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— Hum, ça sent bon ici ! s'exclame Julien en entrant dans la cuisine.

— Merci, Ju, dis-je et en avisant les vêtements chauds dans lesquels il est emmitouflé, je demande : tu fais quoi en ce moment ?

— Des livraisons.

Quand je l'ai retrouvé, il était serveur dans un bar. C'est lui qui m'a apporté les boissons dans lesquelles je me suis noyée, dans le coin le plus reculé du café. On parle souvent de coups de foudre en amour, moi je peux garantir qu'ils existent en amitié. C'est exactement ce qui s'est passé entre Ju et moi. Nous sommes devenus amis au premier regard, il y a quatre ans quand il a débarqué deux jours après la rentrée dans ma classe de Première.

Laëtitia, qui était partie faire je ne sais quoi, entre dans la cuisine. Son arrivée annonce l'heure des présentations officielles.

— Salut, depuis le temps que j'entends parler de toi ! commence Julien avec un sourire.

— Je peux dire exactement la même chose, tu as d'ailleurs souvent éveillé la jalousie d'Alex ! plaisante ma meilleure amie.

Un gros blanc accueille sa réponse et elle rougit immédiatement, se rendant compte de sa bourde.

— Ce n'est rien, lancé-je d'une voix que j'espère neutre.

Ils s'échangent alors quelques banalités tandis que je sors le poulet du four puis nous nous mettons à table. Nous discutons de tout et de rien. Le contact passe très bien entre mes deux amis et j'en suis soulagée. J'appréhendais un peu le premier face à face, car Laëti est aussi franche que directe et Julien est de nature plutôt susceptible. Trèssusceptible.

Alors qu'ils discutent des avantages de vivre à Brest, j'entends mon portable vibrer sur la table. Il s'agit d'un appel. Presque personne n'a mon nouveau numéro de téléphone, donc à moins qu'il ne s'agisse d'une erreur, je me demande qui ça peut être. Intriguée, je quitte aussitôt la pièce pour pouvoir répondre au calme.

— Allô ?

— Jade ?

Les ennuis arrivent à vitesse grand V.

— C'est Ben.

— J'avais reconnu ta voix.

— Il faut que je te parle, c'est important.

— Que tu me parles de quoi ?

— Tu vois où se trouve la crêperie Le petit Breton ? continue-t-il, éludant ma question.

— Oui.

— Rejoins-moi là-bas, je t'attends.

Avant que je ne puisse ajouter quoique ce soit, il raccroche. Qu'a-t-il bien pu faire à ma meilleure amie pour qu'elle refuse de m'expliquer les raisons de leur rupture ? Je l'ai rarement vue aussi malheureuse.

Tiraillée entre l'envie de me rendre à ce rendez-vous afin de savoir ce que Benoît me veut et l'idée que le rencontrer sans en parler à Laëti, c'est la trahir un peu, je reste quelques minutes indécise.

Après ce court temps de réflexion, je décide de me rendre à la crêperie. L'appel de Ben a fait naître l'inquiétude en moi. Je commence à me poser des questions sur son brusque départ de Plougastel.

De retour dans la cuisine, je préviens mes amis de mon absence.

— Je dois faire une course, je reviens dans un moment.

Ils acquiescent sans poser de questions, puis reprennent leur discussion. Soulagée de ne pas avoir à me justifier, j'attrape les clefs de ma voiture et sors de l'appartement. Mes pas pressés font crisser les graviers du petit parking attenant à notre immeuble où est garée maClio. La crêperie se trouvant à l'autre bout de la ville, j'ai décidé de prendre le volant.

Lorsque à destination, j'avise Ben qui m'attend près de la devanture, le dos appuyé contre le mur. Toute son attention est focalisée sur la contemplation de ses chaussures. J'imagine qu'elles doivent être exceptionnellement belles. Quand je m'approche, il relève la tête et me sourit.

— Te voilà enfin ! s'exclame-t-il en m'étreignant rapidement.

Je réponds à son accolade avec une certaine retenue qu'il ne manque pas de relever.

— Tu m'en veux ? Tu fais la gueule ? Je sais que j'aurais dû être là quand...

Comme je ne veux pas en entendre plus, je le coupe immédiatement :

— Non, Ben, aucun rapport, laisse-le en dehors de ça.

— OK, désolé... bafouille-t-il, gêné.

— Pas grave. Bref, qu'est-ce que tu voulais me dire ?

— Tu ne veux pas qu'on en discute autour d'une crêpe ? propose-t-il.

— D'accord.

