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— On est des tubes, on n'est pas des pots, mais on a tout ce qu'il nous faut, des fruits ! Des fruits ! Du fromage frais ! Fromage frais !

— Laëti...

— Quand je fais de la purée mousseline, JE suis sûre de ce qu'il y a dedans !

— Laëti, arrête, s'il te plaît.

— Moi je fais un petit volcan pour mettre... le jus dedans !

De guerre lasse, je lui tourne le dos et cache ma tête sous l'oreiller. Loin de se laisser décourager, elle se met à me chatouiller le ventre... J'ai horreur de ça. Je jure, m'énerve ; elle rit. Le temps d'attraper mon téléphone pour vérifier qu'il est très tôt ; six heures en l'occurrence, et je sors du lit avec une mauvaise humeur qui va me tenir compagnie au moins la moitié de la matinée.

— Tu pues l'alcool.

— Je suis givrée comme un sapin de Noël ! On s'est pichés la calebasse !

Laëtitia éclate de rire.

— Je ne comprends rien à ce que tu racontes.

— Chuis bourrée ! Youhou ! Comme un coing !

— Oui, ça, j'avais remarqué. Va te coucher...

— Nan, j'vais prendre le p'tit déj' avec vous ! Youpiii ! s'exclame-t-elle en s'applaudissant.

— Ouais, youpi...

Laëtitia me suit comme mon ombre dans la cuisine ; quand je prépare le café, nourris Isis, m'occupe de sa litière... Même quand je mets la table. Elle est partout. Je lui demande si elle n'est pas censée travailler aujourd'hui, elle articule entre deux hoquets qu'elle a posé son mercredi grâce à ses heures supplémentaires.

Ce soir ; c'est le réveillon de Noël.

Deux semaines se sont écoulées depuis mon face à face avec Lorenzo dans la cuisine. Et bien évidemment, j'ai passé quinze jours à fuir.

Laëti repart à l'assaut en me faisant des bisous gluants sur la joue, puis danse pieds nus sur le linoléum et parle à Isis comme si elle s'adressait à moi. Plus précisément, elle considère que je me suis transformée en chat puisqu'elle l'appelle JadeGonagall.

Je finis par rire de cette situation, finalement assez comique. Dans cet état, Laëtitia peut se montrer particulièrement difficile à supporter, mais impossible de lui en tenir rigueur.

Après avoir servi le petit-déjeuner, je m'occupe de nourrir Isis, qui donne de la voix, empressée d'obtenir sa gamelle de nourriture.

Julien entre dans la pièce, nous embrasse toutes les deux sur la joue puis vient câliner le petit félin avant d'attraper une tasse dans le placard.

— Je t'en ai déjà sorti une, Ju.

Il me regarde avec un air embarrassé tandis que ses joues s'empourprent. Je n'ai pas le temps de m'interroger que Laëti éclate de rire avant de hurler :

— Han ! C'te zonus, il assume pas d'avoirbiqué avec la Mélanie toute la nuit, le Julien !

Impossible de réfréner un ricanement devant le manque de délicatesse de ma meilleure amie enivrée. Ju grommèle dans sa barbe, sert du café pour Mélanie et s'apprête à partir avec les deux mugs dans sa chambre.

— Elle peut prendre le petit déjeuner avec nous. On ne va pas la manger, ne t'inquiète pas !

— Ouais, c'est pas la première fois que tu ramènes une morue, c'est cool, lâche Laëti.

— Arrête de faire ta vilaine fille, ivrogne ! la réprimandé-je avec une tape derrière la tête, ce qui la pousse à s'esclaffer bruyamment.

Julien soupire, il est à nouveau sur le point de quitter la pièce quand Mélanie apparaît. Je pense qu'elle n'a pas entendu la dernière phrase de mon amie, car elle semble enchantée de nous voir. Elle nous fait la bise, puis s'assoit avec nous, contraignant Julien à l'imiter.

Le petit-déjeuner se passe sans encombre ; nous discutons tous les trois et j'apprends un peu à la connaître. Tout au long de la conversation, l'idée de poser des questions à Mélanie sur Justine ne me quitte pas. En tant que colocataire, elle a dû la voir avec Lorenzo un certain nombre de fois. Malgré ma curiosité, je décide cependant de ne pas me montrer intrusive.

Laëtitia, quant à elle, s'est lamentablement endormie sur la table, le front appuyé contre son avant-bras. Lorsque nous avons fini de manger, je la réveille pour la conduire au lit. De leur côté, Mélanie et Julien quittent l'appartement afin de se rendre au travail.

Un quart d'heure plus tard, je me trouve dans la boutique en compagnie de Marissa. Nous sommes encore plus proches depuis le jour où elle s'est confiée à moi. Nous nous ressemblons plus que je ne le pensais et ma libraire préférée l'a compris dès notre rencontre. Je trouve incroyable qu'elle ait eu une telle intuition alors quand nous n'avions pas encore échangé un mot. Une sorte de superpouvoir.

