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Lorsque je rentre à l'appartement, ma valise à la main, après que Léo m'ait déposée, je suis éreintée. Il n'y a personne à part Isis qui m'accueille avec entrain. Je la cueille dans mes bras pour la câliner et respire son odeur, heureuse de la retrouver.
Je me dirige avec elle dans la chambre puis la dépose sur ma couette. Abandonnant ma valise au pied du lit, je me hâte d'aller prendre une douche avant de venir m'allonger auprès d'elle.
J'ai le mal du retour au pays. Je ne sais pas si cette expression existe, mais c'est exactement de cette façon que je le vis. Ma main vient se poser instinctivement sur mon abdomen tandis que je perçois du mouvement dans mon ventre.
Alors soudain, pour la première fois depuis que je sais être enceinte, je me surprends à imaginer mon futur avec notre enfant. Un futur avec lui, sans toi. Et étrangement, cet avenir ne m'apparaît plus aussi sombre qu'il a pu l'être.
*
Quand j'arrive dans la cuisine ce lundi matin, je découvre Laëtitia et Julien assis autour de la table. Heureuse de les retrouver, je me hâte de les embrasser.
— Vous m'avez manqué !
— Toi aussi, tu nous as manqué ! s'exclame Laëti.
Julien me dépose un bisou sur la joue, tandis que ma meilleure amie reprend :
— Alors comment c'était ? Il faisait beau ? Tu es de nouveau avec Léo ? Jade je ne comprends plus rien ! se lamente ma meilleure amie dont le débit de paroles semble lui échapper.
— Non, nous y sommes allé en amis. Et le Maroc, c'était génial.
Après avoir fait bouillir de l'eau pour me préparer une infusion, je m'installe sur une chaise avec ma boisson puis leur détaille notre séjour, les paysages que nous avons découverts, les lieux visités, la nourriture, les gens, leur culture...
Je parle avec un tel enthousiasme qu'en vérifiant l'heure sur mon téléphone, j'ai un sursaut de panique.
— Il faut que j'aille me préparer sinon je vais être en retard !
— À ce propos, je ne crois pas que tu vas aller au travail ce matin... commence prudemment Julien.
— Pourquoi ?
Mes amis s'échangent un coup d'œil nerveux qui ne manque pas de m'inquiéter.
— Marissa a fait un AVC, explique Laëtitia d'une voix calme.
Mon cœur manque un battement ; je sens aussitôt l'angoisse me saisir de ses griffes et les sombres pensées me submerger.
— Elle...
— Non, elle est en soins intensifs. Personne n'est autorisé à la voir excepté sa famille. Lorenzo a tenu à ce que je te fasse passer le message...
— OK...
J'ai les larmes aux yeux. L'intensité de mon inquiétude en imaginant que Marissa pourrait mourir me fait prendre conscience d'à quel point je me suis attachée à elle.
— Quand est-ce que s'est arrivé ?
— Samedi matin... Heureusement, elle était chez le père de Lorenzo et il a appelé directement les secours.
— Je vais ouvrir la boutique, je lui dois bien ça.
Mes amis acquiescent d'un signe de tête. Je finis ma tasse, me prépare puis quitte l'appartement.
Arrivée à la librairie, je monte jusqu'à l'appartement de Marissa. Mon poing vient frapper contre la porte pour faire aboyer Calypso et face à l'absence de bruit de l'autre côté de la cloison, j'en déduis qu'elle se trouve chez le père Lorenzo. Après être redescendue dans la boutique, j'accomplis les tâches habituelles avant l'ouverture.
La matinée s'écoule avec une lenteur infinie, toutes mes pensées étant accaparées par l'état de Marissa. Quand la clochette de la librairie teinte sur le coup des midi et demi et que je relève la tête, mon regard croise celui de Lorenzo. Quelques secondes plus tard, Calypso déboule comme une folle entre mes jambes.
— Coucou ma belle, chuchoté-je en m'accroupissant pour la caresser.
Je la câline un peu avant de me relever.
— Salut, murmure-t-il en s'approchant de moi.
— Salut... Comment va-t-elle ?
— Elle se repose...
Il y a de la souffrance dans la voix nouée de Lorenzo et la vision de ses yeux rougis me bouleverse. Une partie de moi aimerait le réconforter en le prenant dans mes bras, mais le bon sens me défend d'esquisser le moindre geste. Tandis que je cherche mes mots, ne sachant comment demander des nouvelles sans paraître intrusive, Lorenzo me prend de court.
— Tu es partie avec lui ? s'enquiert-il.
— Oui, en tant qu'amis. Même si je n'ai pas à me justifier auprès de toi.