Nous entrons dans l'établissement et passons commande. Une fois nos assiettes devant nous, j'attends que Ben se lance en dégustant ma crêpe au caramel au beurre salé.

— C'est à propos de Laëti. Tu sais, depuis... depuis que tu es à Brest, elle n'a pas la grande forme. Elle a aussi été touchée, enfin bref... se reprend-il. Elle a encore passé la soirée avec Pauline jeudi et vendredi matin quand elle s'est levée elle était... Bizarre. Je me suis dit qu'elle avait probablement la gueule de bois et tu sais comment elle peut être insupportable dans ces cas-là. Alors je suis sorti voir des potes. Quand je suis revenu en fin d'après midi, elle avait quitté l'appartement. Je me suis dit qu'elle avait sûrement rejoint Po. Mais hier, elle n'est pas rentrée.

« J'ai attendu jusqu'au soir, toujours rien. Alors j'ai appelé Pauline, elle m'a appris que personne ne l'avait vu de toute la journée. J'ai contacté son père, il n'avait pas non plus de nouvelles. Elle a déserté, sans un mot, sans me laisser penser qu'elle voulait rompre ! On ne s'est même pas disputés, rien. Donc il s'est forcément passé un truc ! Elle n'a pris la moindre affaire, elle ne répond pas au téléphone... Elle s'est juste volatilisée ! J'ai peur qu'il lui soit arrivé quelque chose !

— Tu as prévenu la gendarmerie ?

— Non, pas encore. Je voulais d'abord te voir au cas où tu saurais où elle est. Ça a été une galère sans nom de trouver ton numéro au passage. J'ai dû appeler tes parents.

Je soupire, agacé, mais décide de ne pas rebondir sur cette dernière précision.

— Il se pourrait que j'aie eu des nouvelles.

Le soulagement vient aussitôt détendre les traits de son visage. De mon côté, je suis plus que perplexe face à l'attitude qu'a eue Laëtitia. On dirait qu'elle a agi sous la peur. S'enfuir ainsi, sans rien dire à personne – surtout à son petit-ami – ne lui ressemble pas. Sauf si c'est bien Ben qu'elle cherche à éviter...

— Où est-elle ? demande-t-il d'une voix pleine d'espoir.

— Admettons que je le sache, pourquoi je te le dirais ? Si elle te fuit, ce n'est certainement pas pour rien.

— Je ne te suis pas vraiment là, tu es en train d'insinuer que je suis responsable de son départ ?

— Pardonne-moi d'avoir des doutes.

Ses sourcils remontent et dessinent des rides de stupéfaction sur son front.

— Alors ça, c'est la meilleure ! déclare-t-il, visiblement vexé. Je me suis tourné vers toi, persuadé que tu m'aiderais et finalement tu m'accuses ! Depuis le temps qu'on se connaît, Jade ! Putain, je n'arrive pas à le croire !

Une petite vague de culpabilité me submerge. Je ne devrais pas douter de ton ami, Alex, je le sais. Mais pourquoi Laëti refuse-t-elle de parler de lui et semble si malheureuse ? Il y a forcément une explication et tant que ma meilleure amie ne m'aura pas éclairée, je ne pourrai rien faire pour Ben.

— Tu as aussi demandé à mes parents où j'habitais ? l'interrogé-je, autant par intérêt que pour changer de sujet.

— Oui, j'ai demandé confirmation à tes parents quand je les ai eus au téléphone, mais Laëtitia m'avait déjà mentionné que tu étais à Brest. Elle a morflé pendant tes trois mois de silence. Si elle n'avait pas voulu respecter un peu ton isolement, elle aurait débarqué depuis longtemps. À ce propos, tu pourrais m'expliquer pourquoi vous préférez toutes les deux prendre la fuite plutôt que de demander de l'aide à vos amis ?

— Laëti te contactera si elle a envie de le faire. En attendant, laisse-la tranquille, éludé-je.

— Dire que moi j'ai toujours poussé Alex dans le droit chemin quand il merdait avec toi... lâche-t-il avec amertume, une expression déçue sur le visage. À l'heure actuelle, il...

— Arrête avec Alex ! Je suis venue pour toi, pour répondre à tes questions, alors ne viens pas aborder ce sujet !

Ben me fixe d'un air désespéré. De toute évidence, il pensait que le temps avait commencé à faire son œuvre, ou au moins que je serais capable d'en parler. Eh bien non, rien a changé.

— Tu devrais aller le voir, Jade et, je ne sais pas... lui parler. Ça te soulagerait peut-être et tu pourrais enfin tourner la page.

