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Je rentre à l'appartement avec la boule au ventre et une nausée des plus intense. Laurence a proposé de me conduire chez mes parents, mais n'a pas insisté face à mon refus. Pour la rassurer, je lui ai promis d'appeler ma mère dès demain. Ça m'étonnerait qu'elle m'ait cru.

Avant mon départ, Laurence m'a expliqué qu'à partir de maintenant, mon cerveau ayant désormais intégré ma grossesse, il va autoriser mon utérus à prendre sa place « normale » dans mon abdomen et mon ventre va se mettre à grossir. Dans quelques heures ou quelques jours, je serai physiquement une femme enceinte de cinq mois.

Et je sens la panique me gagner.

Mes pensées partent dans tous les sens, sautant de l'une à l'autre. Je n'arrive pas à m'imaginer avec un ventre rond, à préparer l'arrivée d'un bébé, à devoir chercher une sage-femme, me rendre à des tas de rendez-vous médicaux... Sans parler de la suite. Un enfant. Un contrat à vie. Maintenant. À vingt ans. Seule. Et comment je vais faire avec le travail ? Où est-ce que je vais bien pouvoir habiter ? Hors de question d'imposer un nourrisson à Julien et Laëtitia.

En parlant d'eux... Qu'est-ce que je vais bien pouvoir dire à mes amis ? Aux gens ? Que je viens seulement d'apprendre que je suis enceinte à cinq mois de grossesse ? Ils vont me prendre pour une irresponsable...

Bouleversée, je pars directement me réfugier dans ma chambre sans saluer mes amis, prenant soin de me montrer la plus discrète possible pour qu'ils ne s'aperçoivent pas surtout pas de mon retour.

Me laissant tomber sur mon lit, je branche mes écouteurs à mon téléphone portable, me connecte à Youtube et tape « déni de grossesse » dans la barre de recherche.

Je passe ainsi plus d'une heure à écouter des témoignages. Des femmes qui vont à l'hôpital pour une crampe dans l'estomac et qui se retrouvent en train d'accoucher. Une personne à qui s'est arrivé raconte que son abdomen s'est mis à faire des vagues le soir après qu'elle a appris sa grossesse. Le lendemain, elle s'est réveillée transformée avec un ventre de femme enceinte de six mois. C'est également le temps qu'il lui a fallu, après la naissance de son fils, pour accepter l'enfant. La fameuse grossesse psychologique dont Laurence m'a parlé...

L'esprit saturé, je coupe mon téléphone et l'abandonne sur ma couette. J'en ai assez vu pour ce soir. La panique me saisit à nouveau, nouant ma gorge et mon estomac. En vitesse, je me rends jusqu'à la salle de bains, monte sur le petit marchepied et regarde mon reflet dans le miroir du lavabo. Ma main tremblante relève mon t-shirt... Pas de bosse, rien.

Pour autant, aucun soulagement ne vient m'apaiser. Triste et soucieuse, j'éteins la lumière et retourne me réfugier dans mon lit.

Au bout d'un moment, mes amis finissent par venir me voir dans ma chambre. D'une voix morne, je prétexte être malade en utilisant le motif de la gastro-entérite. Ce virus a tendance à maintenir les gens à distance.

La porte à nouveau close, je me recroqueville sur le côté, en position foetale, les deux mains posées sur mon abdomen. Mes doigts attrapent ma peau, la pressent, la tirent. Et dans l'épais silence de la nuit, seule à l'intérieur de ma chambre plongée dans le noir, toutes mes pensées se dirigent à nouveau vers toi.

Et je te supplie entre mes larmes de détresse et de désespoir de me revenir. Je te pardonne aussi d'être parti. Depuis le premier jour, la joie de ton retour aurait immédiatement effacé la douleur de ton départ. Je le sais. Tu le sais aussi.

Alors reviens, s'il te plaît.

Reviens...

*

Les minutes se sont égrainées, se muant en heures infinies. Dans mon esprit, les pensées n'ont cessé de se succéder, refusant de laisser place au répit. Tous les scénarii que je me suis imaginé mènent à des voies sans issue.

Je ne peux plus choisir l'avortement ; j'ignore si j'aurais pu m'y résoudre de toute façon. Je me sens incapable d'élever notre enfant sans toi. Je ne me sens pas plus capable de le confier à une famille.

J'ai juste envie que tout s'arrête.

Dehors, il pleut et je n'ai pas dormi.

Toute la nuit, je suis restée dans la même position, les mains pressées sur mon ventre, les yeux ouverts.

Et je n'ai toujours pas bougé.

En début de matinée, j'ai appelé Marissa pour la prévenir de mon absence. Elle m'a répondu avec sa bienveillance habituelle de me reposer.

Et le temps continue de s'effriter lentement, comme s'il s'était figé.

Lorsque pendant sa pause déjeuner, Julien vient à nouveau ouvrir la porte de ma chambre pour prendre de mes nouvelles et me demander si j'ai besoin de quelque chose, je bredouille avoir passé une mauvaise nuit, avoir tout ce qu'il me faut et le convaincs de rester à distance pour ne pas être contaminé.

