7



En ouvrant les yeux, la première chose que j'aperçois est la tête blonde de Laëtitia reposant sur l'oreiller voisin. Elle dort encore.

J'attrape mon téléphone pour regarder l'heure et découvre que ma mère m'a envoyé un message. Elle me demande comment je vais, quand je passerai à la maison, si j'ai trouvé du travail. Ma réponse contient tout ce qu'elle espère lire dans le seul but de la rassurer. Cependant, à peine ai-je reposé mon portable sur le matelas que je me sens prise d'une horrible nausée.

J'ai juste le temps de courir jusqu'aux toilettes avant de rendre le contenu de mon estomac. D'habitude, l'alcool ne me met pas dans un tel état ; de toute évidence, j'ai bien trop abusé hier soir. Une fois les spasmes calmés, je me lave les dents et file sous la douche en espérant ne pas subir de nouveau les foudres d'un lendemain d'ivresse.

Habillée d'un vieux jogging et d'un T-shirt, je gagne la cuisine d'un pas traînant. Julien, en train de prendre son déjeuner, me répond du bout des lèvres lorsque je le salue. Visiblement, il m'en veut toujours. Frustrée, je rumine un peu dans mon coin tout en faisant la vaisselle après avoir lancé la cafetière. Au bout de quelques minutes, n'y tenant plus, je décide de crever l'abcès.

— Je suis désolée pour hier. Tu as raison, je fais un peu n'importe quoi en ce moment, c'est juste... Je n'ai pas envie qu'on me raisonne, tu comprends ? J'ai besoin de passer par certaines étapes, je crois.

Je l'observe, attendant qu'il me regarde ou au moins qu'il parle. Il se contente simplement de hocher la tête. Un profond silence s'installe alors entre nous, et très vite l'atmosphère devient pesante pour moi.

— Ma meilleure amie est à l'appartement, elle ne savait pas où dormir...

Toujours pas un mot.

— Écoute, Ju, ce n'est pas parce que je continue à chercher du travail et que je n'en ai pas, qu'il faut que tu te sentes obligé de me garder avec toi. Si tu as besoin de récupérer ton espace parce que mon attitude te pèse, dis-le moi. Je partirai, il n'y a vraiment aucun souci.

Je verse le café dans les deux tasses puis quitte la pièce.

Quand j'entre dans la chambre, Laëtitia est en train d'émerger.

— Bien dormi ?

— Parfaitement, répond-elle en s'étirant comme un gros chat.

Je lui tends sa boisson.

— Merci.

Elle souffle sur le liquide bouillant, mais dans son impatience, commence à boire avant qu'il ne refroidisse – ce ne cesse de lui arracher des plaintes de mécontentement à mesure qu'elle se brûle. De mon côté, j'ai préféré abandonner ma tasse au pied du lit.

— Tu veux faire quoi aujourd'hui ? m'enquiers-je en l'observant se torturer avec son café.

— Je ne sais pas, comme tu veux. Il faudrait que je retrouve du boulot. Je peux squatter chez toi en attendant ?

— Ben comme ce n'est pas chez moi, je vais demander à Julien. Pourquoi ton CDD à la pâtisserie n'a pas été prolongé ?

Laëtitia avait un contrat de six mois en tant que vendeuse là-bas, mais entre la patronne et elle, l'entente n'était pas au beau fixe.

— La grosse Roberte ne pouvait pas me sentir donc elle n'a pas voulu poursuivre. Selon elle, j'ai un sale caractère et je perds des occasions de me taire.

— Elle était lucide, en somme.

— Grognasse !

— Tu vois !

Nous nous taquinons un moment puis Laëti me demande si elle peut prendre une douche. J'acquiesce et elle se hâte de disparaître dans la salle de bains.

Moins d'une minute après que ma meilleure amie ait quitté la chambre, Julien frappe à ma porte. En le voyant se passer plusieurs fois la main dans les cheveux, un air désolé sur le visage, j'en déduis que soit il veut me mettre dehors, soit il aimerait s'excuser.

— Je ne veux pas que tu partes, finit-il par avouer.

— Pourquoi ?

J'ai besoin de savoir si il préfère que je reste parce qu'il s'inquiète pour moi ou s'il apprécie vraiment notre cohabitation.