Étant donné la situation, j'ai décidé de lui donner cette précision, histoire de ne pas en rajouter.
— Vous n'avez pas...
Il laisse sa phrase en suspend, l'air soudain emprunté.
— Non.
Après voir hoché la tête, Lorenzo reste un instant immobile, comme s'il réfléchissait. Puis, soudain, une expression déterminée se peint sur son visage et en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, il a fait le tour de la caisse.
— Jade... J'aimerais te présenter mes excuses. Ma réaction quand j'ai appris ce que tu vivais était... dégueulasse.
Ne trouvant rien à répondre, je garde le silence. J'avais commencé à m'attacher à lui – et malgré tout, je suis toujours attachée à lui – c'est pourquoi ses accusations m'ont énormément blessée.
— Pendant ton voyage, j'ai beaucoup réfléchi, reprend Lorenzo. J'ai essayé de comprendre tes réactions, certaines paroles que tu as pu prononcer. Mais je voulais de vraies réponses. Alors je suis allé les chercher.
Auprès de mes amis, évidemment.
— Tout est devenu plus clair pour moi. Je savais ce que tu avais vécu, mais je ne savais pas vraiment ce que tu vivais. Et je t'ai enfin comprise. Je te comprends...
Sentant le danger m'envahir, je commence à reculer pour mettre de la distance entre Lorenzo et moi. Les battements de mon cœur s'accélèrent doucement et mon esprit, en alerte, se tient déjà prêt pour la fuite. Mais avant que la panique ne vienne m'envahir, Lorenzo reprend d'une voix douce :
— Je voudrais te montrer quelque chose. Il n'en aurait pas pour très longtemps, est-ce que tu accepterais que je t'emmène ?
Sa requête à l'incroyable pouvoir de m'apaiser. L'attention étant reportée sur lui, je ne me sens plus aussi vulnérable.
— M'emmener où ?
— Tu me fais confiance ?
— Je devrais ?
Lorenzo me sourit tristement ; l'air abattu. Face à cette fragilité que je ne lui ai jamais vue, je me laisse attendrir. Marissa est suspendue entre la vie et la mort et sa demande n'a rien d'exagérer.
— D'accord. Allons-y.
*
Une légère pluie s'abîme sur le pare-brise que les essuies glaces balaient à un rythme lent. En dehors du bruit qu'ils émettent, de l'écho des gouttes sur le verre et la carrosserie ainsi que de la radio en sourdine, il n'y a pas un son dans l'habitacle. En jetant énième regard vers Lorenzo, je constate à nouveau combien il est tendu.
— Pourquoi tu m'as emmenée à Plougastel ? je m'enquiers alors qu'une dizaine de minutes plus tard, nous nous garons devant le cimetière. Et qu'est-ce qu'on fait... là ?
Il y a cette sonnette d'alarme qui résonne en moi, et j'ai beau vouloir l'ignorer, je n'y parviens pas. Je hais ce lieu, du plus profond de mon être et je ne veux pas être ici.
— J'aimerais juste que tu m'accompagnes, me demande-t-il d'une voix un peu rauque.
Les mains crispées sur le volant, le pli soucieux qui barre son front, les lèvres pincées... Il semble inquiet et mal à l'aise. Sur l'instant, la seule explication que je me trouve pour justifier son état est qu'il a perdu quelqu'un. Ça ne peut pas être autrement.
— Tu viens ?
Ne me laissant pas le temps de répondre, Lorenzo sort de la voiture. Il s'empare d'un parapluie posé sur la banquette arrière, ainsi que d'un bouquet de fleurs puis détache Calypso. La chienne se rue dehors avant que la portière claque derrière elle.
Me voilà seule dans l'habitacle. Les gouttes de pluie continuent de s'abattre comme des larmes sur le pare-brise et la taule de la voiture, meublant le silence. À travers la vitre embuée, je regarde Lorenzo m'attendre, immobile et cette vision finit par me pousser à le rejoindre sous le parapluie.
Nous suivons ensuite Calypso à travers les allées du cimetière, elle s'ébroue entre les tombes, inconsciente de courir au milieu des défunts. Les graviers crissent sous chacun de nos pas. Si la plus grosse partie de mon être refuse d'être ici, une minuscule part de moi en éprouve un besoin viscéral. Juste pour vérifier. Juste pour être sûre. Et ce fragment l'emporte sur tout le reste.
Lorsque Lorenzo s'arrête pour se tourner vers moi, je suis comme plongée dans un état second, dissociée de mon être.
