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Face au miroir, une fille aux cheveux châtains dont les grosses boucles tombent sur ses épaules nues, vêtue d'une robe noire épousant délicatement la forme de son corps me regarde. Dans la psyché, son teint étrangement pâle.
À qui j'essaie de mentir ?
M'arrachant à mon reflet, je fourre mes pieds dans mes escarpins noirs au tissu satiné, vaporise un peu de Trésor Midnight Rose derrière mes oreilles et quitte la salle de bains.
— Tu sors ? me demande Julien.
— Oui.
— Tu vas encore....
— Laisse-moi tranquille, le coupé-je un peu trop sèchement, agacée par ses mises en garde et ses reproches.
Mon ami détourne son regard puis se dirige vers sa chambre en poussant un profond soupir. Il va attendre mon retour, je le sais, et il va patienter toute la nuit s'il le faut.
J'attrape mon sac à main, ma cape rouge ainsi que mes clefs et me sauve sans même lui dire au revoir. À cet instant, je me déteste d'agir ainsi, pourtant je n'arrive pas à faire autrement. Non seulement, je refuse de devoir rendre des comptes à qui que ce soit, mais en plus j'ai l'impression qu'il nourrit ma tristesse, même s'il efforce uniquement d'alléger ma peine. En réalité, il n'est rien d'autre que l'ami parfois et moi je me comporte comme une grosse égoïste.
Mes talons résonnent sur le trottoir, ils font un bruit d'enfer alors qu'en moi règne un silence mortel dans lequel je me réfugie. Cette carapace, une coquille vide. Le vent s'engouffre sous ma cape, m'emprisonnant dans le froid de cette nuit d'automne.
« Avec le temps va tout s'en va », paraît-il. Pourtant, je le sais, jamais il ne parviendra à me faire t'oublier.
Pour le moment, mon seul moyen de mettre mon cerveau sur pause est de me distraire en jouant et en buvant. Donc quand j'ignore comment négocier avec le présent, je me rends dans un de ces bars, m'appuie au comptoir et sirote une margarita en attendant que l'alcool m'anesthésie et qu'un type un peu trop saoul vienne me draguer. Un véritable cliché ambulant.
Malgré cela, j'ai encore la présence d'esprit de me défiler quand un mec m'invite chez lui. Seuls compte l'ivresse et le jeu. Ces soirs-là, je rentre à l'appartement en me sentant plus sale que jamais, souvent ivre, parfois sobre mais toujours avec mon amour propre foulé aux pieds. Parce que je me hais. Et dans ces moments-là, Julien accourt pour me réconforter. Inlassablement la même rengaine.
Avant toi, Alex, jamais je n'aurais pu imaginer que mon bien-être puisse dépendre de quelqu'un. Je pensais me suffire à moi-même et être libre jusqu'à la fin.
Mais il a fallu que tu entres dans ma vie.
Je n'avais rien demandé, mon quotidien était celui d'une adolescente classique, enfermée dans sa bulle, la tête pleine de rêves. Quand tu as posé tes mains sur les parois de mon petit monde, j'ai cru voir le verre se briser. Dès lors, je savais le changement inéluctable, je savais que notre histoire me marquerait d'une quelconque manière. J'aurais voulu ne pas t'aimer, me préserver de toute attente à ton égard, ne pas te désirer si fort. Mais je n'ai rien contrôlé, je me suis presque sentie violée face à la force de mon amour pour toi.
Puis tu m'as quittée.
Pourquoi ai-je la sensation que celui qui part demeurera toujours l'unique vainqueur ?
Les néons du Shadow, mon point de chute, brillent dans la rue sombre et tel un papillon de nuit attiré par la flamme, je m'en vais mettre le feu à la poudre de mes ailes.
Lentement, je te chasse de mes pensées, t'enferme à double tour dans le coin le plus reculé de ma tête et la pression autour de ma gorge semble se relâcher.
Arrivée devant la porte du bar, je découvre qu'il est bondé. Parfait. Ce soir, j'ai l'intention de m'amuser. Deux minutes après m'être installée, le serveur vient déjà de prendre ma commande.
— Bonsoir, Mademoiselle. Qu'est-ce que je vous sers, mademoiselle ?
— Bonsoir, une margarita, s'il vous plaît.
— C'est comme si c'était fait, me lance-t-il avec un clin d'œil.
Quelques secondes plus tard, ma boisson attend sagement devant moi. J'avale une gorgée puis, pensive joue avec la tranche de citron vert tout en me délectant de la sensation de l'alcool qui réchauffe ma gorge.
— Une autre, s'il vous plaît.
Une demi heure plus tard, je recommande une quatrième margarita. Ma vision n'est plus aussi nette, mais je me sens bien.
— Bonsoir.
Je me tourne vers la voix pour découvrir un homme d'une trentaine d'années aux cheveux châtain clair et aux yeux verts, nonchalamment installé sur le siège voisin du comptoir. Son sourire révèle une rangée de dents très blanches et incroyablement bien alignées et les traits de son visage sont plutôt harmonieux.
Encouragée par l'alcool, mes lèvres s'étirent également. Le jeu de la distraction peut enfin commencer.
— Bonsoir.