— Tu es ma meilleure amie, Jade. Je suis content de t'avoir ici, je me suis habitué à ta présence. Si tu n'es plus là, l'appartement sera vide...

— Tu serais aussi plus apaisé.

— Tu es dans une mauvaise période. On en connaît tous, ça finira par passer. Reste là, tu es chez toi.

— Merci.

Les mots de mon ami me touchent tellement que je finis par le prendre dans mes bras. Il me serre fort contre lui tandis que je me blottis contre son torse. Un bruit dans la salle de bains me rappelle alors la présence de Laëtitia.

— Comme je te l'ai dit tout à l'heure, j'ai hébergée ma meilleure amie pour la nuit, mais je me demandais si ça te dérangeait qu'elle reste avec nous le temps de clarifier sa situation ? Elle vient de rompre avec son petit-ami et n'a donc plus d'appart. Et elle a également perdu son boulot...

— Elle est sexy ?

— Tu n'as pas idée !

— Bon, ben c'est d'accord !

— T'es comme ça, toi ? lancé-je en lui pinçant le flanc.

— Je plaisante ma Jadounette !

— Pitié, ne m'appelle comme ça ! grogné-je tandis que je me mets fin à notre étreinte.

Il en profite pour m'ébouriffer affectueusement les cheveux, si bien que l'espace d'un instant, j'ai l'impression d'être sa petite sœur. Puis, avec un grand sourire, il annonce :

— Bon, il faut que j'aille bosser, je vais être en retard. À plus tard.

— À plus tard, répété-je en le regardant quitter la pièce.

Mes yeux tombent ensuite sur mon café oublié qui m'attend sagement au pied du lit. Je m'empare de la tasse et sirote ma boisson en me planifiant mentalement ma journée. Dans un premier temps, je vais consulter les offres d'emploi, postuler en ligne et poser quelques CV. Ensuite, je devrais peut-être aller voir la petite dame de la librairie.

Avançant jusqu'à la fenêtre j'ouvre les deux battants pour aérer la chambre. Les bruits de la ville en éveil se déversent immédiatement dans la pièce, comblant le silence. La fraîcheur de cette matinée automnale me saisit tandis que je scrute la rue en contre-bas, songeuse. Les passants arpentent les trottoirs d'un pas vifs, pressés de regagner la chaleur d'un intérieur. En pensant aux gens et aux animaux qui n'ont pas de toit, aux personnes travaillant dehors, mon cœur se serre un peu.

— Je suis prête ! lance Laëtitia dans mon dos, m'arrachant à mes réflexions.

— OK. Quel est le programme ?

–– Décrocher un job ! On va y aller un peu au culot pour maximiser nos chances.

Elle n'a pas tort, ça ne coûte rien d'essayer. La plupart du temps, mes candidatures en ligne restent sans réponse. Avec seulement un bac L en poche et mes courtes expériences dans la restauration et l'entretien, mon profil semble n'intéresser personne.

— Ça me va. Je me change et j'arrive.

Après m'être habillée, j'attrape ma chemise contenant mes CV et mes lettres de motivation, puis Laëtitia et moi quittons l'appartement.

Dehors, la chaleur de notre souffle s'échappant de nos lèvres se transforme en petit nuage de buée. Je fourre mes doigts dans mes poches pour les réchauffer en me demandant comment les gens qui vivent en montagne font pour supporter des températures négatives. Quand il fait cinq degrés chez nous, j'ai l'impression d'être au Pôle Nord.

— Tu veux qu'on tente où ?

Laëtitia réfléchit un moment avant de me répondre.

— On va tester les restau ? Ils cherchent souvent du monde pour le service ou la plonge.

— Allons-y, acquiescé-je. On va déjà commencer par toi.

— Pourquoi ?

— Je perçois un peu de chômage depuis que j'ai quitté Plougastel, ça m'aide à partager les frais avec Julien. Je suis la moins désespérée de nous deux. Par contre, après on s'occupe de mon cas !

— Ça marche ! Mais ne t'en fais pas, Jadou, je vais participer ! Dès que je touche ma première paie, je te dédommage !

— Arrête avec ça, on n'en est pas là.

Si mon besoin de fuir m'a poussée à la solitude, en revanche, je ne laisserai jamais tomber ma meilleure amie si elle a besoin de moi.