— Commence déjà par t'occuper de ton couple et ensuite tu verras pour me donner des conseils, attaqué-je d'une voix de glace.

J'ai conscience de me montrer odieuse, mais je ne parviens pas à me raisonner. À chaque fois que j'entends ton prénom dans la bouche de quelqu'un d'autre, j'ai l'impression de sentir la pointe d'une lame se planter de mon cœur.

Avant que Benoît ne puisse ajouter quoi que ce soit, je me lève d'un bond puis quitte la crêperie.

Durant le temps que je passe à conduire pour retraverser la ville, mon cerveau est en ébullition. Les interrogations défilent et se bousculent dans ma tête. Pourquoi Laëti a-t-elle quitté Ben ? Plougastel ? Pourquoi se réfugier vers moi sans aucune explication ? Que s'est-il passé cette fameuse nuit ? Qui fuit-elle ? Avait-elle besoin de prendre du recul, de réfléchir ?

Lorsque je me gare sur le petit parking, je suis complètement perdue, tiraillée entre l'envie de demander des explications à ma meilleure amie et celle d'attendre qu'elle me les donne d'elle-même. Sans la brusquer, quand elle sera prête. Je ne sais pas vraiment ce que je dois faire, au vu de la situation. Au fond, je pense qu'il vaut mieux lui laisser du temps, je suis bien placée pour le savoir.

Quand je pénètre dans l'appartement, mes deux amis se tiennent côte à côte, une cigarette à la main. Ils parlent d'une façon beaucoup plus sérieuse qu'au moment où je les ai quittés. En me voyant entrer, ils s'interrompent et m'accueillent avec un grand sourire. Je suis presque sûre qu'une partie de la conversation me concernait, mais je décide de ne rien laisser paraître et leur souris à mon tour.

— Ben alors, tu en as mis du temps ! lance Laëti en haussant les sourcils d'un air conspirateur.

— Oui, disons que j'ai été prise d'assaut par les paparazzis et tous mes fans. C'est tellement difficile de circuler incognito dans les rues de nos jours ! Enfin, je ne t'apprends rien, tu sais ce que c'est !

— Oh oui, le succès à ses petits défauts, plaisante-t-elle.

Tandis que Laëti et Julien embrayent sur une autre discussion, je repense à ma conversation avec Ben, en partie à ce qu'il m'a dit sur toi. Aller te parler pour enfin passer à autre chose ? Non, j'ai bien peur que ce soit une mauvaise idée...

À cette seule pensée, je sens à nouveau le gouffre noir s'ouvrir sous mes pieds, comme à chaque fois que je songe à toi, Alex. Cette sensation de vide au fond de moi, que rien ni personne ne comble, un trou profond, béant dans ma poitrine.

Depuis trois mois, j'ai l'impression d'être prise dans des sables mouvants, de m'enfoncer un peu plus chaque jour. Plus je me débats pour m'en sortir, plus je sombre, inévitablement. Je tends ma main à la recherche de la tienne, espérant que tu viennes me libérer, seulement mes doigts ne rencontrent que de l'air. Je suis seule. Toute seule. Il me faut trouver un moyen de me sortir de mon calvaire sans ton aide, puisque tu ne viendras pas. Je dois l'accepter, mais tout en moi lutte contre cette pensée. Les souvenirs reviennent m'effleurer, comme à chaque fois et je me laisse entraîner dans leur ronde infernale.

C'était un dimanche de juillet, il y a plus de trois ans. Le soleil brillait dans le ciel et effleurait ma peau. Le corps seulement recouvert d'un deux-pièces, je m'offrais à ses rayons pour qu'il y laisse sa marque dorée. Mes pieds glissés dans l'eau salée jouaient avec le sable tandis que les minuscules vaguelettes de l'océan venaient s'écraser sur la plage en un petit son cristallin.

J'étais seule, cette petite crique n'était là que pour moi. Elle deviendrait la nôtre, mais à ce moment-là, je l'ignorais encore. Il n'y a d'ailleurs qu'un seul chemin pour accéder à ce merveilleux endroit isolé et il faut donner un peu de soi pour s'y rendre, ne pas avoir peur de s'écorcher les pieds sur les rochers. Ce petit désagrément en vaut largement la peine ; avoir un bout d'océan rien qu'à soi demande quelques sacrifices.