Aujourd'hui, Calypso est avec nous dans le magasin, il faut toujours avoir un œil sur elle, car elle a déjà dévoré deux romans de Patricia Cornwell. Elle reste un certain temps derrière moi (qui suis à la caisse) et me mordille gracieusement les chevilles. C'est plutôt désagréable, mais elle est tellement mignonne que je lui pardonne. La matinée passe rapidement, entre deux encaissements je termine L'épée de vérité, conquise.

À treize heures, je quitte Marissa en lui souhaitant de bonnes fêtes et rentre directement à l'appartement. À mon arrivée dans la chambre, je découvre Laëtitia en train de ronfler tout son saoul, la bouche grande ouverte. Cette vision me fait sourire. Je me glisse dans les draps et l'observe en me demandant à quoi elle rêve. Son visage est paisible, presque infantile, contrastant drôlement avec son attitude du matin.

Et voilà que germe une douce vengeance, puérile, dans mon esprit. Je me lève, attrape une boule de coton dans la salle de bains, vais chercher de la pâte à tartiner et retourne auprès d'elle. Lui déposant le chocolat sur les doigts avec l'extrémité arrondie d'un couteau, je lui frôle ensuite le nez avec le coton. Elle grogne, puis se gratte, étalant la pâte sur son visage. Me retenant de rire, je renouvelle l'opération plusieurs fois jusqu'à la réveiller.

— Putain, Jade, tu casses les couilles ! jure-t-elle en découvrant ses doigts souillés.

Lorsqu'elle constate l'étendu des dégâts dans le miroir après avoir quitté le lit en grommelant, je l'entends grommeler que « je n'ai que ça à foutre », que je suis une gamine et cetera. Et elle a tellement raison... Mais ça ne m'empêche pas de m'en amuser.

Alors que ma meilleure amie prend sa douche, quelqu'un frappe à la porte. Je repars avec mon pot de chocolat et mon couteau que je dépose dans la cuisine, avant d'aller ouvrir.

— Salut ! me lance Romain en m'adressant un sourire éclatant.

Je comprends qu'il plaise à ma meilleure amie, le bellâtre a des arguments. Entre ses yeux verts, ses fossettes sur les joues et son visage de tombeur, il a de quoi charmer.

Comme Laëtitia est occupée, je l'invite à me suivre dans la cuisine et lui sers une boisson chaude. Il reste silencieux, j'en déduis donc qu'il n'a pas envie de parler. En même temps, je n'ai jamais vraiment discuté avec lui.

— Mélanie était là, ce matin ? s'enquiert-il tout à coup.

— Euh oui, pourquoi ?

Il grimace, comme s'il était... jaloux ?

— Comme ça...

— Non, tu ne peux pas me poser ce genre de questions et finir par me répondre un « comme ça ». Laëtitia est ma meilleure amie, tu sais ce que cela implique.

Il s'adosse en soupirant contre le dossier de la chaise.

— Il y a encore quelques semaines, Mel me menaçait. Si je retrouvais quelqu'un, elle ferait tout pour foutre le bordel dans mon couple. Je me méfie un peu du fait qu'elle se soit subitement rapprochée de Julien...

— Ah. Je vois...

Vu sous cet angle. À l'avenir, je prêterai donc une attention particulière à Mélanie, même si je préfère apprendre à la connaître par moi-même et me faire ainsi ma propre opinion. C'est tellement facile de jeter la pierre sur les autres...

En entendant le pas de Laëtitia résonner dans le couloir, je me retourne pour voir sa tête, car je sais au premier coup d'œil si elle boude. Lorsque mon amie franchit la porte de la cuisine, elle me brandit son majeur avec un sourire. Pardonnée, donc. Elle s'approche ensuite de Romain, dépose un baiser sur ses lèvres, avant de se servir un café.

— Tu sais que Jade a un gros problème avec son cerveau ? lance Laëtitia à son petit-ami.

— Ah bon ?

— Pendant que je dormais, elle m'a étalé du Nutella sur les doigts puis m'a frotté le nez avec du coton. Je me suis maquillée !

Romain s'esclaffe alors qu'elle me jette une œillade amusée.

— Pour ma défense, elle a simplement récupéré la monnaie de sa pièce. Quand on réveille les gens avecdes musiques de pub à six heures du matin, on en paie forcément les conséquences.

Il rit à nouveau. Puis le sujet dévie sur autre chose. Au premier abord Romain me semble sympathique et je suis contente de voir Laëti heureuse avec lui. J'espère juste qu'il ne joue pas un double jeu. Le téléphone de ce dernier se met à sonner, il regarde l'écran en fronçant légèrement les sourcils.

— Lorenzo demande ce que je fais cet aprèm, je lui dis quoi ?