— Je vous offre un verre ? demande-t-il.
— C'est vous qui voyez.
— Qu'est-ce qui vous ferait envie ?
— Hum...Pourquoi pas une margarita ?
Il rit en contemplant le verre à moitié plein qui se tient devant moi. S'il savait le nombre de cocktails que j'ai absorbés, il ne m'offrirait sûrement pas à boire.
— Une margarita pour la demoiselle et une vodka pour moi, s'il vous plaît, commande-t-il au serveur.
— C'est noté, répond ce dernier en me jetant un bref regard.
Un bref regard qui voulait dire « ça commence à faire beaucoup ». Je reporte mon attention sur l'homme. Ses yeux me fixent, confiants. Il a de l'assurance, il est élégant. C'est un habitué avec les femmes, songé-je. J'observe sa main et distingue la marque d'une alliance à son annulaire. Les hommes mariés, ce n'est pas du tout ma came. Me distraire oui, détruire la vie des autres pour combler un vide, non.
Le serveur dépose la margarita devant moi, je la prends et la sirote en jaugeant l'infidèle.
— Laisse-moi deviner, tu lui as dit que tu finissais plus tard ce soir ?
— À qui ? s'étonne-t-il, une expression mi- perplexe mi- amusée sur le visage.
— À ta femme, qui d'autre ?
Je jette un coup d'œil éloquent vers ses doigts. Il suit mon regard.
— Tu es perspicace.
— Je dirais plutôt attentive.
Il s'esclaffe de ma remarque.
— Les gens ne sont pas toujours ce qu'ils semblent être, déclare-t-il en me fixant dans les yeux.
— Éclaire ma lanterne, je suis perdue.
— J'ai été marié. Je ne le suis plus.
— Soit tu es un piètre menteur, soit tu es encore amoureux, lancé-je en soutenant ses iris verts.
— Laisse-moi ma part de mystère sinon je n'aurai plus le moindre intérêt, conclut l'homme avec un air énigmatique.
Il m'arrache un rire. Jusqu'à maintenant, j'ignorai que j'en étais encore capable.
— Alors, tu fais quoi dans la vie ? me questionne-t-il.
— Est-on vraiment obligés de parler de ça, de parler de nous ? lui demandé-je, pas tout à fait emballée à l'idée d'échanger des informations privées.
— Non, mais il faut bien commencer par quelque chose, s'explique-t-il.
Je le sens un peu gêné tout à coup et je le comprends. Je ne lui facilite pas vraiment la tâche en coupant court à ses questions aussi rapidement. Cependant, malgré cela et maintenant que je le sais célibataire – sauf s'il m'a menti – je suis tentée de poursuivre la soirée avec lui.
Parce qu'il n'y a pas eu d'autres hommes depuis toi, Alex, et je ne supporte plus que tu sois le dernier. Je voudrais essayer de vivre pour voir ce que ça fait, pour voir si j'en suis encore capable. Comme je ne peux pas t'effacer de ma tête, de mon cœur et de ma peau, je veux salir tout ce que tu as touché.
C'est pourquoi je lance :
— Et si nous partions ?
L'homme fronce les sourcils, étonné. Ses yeux bruns pétillent comme les bulles d'un champagne.
— Pourquoi tant de précipitation ? Tu n'es pas bien ici ? J'aimerais apprendre à te connaître un peu avant de...
— Avant de quoi ? Me mettre dans ton lit ? Je ne vois pas pourquoi faire cet effort pour qu'au final la conclusion soit la même : tu obtiendras ce que tu désires et demain matin, tu m'auras déjà oubliée... Alors dis-moi, à quoi bon se donner tant de peine ?
Sa bouche s'entrouvre sur une sorte de « Oh ! » muet tant il est stupéfait par mon audace. Moi aussi, cela dit. En fait, je ne me reconnais pas. C'est la première fois que je fais ce genre de chose. Il réfléchit un moment, regarde ses doigts, puis saisit son verre qu'il vide d'une traite.
— L'addition, s'il vous plaît, demande-t-il au serveur dans un souffle.
— Vous réglez la totalité de la consommation de la demoiselle ? s'enquiert ce dernier.
— Bien évidemment.
Tu risques d'être surpris, beau prince !
Il m'observe, pensivement, l'air en proie à de nombreuses interrogations. De mon côté, le constat est sans appel : le simple jeu à laisser place à l'expérimentation : je dois savoir si je suis encore capable de faire l'amour, de piquer des miettes de plaisir dans le gâteau du bonheur que la vie réserve aux autres.
Après avoir réglé l'addition, il me lance un regard méfiant. La quantité de verres commandés.
— Eh bien, tu noies un chagrin d'amour ?
— Je vais utiliser cette excuse, c'est plus valorisant pour mon image, je prétends plaisanter.
Et il rit de mon trait d'humour sans s'imaginer que c'est la vérité.
— Mais si cela peut te rassurer, je suis assez lucide pour savoir ce que je fais, précisé-je fermement pour qu'il ne change pas d'avis.
— OK.
Pas difficile à convaincre en tout cas.
Je suis l'inconnu hors du bar et, ensemble, nous gagnons l'obscurité de la rue.
Paroles de Léo Ferré
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