Le sel dévorait les légères coupures que je m'étais faites en venant, mais la caresse des vagues n'en était que plus douce. Je me suis relevée et debout, les pieds dans l'eau, je m'enfonçais lentement dans la fraîcheur des flots afin d'habituer mon corps au changement de température. Quand une vague, plus haute qu'une autre venait lécher mon nombril peu courageux, je grimaçais. Perdue entre ciel et océan, je ne savais plus où commençait l'un ni où s'arrêtait l'autre. J'ai nagé longtemps, faisant rouler mes muscles sous ma peau jusqu'à l'apparition des premiers signes de fatigue. Enfin, je me suis laissé porter par la force de l'eau, appréciant la légèreté qu'elle m'offrait, les bras en croix.

Lorsque j'ai rejoint le rivage mes pieds et mes mains avaient vieilli d'au moins dix ans. Ma baignade terminée, j'ai ramassé mes affaires et dit au revoir à mon Eldorado. Les rochers m'ont arraché quelques morceaux de chair supplémentaires.

Quand je suis arrivée sur la plage principale, celle connue des touristes, j'ai remarqué un groupe de jeunes de mon ancien collège. Tu étais parmi eux, Ben aussi d'ailleurs. À cette époque, il sortait avec Laëtitia depuis quelques mois déjà. Au moment où je suis passée devant vous, j'ai entendu des sifflements et une poignée de compliments maladroits jetés au vent. Habituée au comportement dragueur de votre petite bande quand nous étions en cours ensemble, je ne vous ai pas lancé un seul regard, refusant de vous encourager.

Alors que je m'apprêtais à démarrer mon scooter, j'ai senti une présence dans mon dos. Je me suis retournée ; tu étais là. Agacée par ton insistance, je t'ai demandé ce que tu me voulais et quand tu m'as proposé de boire un verre avec toi, je t'ai fermement rejeté. Tout le monde à Plougastel connaissait la réputation de votre petite bande dont l'un des principaux buts était de coucher avec le maximum de filles.

Cette fois, je pensais donc en avoir fini avec toi.

C'est là que je me suis trompée.

Quelques heures après cet incident, je t'ai croisé à une soirée dans un bar de la ville. Laëti étant avec Ben, nous étions obligés de nous côtoyer, d'autant plus que Pauline draguait outrageusement Gaël, un autre de tes potes. J'étais donc coincée avec ta bande. Tu as fini par venir t'excuser de la conduite déplorable que tu avais eue quelques heures plus tôt. Puis tu as commencé à me parler et surtout, à me faire rire. Et tout a basculé.

Lorsque le bar a fermé, tu as proposé de me raccompagner ; j'ai accepté.

Nous avons ensuite déambulé dans les rues, nos voix résonnant dans la nuit, nos rires perçant le silence de minuit. Tu as pris ma main ; je te l'ai offerte. Le vent chaud venait nous caresser la peau, apportant avec lui une odeur d'été. Nous sommes arrivés devant chez mes parents. J'hésitais à t'embrasser, pesant le pour et le contre.Pas le premier soir, me murmurait ma conscience. Finalement tu m'as redemandé mon numéro de téléphone et cette fois-ci, je te l'ai donné.

Après avoir refermé la porte derrière moi, je suis restée quelques secondes appuyée contre le battant, chamboulée. Je me souviens encore de toutes ces questions qui défilaient dans ma tête, de mon incertitude et de mon envie de poser mes lèvres sur les tiennes.

Et soudain, il s'est passé quelque chose en moi, quelque chose d'impossible à expliquer. Tout ce que je sais, c'est que ma raison s'était tapie au fin fond de mon esprit et je ne voulais plus penser. Je voulais seulement ressentir.

J'ai cédé à mon désir, ouvrant la porte à la volée pour courir après ton ombre dans la rue déserte. J'ai hurlé ton nom dans le silence de la rue, tu t'es retourné. Mon cœur battait à tout rompre, mes mains étaient moites et mon souffle m'avait déserté.

Tu m'as rejointe alors que je t'attendais, immobile au milieu de la chaussée, perdue et dépassée.

Je me souviens de ta main venue trouver mon menton, le relevant lentement pour t'offrir un meilleur accès à mes lèvres. Et je n'oublierai jamais à quel point tu les as dévorées.

J'avais dix-sept ans et je m'apprêtais à tomber amoureuse pour la première fois. J'étais alors loin de me douter que tu serais mon univers pendant plus de trois ans de ma vie. Mes plus belles années.

— Jade ? s'enquiert Laëti en agitant sa main devant mes yeux.

Reprenant brutalement contact avec la réalité, je me rends compte que je suis toujours à table. Ma meilleure amie pose ses doigts sur mon avant-bras, un air triste sur le visage. Je me contente alors d'articuler, la voix nouée :

— Ne t'en fais pas, je vais bien.

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