— Repose-toi et essaie de boire, murmure mon ami en repoussant le battant.

Mon cœur se serre un peu en entendant la porte se fermer.

Puis soudain, un poids vient peser sur mon lit ; Isis a sauté sur ma couette et se met déjà à ronronner. Elle a dû se faufiler entre les jambes de Ju.

Avec une gratitude absolue, je caresse son doux pelage en écoutant les gouttes de pluie tomber contre les volets fermés. Les larmes me montent à nouveau aux yeux. Ma famille, mes amis, mon chat... Ils m'aiment. Et je vais les abandonner.

Durant un très long moment, je demeure avec Isis, à lui parler, à lui promettre que je l'attendrai, que nous nous retrouverons. Que durant mon absence, Julien et Laëtitia prendront soin d'elle. Et à la pensée de tout ce que cela implique, je sens une part de moi se déchirer.

C'est facile de mettre le feu à des feuilles mortes et de laisser la forêt s'embraser tout entière. C'est facile aussi, de s'en aller sans attendre de voir quelle sera l'étendue des dégâts. C'est un peu plus difficile de partir en ayant conscience de tout ce qui va périr par notre main. Alors mieux vaut mettre un mouchoir dessus et ne pas y songer.

Car j'ai conscience du mal que je m'apprête à faire autour de moi. À ma famille, à mes amis. Je vais aussi tuer un bébé dont hier encore, j'ignorais l'existence. Existence que je ne parviens toujours pas à concevoir. Pourtant, et sans doute est-ce inacceptable dans l'esprit de la plupart des être humains, le plus douloureux pour moi, à cet instant, est de quitter ce monde en y laissant ma chatte.

Le cœur lourd, je me lève et décide d'écrire à ma famille et mes amis afin d'expliquer mon geste. Je les supplie de prendre soin d'Isis, de veiller précieusement sur elle, qu'il s'agit là de ma seule demande. Même si j'ai bien conscience de n'avoir rien à exiger d'eux.

Ma tâche terminée, je jette un œil à l'écran de mon téléphone. Laëtitia va bientôt rentrer du travail, il faut que je me dépêche. Après avoir dissimulé mes deux lettres sous mon oreiller pour que mes amis ne les trouvent pas tout de suite, je m'habille à la hâte, puis reviens auprès d'Isis pour lui dire au revoir. C'est en lui laissant quelques larmes sur le sommet du crâne que je la quitte.

Au moment où je m'apprête à sortir de ma chambre, ma meilleure amie en ouvre la porte.

— Oh mon Dieu, tu as une de ces têtes ! me lance-t-elle en écarquillant les yeux.

— Ouais, je sais. Ne m'approche pas trop, si tu ne tiens pas à passer tes prochains jours à vomir. Je vais faire un petit tour à la pharmacie pour récupérer des médicaments.

— Dis-moi ce qu'il te faut, je vais y aller.

— Non, merci, c'est bon, ne t'inquiète pas.

Laëtitia roule les yeux, l'air exaspéré, se méprenant sur le motif de mon refus.

— Jade, ça ne me dérange pas du tout, arrête de faire des manière et vas te coucher, je...

— Je ne fais pas de manière ! la coupé-je, cédant à la colère. J'ai juste envie de prendre l'air, seule, et de récupérer mes putains de médicaments moi-même !

Choquée par ma véhémence, ma meilleure amie me dévisage avec consternation, blessée de me voir réagir aussi vivement. Au moins, ça lui a passé l'envie d'insister. Je décide de ne pas m'excuser, elle pourrait encore proposer de m'accompagner.

— Très bien, démerde-toi ! me crache-t-elle avant de se rendre d'un pas énergique jusqu'à la cuisine.

En la voyant s'éloigner, je sens mon cœur se contracter. J'aurais aimé ne pas lui laisser cette dernière image de moi. J'aurais aimé la serrer dans mes bras pour capturer un tout petit morceau d'elle, comme on emprisonne un papillon dans un bocal. Et je l'aurais gardé sous une cloche de verre, là-bas. Elle aurait été ma rose sur ma planète solitaire.

*

La crique déserte m'accueille comme une vieille amie.

Je prends le temps de contempler cet endroit qui m'est si familier. Mes yeux balaient les rochers acérés isolants cette plage secrète, le sable granuleux, parsemé de coquillages abandonnés, de pierres, de cailloux et de petits galets. Plus bas, près du rivage, les algues brunes échouées là où l'océans'est retiré. Derrière moi, des arbres et des roches, encore.