— À deux rangées de nous, il y a une tombe grise sur laquelle est déposé un gros bouquet de roses blanches. Tu ne peux pas la louper.
Lorenzo s'empare d'une boucle de mes cheveux qui retombe sur ma poitrine et joue doucement avec.
— J'aimerais que tu déposes celui-ci à côté, murmure-t-il.
Quelques gouttes de pluie frappent le tissu du parapluie puis glissent sur la surface imperméable pour gagner le sol. Je les regarde grossir sur le bord de la toile avant de sombrer.
— OK, finis-je par répondre dans un souffle.
— Je t'attends ici.
J'acquiesce en silence et m'empare du parapluie et du bouquet qu'il me tend. Enfin, je me dirige seule vers la tombe.
Quand j'arrive devant la sépulture, accompagnée par la pluie légère, je découvre en effet le bouquet de roses blanches. Puis je regarde l'inscription sur le marbre.
Et j'ai envie de mourir.
Le parapluie me paraît soudain lourd dans ma main.
Je l'abaisse.
Mes doigts se desserrent et il m'échappe pour tomber sur son tape à terre où il tourne sur lui-même.
Mon autre main est crispée sur les tiges du bouquet.
Et face à moi, ton nom écrit en lettres dorées.
Alexis Lucas Leroy.
Le ciel semble alors s'ouvrir au-dessus de ma tête, et une violente averse s'abat sur moi, comme si mes émotions éclataient au grand jour, comme si ma tempête intérieure s'extériorisait, comme si j'étais une créature surnaturelle capable de contrôler les éléments.
Et je le savais. Je le sentais. Depuis le début. Depuis sa venue dans la librairie. Que ce n'était pas pour lui que Lorenzo voulait m'emmener ici.
Que c'était pour moi.
Mes genoux heurtent la terre, je sens l'eau pénétrer le tissu de mon jean.
Les lettres d'or me toisent depuis la stèle.
Et j'ai envie de hurler.
Contre la mort qui t'a embrassé.
Contre moi qui n'ai pas su te laisser partir. Qui ne suis pas venue à ton enterrement, qui n'ai jamais déposé de fleurs sur ta tombe.
Contre moi qui ai préféré me raconter cette histoire. Cette rupture. Oui, tu avais rompu, c'était tellement plus facile.
Parce qu'on avait tant d'expériences à vivre ensemble, tant de moments à partager. Ça ne pouvait pas être juste que ta voiture quitte soudain la chaussée. Ça n'avait pas de sens que tu sois en train de mourir pendant que je t'attendais sur la plage en te maudissant de ne pas arriver.
Et c'était encore plus cruel que je tombe enceinte juste avant de t'enterrer.
Alors que les larmes roulent sur mes joues déjà mouillées par la pluie, je sens une main se poser sur la mienne.
Lorsque je relève la tête vers Lorenzo, je le découvre en train de me regarder avec ce qui ressemble à de l'amour. Ses cheveux bruns, imprégnés d'eau, libèrent des gouttes qui viennent ruisseler sur son visage, le long de sa mâchoire et sur ses lèvres. D'autres sont prisonnières entre ses cils humides, mouillant son regard au bleu saisissant.
En cet instant, il n'y a plus le moindre rapport de force entre nous. Nous sommes deux soldats blessés qui ont rendu les armes.
La main de Lorenzo se pose sur ma joue et de son pouce, il cherche à effacer les traces de mon chagrin.
— Julien m'avait appris que tu avais perdu ton copain cet été. Qu'il ne fallait surtout pas t'en parler, que c'était trop tôt. Mais quand je suis allé voir Laëtitia et Julien la semaine dernière, j'ai eu d'autres explications. Ils m'ont dit que tu étais dans le déni depuis des mois et qu'ils ne savaient pas comment t'en faire sortir. Que jusqu'ici personne n'y est parvenu. Et d'après lui, tu t'es si violemment braquée, qu'autour de toi, les gens se sont pliés à ta réalité parce qu'ils n'ont pas su comment se comporter. Ils... Ils avaient peur de ta réaction. On a parlé de ton déni de grossesse également ; tes amis s'inquiètent beaucoup pour toi.
« C'est pour ça que je t'ai emmenée ici. J'ai voulu... essayer de t'aider.
Je hoche la tête, les lèvres closes par l'émotion.
Avec hésitation, Lorenzo pose une main sur mon épaule, puis doucement, m'attire à lui pour essayer de me consoler. Derrière son épaule, la toute petite Calypso me regarde, assise sous la pluie, le pelage trempé par l'averse.
Et en la voyant sans sa maîtresse, l'air abandonnée, je sens mon cœur se briser à nouveau.
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