31
— Merci de m'avoir pris en urgence, Laurence.
Je l'ai appelée dès que j'ai réalisé un deuxième test, positif lui aussi. Normalement, j'aurais dû vérifier avec une prise de sang, mais elle a préféré que je vienne directement.
— J'aurai toujours une place pour la fille de ma meilleure amie. Même si je dois te faire passer très tard.
— Ce n'est pas grave. Je suis déjà très contente que tu aies pu faire si vite.
— C'est normal. Allez, installe-toi, on va regarder ça.
Je me hisse sur la table d'auscultation, ouvre mon jean et relève mon pull pour dégager mon ventre. Laurence et ma mère se connaissent depuis des années, elles ont fait leurs études de médecine ensemble. Elle a un peu le rôle d'une tante pour moi. Après avoir coincé une sorte de serviette en papier dans le haut de mon sous-vêtement pour protéger mes habits, Laurence m'étale le gèle froid sur l'abdomen.
— Si jamais c'est bien ça... Ma mère va me tuer... chuchoté-je, la voix tremblante.
— Tu as bien pris ta pilule ? s'enquiert Laurence.
— Oui. Toujours à la même heure.
— Préservatif ?
— Oui, sauf avec Alex. Et ça commence à faire un moment...
— Tu as eu des rapports depuis ?
La sonde vient s'écraser sur la peau de mon ventre, l'écran n'est pas tourné de mon côté et je ne peux pas vérifier par moi-même s'il y a bel et bien quelque chose dans mon utérus.
— Oui, deux.
Mon pouls surélevé bourdonne à mes oreilles, j'ai l'impression dans l'entendre se répercuter à travers toute la pièce.
— Le plus vieux remonte à quand ?
— Il y a environ un mois et demi, peut-être légèrement plus.
— Légèrement plus, comme vingt-deux semaines ?
Je manque m'étrangler. Vingt-deux semaines...
— Autrement dit cinq mois ? insiste Laurence.
— Non ! soufflé-je d'une voix étranglée. J'étais... J'étais avec Alex.
Les yeux tristes et la moue désolée, elle me couve un instant du regard avant d'ajouter.
— Le bébé se porte à merveille.
Et elle tourne l'écran vers moi. Mon cœur bat si fort que chaque pulsation est douloureuse. Je m'aperçois seulement maintenant que les battements qui bourdonnent à mes oreilles à travers la pièce ne sont pas seulement les miens.
— Mais c'est quoi ce bordel ? m'écrié-je, horrifiée en me redressant sur la table d'auscultation.
L'écran, impitoyable, me montre tout ce qui ne peut pas exister. Tout ce que je refuse de voir exister.
— Jade, calme-toi...
— Qu'est-ce qu'il fait là ? Ce n'est pas possible ! Il ne peut pas être dans mon ventre ! Ton appareil doit avoir un problème, il a dû enregistrer l'échographie de ta patience précédente ou quelque chose comme ça ! Mes seins font toujours la même taille, mon ventre est hyper plat, regarde ! énuméré-je tout en montrant ma taille fine. Il serait où ce bébé de cinq mois ?
En proie à la panique la plus totale, je ne parviens plus à réfléchir convenablement et, sous le choc, manque de vaciller.
— Jade, calme-toi, ça va aller. On va en discuter tranquillement, je vais t'expliquer ce qu'il se passe.
— Non, non, ce n'est pas possible... Depuis le mois d'août, j'ai passé des soirées à boire et à fumer, j'ai connu deux hommes... Je ne peux pas être enceinte en ayant fait tout ça...
Mais seuls les ricanements impitoyables de mes petits démons parviennent jusqu'à ma conscience, se gaussant que je suis le dindon de la farce, que mon corps m'a trompée et que je n'ai rien vu.
Non, c'est impossible.
— Ma petite puce, je suis tellement désolée, murmure Laurence en me prenant dans ses bras.
Car à cet instant, c'est bien la seule chose qu'elle puisse faire pour moi.
*
Je suis à présent assise de l'autre côté du bureau, face à l'amie de ma mère. Mon angoisse n'est pas retombée, au contraire. Une part de moi est confuse, perdue ; l'autre, froide, presque détachée, a besoin d'explications.
— Tu subis ce qu'on appelle un déni de grossesse, déclare fermement Laurence.
Je connais l'existence de ce phénomène, même si je ne suis pas bien renseignée sur le sujet. Comme tout le monde, j'ai déjà entendu ces histoires où les femmes apprennent seulement au moment où elles accouchent qu'elles sont enceintes. Mais comme beaucoup, j'ai eu tendance à me dire que c'était physiquement impossible. À présent que je suis censée être dans cette situation, je ne parviens pas à intégrer l'idée qu'un bébé serait présent dans mon corps depuis cinq mois sans l'avoir jamais deviné.