La pluie accompagne chacun de mes mouvements tandis que je me déleste de ma cape ainsi que de mes chaussures. Un courant d'air chargé d'humidité vient balayer la plage, s'enroule autour de moi, puis m'abandonne pour se perdre sur le continent, laissant la place à une autre bourrasque. Les gouttes, cinglantes, fondent sur mon visage et la peau de mes mains comme les éclats d'une vitre soufflée par une bombe. M'avançant vers l'océan, j'écoute son rugissement, ressens sa fureur. Les vagues froides viennent lécher mes pieds nus, déjà prêtes à m'envelopper de leur linceul.

Je suis lâche, je le sais. Et toutes les excuses que je pourrais me trouver n'y changeront rien. L'ombre du désespoir plane au-dessus de moi depuis ton départ. Hier soir, elle m'a avalée.

Pourtant, j'ai peur de la fin. Peur de la mort. Mais l'avenir sans toi avec cet enfant, m'effraie plus encore.

Et cette douleur, engelure dans ma tête et dans mon cœur... Je veux seulement qu'elle cesse.

Un pas. Puis deux.

L'eau qui caresse mes chevilles.

Trois. Quatre.

Une algue qui s'enroule autour de mon mollet.

Et soudain, à travers le hurlement du vent, comme un cri que la bise déforme. En me retournant, j'aperçois à travers le rideau de pluie, une silhouette encapuchonnée en train de marcher jusqu'à moi.

Une pulsation d'espoir.

Une pulsation de joie.

Mon rythme cardiaque qui s'emballe.

Tu as écouté mes prières dans le noir.

Après tout ce temps...

Hypnotisée, je me sens quitter la fraîcheur des flots et marcher à ta rencontre. Avant de crier ton prénom et de me mettre à courir.

Te retrouver sur la plage de la crique, comme avant, comme si rien, absolument rien n'avait changé.

Chaque seconde qui nous sépare me semble un supplice. Nous nous rapprochons, encore et encore. Mais quand je me trouve à quelques mètres de toi, je m'arrête brutalement.

Tout s'arrête brutalement.

L'espoir.

La joie.

Le souffle de vie.

Mon pouls est erratique et les larmes, amères, ne demandent qu'à couler.

— Alex ? bredouillé-je tout de même en une ultime supplique pour contrer la réalité.

Deux mains attrapent mes épaules, me tirant vers l'avant afin de pouvoir m'enserrer.

— Non, lâche-moi ! hurlé-je, comme saisie de folie.

— Jade !

— Lâche-moi !

— Jade, calme-toi !

Abattue, je me laisse tomber sur les genoux, me repliant sur moi-même, la respiration coupée. Les bras de Laëtitia viennent m'enlacer.

— Je suis là. Je ne t'abandonnerai jamais.

Et elle me serre fort contre elle. Les larmes viennent à nouveau m'assaillir, me faisant éclater en sanglots. Je n'ai pas envie d'être sauvée, je n'ai pas envie de continuer de vivre un présent dans lequel tu appartiens au passé. La réalité ou moi, une seule des deux peut survivre.

— Arrête de venir ici, Jade, il ne reviendra pas t'attendre sur cette plage. Je le sais et au fond de toi, tu le sais aussi. Je crois que tu devrais aller lui parler, lui dire tout ce que tu as sur le cœur. Je peux t'emmener quand tu veux si tu as peur de te confronter à lui seule.

— Je ne suis pas venue l'attendre. Pas aujourd'hui. Je suis venue pour que ça s'arrête.

Laëti a du mal à encaisser mes paroles. Ses mains qui caressaient doucement le haut de mon dos pour me réconforter viennent de s'immobiliser.

— Non. Tu n'as pas le droit de nous laisser tomber, Ju, ta famille et moi. Et même Isis, merde !

— Je suis enceinte, déclaré-je soudain.

— Je sais.

Ma meilleure amie desserre son étreinte tandis que je me demande en silence comment elle peut en être informée, puis se relève.

— C'est pour cette raison que je t'ai demandé de m'accompagner à la pharmacie, ce jour-là. Je ne sais pas comment l'expliquer, mais je l'avais senti.

Comme je ne réponds pas, Laëti ajoute :

— Nous serons là. Pour toi. Pour le bébé. Et quoi que tu fasses, quoi que tu décides le concernant, nous te soutiendrons.

Me sentant toujours à fleur de peau, mon amie tente quelque chose qui me laisse perplexe.

— Dans Gossip Girl, en voyant Blaire désespérée, Serena lui dit de crier. Je suis sûre que ça marche.

Elle me jette un regard déterminé avant de se mettre à hurler de toutes ses forces sous mon air incrédule. Puis me tendant une main que je saisis, elle m'aide à me relever.

— À toi maintenant, me lance-t-elle par dessus le bruit des vagues.

— Non, dis-je en secouant la tête.

C'est ridicule.

— Crie !

Elle hurle à nouveau ; je suis étonnée par la puissance de sa voix.

— Allez ! insiste Laëtitia.

Je revois ton visage, entends ta voix. Je sens la pluie sur moi ; j'imagine la pluie avec toi. J'entends le choc. Le son chantant du métal.

Alors je crie, de toutes mes forces et de toute ma peine.

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