— On tente le bar d'en face ? propose-t-elle en désignant un établissement de l'autre côté de la route.

— Si tu veux.

Nous traversons l'asphalte pour gagner le trottoir opposé. Je lis le nom de l'enseigne écrit en grosses lettres marine : Le Lutin Bleu. Je n'ai pas forcément un bon pressentiment, mais nous entrons quand même. L'endroit est très sombre, une odeur de bière et de tabac froid imprègne la pièce. C'est presque insoutenable, comme si les consommateurs avaient tous laissé tomber leurs cigarettes au fond de leurs cannettes. La loi interdisant de fumer dans les lieux publics fermés ne s'applique pas à ce bar, apparemment.

Des lumières vertes éclairent les coins les plus obscurs de la salle, de petites tables rondes et des chaises en bois foncé sont entreposées un peu partout. Le comptoir est en aluminium, style laboratoire. C'est un peu flippant. Derrière lui, des bouteilles s'entassent sur une étagère à côté de verres poussiéreux. De toute évidence, le propriétaire n'est pas une fée du logis.

Laëti et moi nous approchons doucement, nos chaussures collent au carrelage. Je regarde ma meilleure amie avec un air de dégoût, elle me répond par une moue affirmative. Ses prunelles balayent les lieux du regard, à la recherche le patron, mais l'endroit semble désert.

— Qu'est-ce qu'on fait ? demandé-je.

— Ben, je crois qu'on...

Une voix bourrue et grave interrompt notre conversation :

— Qu'est-ce que j'vous sers les gamines ?

Un homme, sorti de la pièce attenante, s'appuie au comptoir et nous déshabille du regard. De longs cheveux gris noués en queue-de-cheval ainsi qu'une grosse barbe frisée encadrent son visage bouffi à la peau carmin. Mon corps se tend en avisant ses yeux marron braqués sur nous qui paraissent énormes tant ils sont exorbités et injectés de sang. Je le balaie rapidement du regard, note le blanc douteux de son marcel, tendu sur son ventre proéminent qui laisse apparaître une partie de son abdomen, le torchon crasseux posé sur son épaule. Je relève également ses gestes saccadés et ne peut ignorer le pressentiment qui me submerge. Il est ivre.

Masquant mon envie de fuir à toute jambe, je reste figée en comprenant que mon amie s'apprête à parler.

— Nous ne sommes pas là pour prendre un verre, en fait...

— Pas de conso : dehors, la coupe-t-il d'un ton sec.

Laëti ne se laisse pas démonter par l'évidente agressivité de l'homme, qui transparaît autant dans sa voix que dans sa posture devenue menaçante. Mon alarme interne se met à hurler.

— Vous semblez avoir besoin d'aide, que diriez-vous de me faire travailler ? Je pourrais...

— Bosser ? grogne-t-il d'une voix rauque.

–– Oui, en tant que serveuse. Et je pourrais aussi...

— Ah certainement pas ! J'veux pas de traînées dans mon bar ! Dehors ! aboie-t-il en nous montrant la porte du doigt.

Ses insultes m'irritent profondément, nous sommes juste venues demander s'il recrutait quelqu'un, pas de quoi en faire un drame ! Je sais que Laëti fulmine aussi. Nous échangeons un regard. Ma meilleure amie n'est pas du genre à avoir sa langue dans sa poche.

— Vous savez que vous êtes vraiment un gros con ? lâche-t-elle avec colère.

— Qu'est-ce qu'elle dit, la blondasse ? gronde le barman.

— Laisse tomber, viens on y va, murmuré-je en la tirant par la manche de son manteau.

Ma meilleure amie se dégage, bien décidée à insister pour mon plus grand désarroi. On va finir par en prendre une, c'est tout ce qui va se passer.

J'ai dit : vous êtes un gros con. Un connard quoi.

La face gonflée de l'homme passe du rouge au violacé, puis sa veine temporale se met à enfler et à s'agiter sous sa peau tandis que ses yeux gonflent encore, à présent sur le point de sortir de leur orbite. Il s'avance en agitant dangereusement son torchon, dans le but évidant de nous fouetter avec.

— Bande de petites morveuses ! Si j'vous attrape, j'vous étripe ! clame-t-il avant de s'élancer vers nous.