Quand son prénom retentit dans mes oreilles, mon cœur a un soubresaut. Les muscles tendus, je garde le silence. Laëtitia se charge donc de répondre.

— Il n'a qu'à passer s'il veut.

— OK.

Et là, vient le pire : l'attente. Je guette l'instant où ses poings vont venir cogner le bois de la porte, où il va apparaître dans la pièce, là, devant moi. Deux semaines qu'on ne s'est pas vus et qu'il n'a pas cherché à s'imposer. Comment va-t-il me dire bonjour ? Avec une certaine froideur ou comme un bon copain ? Va-t-il m'adresser la parole ? Éviter mon regard ? Me fuir ? Ou se rapprocher de moi ?

Je ne fais que regarder l'heure sur mon téléphone, les minutes ne semblent pas vouloir s'écouler et je maudis ma crainte et mon impatience à l'idée de le revoir. Mes petits démons, quant à eux, me crachent au visage.

Et Alex, tu en fais quoi, Jade ?

Tu nous dégoûtes !

Je sais. Je me dégoûte aussi.

Le moment tant redouté arrive enfin, trois coups résonnent, m'arrachant à mes remords. Laëtitia se lève pour ouvrir. Quand elle revient avec Lorenzo, j'ai l'impression qu'il n'y a plus assez d'oxygène dans la pièce tant j'ai du mal à respirer. Il s'approche de moi pour me dire bonjour. En me faisant la bise, son parfum m'envahit brutalement, sa joue mal rasée rappe doucement la mienne. Une bref secousse me parcourt l'échine.

Tandis que la discussion s'anime autour de la table, je me sens hors du présent. Je les observe, mais mes pensées reviennent vers toi et les mêmes doutes, les mêmes angoisses m'assaillent ainsi que cette infinie culpabilité qui ne décroit pas.

Quand tous trois décident de se promener en ville pour occuper la fin de l'après-midi, je décline en prétextant avoir des choses à faire, soulagée de pouvoir échapper aux prunelles lagon qui ne cessent de me dévisager. Une fois la porte fermée derrière eux, j'ai la sensation de respirer à nouveau.

Mais moins de deux minutes plus tard, alors que je suis toujours appuyée contre le battant à tenter de calmer mon rythme cardiaque, j'entends des pas précipités dans l'escalier, comme si quelqu'un courrait. Je me retourne, ouvre et tombe nez à nez avec Lorenzo qui s'apprêtait à frapper.

— Tu as oublié quelque chose ? parviens-je à articuler malgré ma voix nouée.

— Oui...

J'ai un geste pour le laisser entrer, mais il me prend de court ; ses mains viennent encadrer ma mâchoire et ses lèvres s'écrasent sur les miennes. Un gémissement m'échappe à leur contact.

Lorenzo me presse contre le mur et m'embrasse avec une ferveur qui me chamboule tout entière. Mes doigts s'emmêlent dans ses boucles brunes, tandis que sa langue appelle la mienne, déclenchant une multitude de sensations interdites au fond de moi. Du désir, brut, ne demandant qu'à être assouvi. Nos corps se touchent, se cherchent et se tentent, ma peau frémit. Je sens son membre durcir contre mon bassin, et il répond à la pression que j'exerce sur lui par un grognement.

Ce son déclenche en moi un éclair de lucidité ; je me rends compte avec horreur que je suis en train de craquer et pourtant je suis incapable, en cet instant, de me raisonner. Il n'y a que lorsqu'il s'écarte de moi pour reprendre son souffle, haletant, que je me ressaisis.

— J'avais oublié ça, murmure-t-il. En revanche, je n'ai pas oublié de te laisser du temps...

Et sur ces derniers mots, il quitte l'appartement en refermant la porte derrière lui. Mon pouls erratique pulse dans mes oreilles, noyant les sons qui m'entourent comme si j'avais la tête sous l'eau.

Isis se frotte contre mon mollet ; tandis que mes jambes restent pétrifiées. Mes doigts effleurent mes lèvres gonflées par le baiser de Lorenzo, j'ai la sensation d'avoir encore son goût dans ma bouche et de sentir son parfum flotter autour de moi.

M'asseyant sur le sol, dos contre le mur, j'invite ma chatte à prendre place sur mes cuisses. Ce qu'elle fait aussitôt. Tandis que je caresse son pelage blanc et argent marbré de noir, je songe avec amertume que je suis en train de me perdre. Le contrôle que je tente d'exercer sur moi-même m'échappe peu à peu, mes sentiments évoluent sans mon consentement et mon corps suit sa propre volonté.

Seuls mes petits démons viennent me rappeler à l'ordre et nourrissent ma culpabilité. Mais ce n'est pas suffisant. Non.

Car j'ai beau vouloir contrôler tout mon être d'une main de fer, je ne maîtrise plus rien. Et tout vole en éclats.


En référence au professeur Mcgonagall dans Harry Potter.

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