retourne derrière sa caisse ; je comprends que je peux prendre congé.

Une fois rentrée à l'appartement, j'abandonne mes chaussures et mon manteau dans l'entrée, puis dans ma chambre, mon sac, au pied du lit. Installée sur le matelas, un coussin dans le dos, la couverture tirée sur moi, je remonte mes genoux et cale le livre dessus.

« Premièrement, ne touche pas à tes aiguilles. Deuxièmement, maîtrise ta colère. Troisièmement, ne te laisse jamais, au grand jamais, tomber amoureux. Car alors, pour toujours à l'horloge de ton cœur, la grande aiguille des heures transpercera ta peau, tes os imploseront, et la mécanique de ton cœur sera brisée à nouveau. »

Il ne me faut que quelques lignes pour plonger dans le roman. J'adore Jack et son cœur fragile, sa petite chanteuse, légère, maladroite et passionnée. L'histoire d'amour naissante me rappelle mon premier béguin collégien. Il s'appelait Rodolphe, j'avais treize ans et j'ai du mal à me rappeler son visage. Envoûtée par l'écriture poétique et puissante de l'écrivain, je perds la notion du temps, les mots qu'il utilise me troublent, trouvent un écho au fond de mon âme. Émue par tant de beauté, je relis certaines phrases plusieurs fois pour les inscrire dans ma mémoire.

« Je l'effleure de toutes mes forces, elle m'est fleur de toutes les siennes. »

« Je me croyais pourtant capable de tout pour elle, d'effriter des copeaux de Lune pour pailleter ses paupières. »

« Imperceptiblement, je me laisse tomber amoureux. Perceptiblement, aussi. À l'intérieur de mon horloge, c'est le jour le plus chaud du monde. »

Lorsque je termine les dernières pages de La mécanique du cœur et referme le livre, je me sens comme abandonnée. J'attends que le sentiment de solitude qui m'assaille, passe. J'ai toujours l'impression de quitter un ami quand je termine un roman qui me passionne.

Mon regard erre vers la fenêtre de ma chambre. Le ciel qui s'assombrit au-travers me fait prendre conscience que j'ai lu tout l'après-midi. Je me lève, décidée à préparer le repas du soir, cependant à la vue de la porte close de la cuisine, je m'arrête dans mon élan. Cette pièce n'est jamais fermée.

Immobile, je tends l'oreille. Des voix me parviennent, je les perçois à peine, ce sont des murmures. Me rapprochant un peu plus, je plaque doucement ma joue contre le battant.

Des sanglots étouffés. Ceux de Laëtitia. L'autre voix est celle de Julien qui semble chuchoter des paroles réconfortantes. Étonnée d'entendre ma meilleure amie pleurer, je suis encore plus stupéfaite qu'elle soit allée chercher du réconfort auprès de Ju alors qu'elle le connaît à peine. Ne tenant pas à espionner leur conversation, je m'écarte. En attendant, je vais aller fumer une cigarette. Comme je ne trouve pas de briquet dans ma chambre, je me rends dans celle de Julien.

La vue des Vinyles empilés devant le tourne-disque m'arrache un sourire Il y a du Bob Marley, du Gainsbourg, du Louise Attaque et pleins d'autres groupes et chanteurs. J'écoute à peu près les mêmes choses que lui, ce qui est plutôt pratique car nous ne nous disputons jamais à propos de musique. Avec Ju nous pouvons passer une soirée allongés côte à côte dans son lit avec un album en fond sonore. Nous aimons partager des moments simples lui et moi, c'est peut-être pour ça que nous nous entendons si bien.

Mes yeux tombent sur une boîte d'allumettes qui repose sur le bureau dont il se sert pour allumer de l'encens ou des bougies. Je m'empare de ce précieux butin, m'enferme dans ma chambre et presse le bouton Play de mon poste. Enfin, j'allume ma cigarette en écoutant Je t'aime moi non plus. La version Brigitte Bardot et Serge.

Alors que je me perds dans la contemplation du ciel gris de l'automne, je remarque que les nuages s'y entassent, chargés de pluie.

De pluie.

Il me faut y retourner à la petite crique. Maintenant. J'attrape un sac, fourre des affaires de rechange et tout ce dont j'ai besoin puis quitte l'appartement.

Dehors, l'air frais me pousse à marcher rapidement jusqu'au parking pour gagner ma voiture au plus vite. Sur la route, à mesure que je me rapproche de ma destination, le temps s'assombrit. Le claquement des gouttes de pluie s'écrasant contre le pare-brise me tient compagnie pendant tout le trajet, de même que cette sourde angoisse, occupée à tricoter des nœuds dans mon ventre. Plus je m'approche, plus l'appréhension enfle en moi.

Quand enfin, je me gare sur le parking, non loin de la plage, il est déjà plus de dix-huit heures et la nuit est tombée. J'extirpe la lampe électrique de la boîte à gants puis me dirige vers notre lieu de rendez-vous.

Les bourrasques, pareilles à des lames, cinglent mon visage, m'arrachant des larmes. Je marche courbée sur les rochers, ma main libre tendue devant moi, prête à me réceptionner si jamais je venais à glisser sur les pierres mouillées. Aveuglée par mes yeux brouillés, je distingue à peine où je mets les pieds, malgré le faisceau de la lampe. Autour de moi, retentissent le cri de l'Océan en détresse et la complainte des vagues venant s'échouer sur la plage.

Lorsqu'enfin, je parviens à destination, je balaye les lieux du regard sous le martèlement désespéré de mon cœur. Désert. Malgré l'habitude, je ne peux ignorer l'amer sentiment de déception qui me saisit. Abattue, je retire mes chaussures, les abandonne sur le sable avec la lampe et marche pieds nus vers le rivage.

Chaque jour, j'ai l'impression de sombrer un peu plus, de sentir la douleur s'intensifier. Elle est partout, dans chaque cellule de mon être, comme un poison qu'on aurait injecté au creux de mes veines. On m'avait dit que le temps adoucirait mon chagrin, pourtant. Le jour où tu as posé un point final à notre histoire, je l'ai transformé en virgule. Et aujourd'hui, quand j'œuvre toujours pour changer la trame, toi, tu as déjà jeté le livre.

Peu à peu le froid s'empare de tout mon être ; la pluie a trempé mes cheveux et mes vêtements. Face à moi, le ciel est si sombre que je suis comme aveugle. J'entends les flots galoper sur la plage, l'océan vomir ses vagues et s'agiter, le sifflement du vent qui s'engouffre dans les rochers et se brise sur la surface folle de l'eau. Même le temps est détraqué tu vois, maintenant il y a aussi des orages en automne.

Seule en pleine tempête tandis que les éléments se déchaînent, je suis l'unique point immobile. Un phare éteint au milieu de la nuit.

Ce soir tu n'es pas là, Alex, mais je t'attendrai, puisqu'il le faut, puisque tu ne viens pas, et je me demanderai toujours pourquoi tu me fuis, quand le ciel descend sur la Terre et mouille sa surface de ses larmes ?

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