— Je ne comprends pas. C'est impossible, je prends la pilule, je ne l'ai jamais oubliée ! argumenté-je à nouveau, sans parvenir à contenir mon indignation.
Calme-toi,m'ordonné-je.
— Tu te protégeais toujours avec Alexis ? demande Laurence tout en me scrutant de ses yeux bruns.
— Nous étions ensemble depuis longtemps ! rétorqué-je, sur la défensive.
— Ce n'est pas un reproche, Jade. La pilule est très efficace, mais pas infaillible.
— Comment tu expliques que je continue d'avoir mes règles ? Que je n'ai rien senti, rien vu ?
— Il y a sûrement eu quelques petits signes, très légers et avec la période que tu traverses, tu ne les as sans doute par remarqués. Qu'est-ce qui t'a poussée à faire ce test ?
— Je me sens fatiguée depuis un moment, mais aujourd'hui, j'étais vraiment épuisée. J'en ai parlé à un ami et il m'a dit que sa sœur était dans cet état quand elle était enceinte, que je devrais faire un test. Je ne sais pas pourquoi, ça m'a donné envie de vérifier même si dans ma tête cette explication ne pouvait pas me concerner. Ça aurait pu durer jusqu'à la fin ?
— Oui. Certaines femmes font un déni total et apprennent qu'elles sont enceinte au moment où elles accouchent, me confirme la gynécologue.
Cette conversation est juste irréelle.
— J'ai besoin de comprendre où se trouve ce bébé depuis tout ce temps. Parce qu'il prend forcément de la place et quand je regarde l'épaisseur de mon ventre... C'est physiquement impossible.
— Et pourtant non. Je vais résumer très simplement pour que tu comprennes. On va exclure tous les cas particuliers et se concentrer sur le général. Donc, chez les êtres humains, la grossesse est physique mais aussi psychique et les deux durent environ neuf mois.
« Le déni de grossesse se définit comme une absence de grossesse psychique, c'est à dire que le cerveau de la mère n'a pas conscience de la présence d'un bébé dans son ventre.
« Donc pourquoi le ventre ne s'arrondit pas ?
« Déjà, comme tu dois le savoir, notre cerveau commande absolument tout dans notre corps : nos règles, la quantité d'urine que nous fabriquons, la vitesse à laquelle nos intestins se contractent et cetera. En sentant le ventre se relâcher sans « motifs » puisque la femme n'est pas consciente et même dans le refus d'une grossesse, le cerveau va faire se contracter les muscles abdominaux et ainsi empêcher l'utérus de basculer vers l'avant, comme il le ferait dans le cas d'une grossesse « consciente ». L'utérus reste alors debout dans l'abdomen, logé derrière les côtes. Le fœtus va donc se développer vers le haut où il trouvera la place de se « cacher ». Ainsi, le ventre reste plat.
— Mais dans ce cas, pourquoi j'ai toujours mon cycle ? m'enquiers-je à nouveau, car elle n'a pas répondu à ma question la première fois.
— À l'intérieur de l'utérus, il y a une muqueuse. En fonction de la position de l'œuf, elle peut grossir quand même et par des actions hormonales, faire de petites hémorragies régulières. C'est comme des règles, la femme ne voit pas la différence.
— Non, mais c'est vraiment un complot ce truc !
Laurence me lance à nouveau un regard navré et j'ai envie de fondre en larmes et de hurler en même temps.
— Qu'est-ce que je vais faire avec un bébé ? chuchoté-je pour moi-même.
— Dans un premier temps, tu vas d'abord en parler à ta mère. Un suivi psychologique est indispensable pour toi, Jade. Nous t'accompagnerons tous jusqu'à l'accouchement et...
— Et ensuite ? la coupé-je, effrayée par ses paroles et par tout ce que cela implique.
— Ensuite, certains choix s'offriront à toi en ce qui concerne l'avenir du bébé.
C'est un véritable cataclysme dans ma tête, des tonnes de pensées se bousculent et, submergée, par mes émotions, j'éclate violemment en sanglots. Toute la tension accumulée depuis des mois se libère soudain.
Ton absence.
Le fait que tu m'aies abandonnée.
La douleur.
La trahison de mon corps et de mon esprit.
La culpabilité.
Je suis partagée entre l'idée d'abriter un « intrus » dans mon ventre et celle que cet étranger n'est rien d'autre qu'un tout petit bébé. Un bébé que j'ai ignoré et qui n'a rien demandé à personne. Un bébé qui vient de toi.
— C'est une fille ou un garçon ? finis-je par oser demander d'une voix tremblante.
— Un garçon.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top