Soudain moins bravache, mon amie me tire de toutes ses forces par le bras et nous fuyons à toute jambe. Dans la rue, nous courons le plus vite possible afin de mettre le plus de distance possible entre le barman furibond et nous.

Deux minutes plus tard, nous nous arrêtons sous un porche, à bout de souffle. L'ivrogne ne nous a pas suivies, à supposer qu'il ait pu le faire. Le souffle court et le cœur battant à tout rompre, je tente de calmer ma respiration tout en chassant le léger voile de sueur de mon front. Laëtitia, penchée en avant, les mains sur les genoux, essaie elle aussi de reprendre haleine. La vue de cheveux ébouriffés dans la course et de ses joues vermeilles m'arrache un sourire.

— Quel connard ! jure-t-elle

— Tu m'étonnes ! On n'a même pas dit deux mots qu'il nous insulte !

— Comme c'était crade ! Il ne doit pas avoir beaucoup de clients...

— Ouais, ce n'est pas ici que tu te serais fait des pourboires ! Pas de regrets !

— C'est clair...

Nous passons le reste de la matinée à nous présenter dans différents bars et restaurants de la ville. Nous avons donné nos numéros de téléphone à quelques patrons éventuellement intéressés, mais rien de concluant. C'est donc bredouilles que nous rentrons à l'appartement.

Quand nous poussons la porte, il n'y a personne, Julien étant encore au travail. Mon ami fait des missions en intérim, il dit que ça paie bien. Ses horaires et ses jours de boulot ne sont jamais les mêmes, il n'a pas la sûreté de l'emploi, pas plus que de salaire fixe. Ce n'est pas toujours facile d'être jeune de nos jours.

Nos ventres criant famine, Laëti et moi nous rendons dans la cuisine pour nous faire à manger.

–– Julien, ça ne le dérange pas que je sois là ? demande tout à coup Laëtitia.

La situation la met mal à l'aise et je la comprends tout à fait. À sa place, je ressentirai la même chose, d'autant plus qu'elle n'a jamais eu l'occasion de parler avec Julien depuis que nous sommes amis. Tous deux connaissent leur présence mutuelle dans ma vie, mais ils ne sont jamais vus.

J'ai connu Laëti au collège de Plougastel et Julien au lycée, à Brest. Ma meilleure amie a fait un apprentissage dans la vente et comme nous n'étions pas dans les mêmes établissements, la semaine nous nous voyions peu. Concernant les week-ends, j'évitais de voir mes potes du lycée pour me consacrer à ceux avec lesquels j'ai passés mes années collèges, dont Laëtitia, Ben, Pauline et Alexis.

— Non, ne t'en fais pas, je suis sûre que vous allez trop bien vous entendre ! affirmé-je en enfournant le poulet et les pommes de terre dans le four. Tu verras, il est génial !

— Je n'en doute pas.

Laëtitia extirpe une cigarette de son paquet et me le tend pour que j'en prenne une. Je me laisse tenter et tandis que j'ouvre la fenêtre afin de souffler la fumée dehors, mon amie, elle s'amuse à dessiner des ronds.

— L'amour, c'est comme une cigarette, murmure-t-elle d'une voix solennelle. Une étincelle pour s'embraser, un claquement de doigts pour se consumer et une seule destinée : la poubelle.

–– C'est très... poétiquement optimiste.

Elle soupire longuement en réponse.

— Il s'est passé quoi avec Ben ? reprends-je.

— C'est compliqué...

À sa phrase un évasive, je comprends qu'elle n'est pas prête à se confier. Ce n'est pas certainement pas moi qui vais l'en blâmer.

–– N'oublie pas que je suis là si jamais tu as besoin...

Pour la première fois depuis son arrivée, j'aperçois un voile de tristesse troubler la surface de ses yeux. Les traits de son visage se crispent et la cigarette entre ses doigts tremble légèrement. Je ne la bousculerai pas, elle le sait. Bien que j'ai été un peu absente ces derniers temps, je voulais tout de même lui rappeler que je ne suis pas sa meilleure amie juste pour les bons moments et les soirées. Et si elle refuse de mettre des mots sur ses pensées, il lui suffit de me regarder et je saurai. Qui a dit qu'on avait besoin de mot pour se comprendre ? 

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