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— Je n'arrive toujours pas à croire que tu m'as emmenée ici...

Lorenzo et moi sommes assis sur un banc devant un immense aquarium, appelé Bassin des requins, à Océanopolis, le grand parc marin de Brest. J'ai essayé de savoir comment il s'y était pris pour nous obtenir l'accès à ce lieu à une heure pareille, mais il a préféré garder le mystère, un sourire énigmatique sur les lèvres.

Au départ, je me suis dit que ce n'était peut-être pas une entrée « légale » et comme je n'avais pas envie de m'attirer des ennuis, je lui ai posé la question. Après m'avoir rassurée en m'expliquant qu'il connaissait quelqu'un, mais qu'il n'avait pas envie de dévoiler son identité, j'ai lâché l'affaire. Si cela venait à se savoir, la personne s'attirerait probablement des ennuis. En tout cas, un des gardiens du parc était au courant puisque qu'il nous a laissés entrer sans broncher.

Nous avons fait le tour du pavillon tropical, sommes passés devant le mur de coraux vivants, avons traversé l'abondante serre sur le chemin en bois... Je me suis sentie comme Alice au pays des merveilles.

À présent, devant nous, les poissons nagent lentement, presque au ralenti. J'ai l'impression d'être face à une fenêtre ouverte sur un autre monde. À part le personnel, peu de gens ont le privilège de se trouver là à plus de vingt-deux heures.

— Ces créatures ne devraient pas être ici. Elles devraient toutes se trouver dans leur milieu naturel... commente Lorenzo en les fixant, sourcils froncés.

— Dans ce cas, pourquoi m'avoir invitée dans un parc aquatique ?

— Pour te sensibiliser. C'est beau, hein ? Mais c'est une prison de verre.

— En effet.

Je me lève et m'approche du bassin des requins. À seulement quelques centimètres de la vitre, je me dis que peu de choses me séparent de ces poissons si craints par les hommes.

— D'un côté, les parcs permettent de préserver les espèces que nous détruisons dans la nature. Ce qui est assez ironique, reprend-il dans mon dos. De l'autre, les individus emprisonnés dans ces bacs ne connaîtront jamais rien de plus que cet espace. Ils sont condamnés à vivre et à périr ici.

Ses paroles, en ce lieu, à cette heure de la nuit, me bouleversent comme jamais tant elles font écho en moi.

Alors qu'un grand squale gris passe juste devant mes yeux, glissant avec une extrême lenteur dans le vaste aquarium, je sens un frisson me parcourir l'échine. Son œil est fixe, ses dents impressionnantes. Il paraît si calme alors que tout en lui est menaçant.

— Ils t'effraient ? s'enquiert Lorenzo en s'approchant de moi.

— Oui... Je me dis que si je me trouvais dans son bassin, il me tuerait.

— Et pourtant, ils ont bien plus à craindre de nous que l'inverse. Chaque année, l'homme massacre plus de soixante millions de requins, quand ceux-ci tuent qu'une vingtaine d'entre nous en moyenne. Qui est le monstre ?

Je me retourne et trouve aussitôt le regard bleu de Lorenzo. À cette seconde, malgré la pénombre, je suis perturbée par la couleur intense de ses prunelles. Le voir se préoccuper avec une telle ferveur du monde marin touche une corde sensible en moi.

— Qu'est-ce qui a fait que tu t'intéresses à eux ? demandé-je en me tournant à nouveau vers le bassin.

— Je ne m'intéresse pas seulement à eux, mais aussi à l'océan, la mer et leur faune et leur flore. La plongée m'a sensibilisé à cet univers.

Quand j'ai commencé à faire la connaissance de Lorenzo, je le voyais beaucoup plus superficiel. Sans doute parce que ses premières approches manquait cruellement de subtilité. Découvrir plus amplement cette facette de lui me surprend agréablement. Je ne sais plus vraiment quoi penser.

— Tu as déjà vu un requin pendant une sortie ?

Lorenzo laisse échapper un rire amusé – cette question doit revenir tout le temps, j'imagine – avant de me répondre :

— Une seule fois, un requin pèlerin. Mais tu sais, ce n'est pas près des côtes bretonnes que tu vas pouvoir observer des squales. Je ne dis pas que c'est impossible, mais c'est très très rare. Par contre, il y a des dauphins et des phoques.

— J'ai déjà aperçu des dauphins quand je suis allée visiter l'île de Sein avec mes parents, il y a quelques années.

C'était la première fois que je contemplais ces animaux en pleine nature. Ils sautaient aux côtés du bateau qui faisait la traversée en mer d'Iroise entre le continent et l'île. Je me souviens de la puissante émotion que j'ai ressentie en cet instant, une bouffée de liberté mêlée à une incroyable sensation d'être privilégiée.

— Les requins subissent un déni de sale gueule parce qu'ils peuvent se montrer agressifs, ont une mâchoire en dents de scie et une allure effrayante. Mais encore une fois, ils sont loin d'être aussi dangereux que nous. Tu sais, en comparaison, les serpents font beaucoup plus de victimes humaines qu'eux.

Son souffle vient chatouiller ma nuque, provocant un tressaillement incontrôlable le long de ma colonne. Avec douceur, ses doigts frôlent brièvement ma peau, juste sous la naissance de mes cheveux. C'est un geste tendre, une caresse presque imperceptible, comme s'il craignait que je me dérobe.

— J'aimerais tellement que tu ne sois pas aussi méfiante avec moi, Jade.

Ma respiration commence à s'alourdir et mes mains à devenir moites. Je me sens prisonnière de son corps juste derrière le mien, même s'il ne me coince pas. Il me suffit de me décaler sur la droite ou sur la gauche pour me libérer, mais dans ce cas, je serai obligée de lui faire face. Et je ne veux pas me retourner car soudain, je redoute de me confronter à lui.

— Je ne suis pas méfiante, mens-je d'une voix étouffée.

— Vraiment ? Alors pourquoi tu es si fermée avec moi ?

— Je ne suis pas fermée...

— Si, tu l'es. Peut-être parce que j'ai été trop brusque avec toi au début ?

— Je ne suis pas fermée, répété-je.

— Tu l'aimes encore, c'est très clair, déclare-t-il à voix basse, sans la moindre animosité. C'est jusque que je ne sais pas comment je dois me comporter pour ne pas... te braquer.

L'air que j'expire forme une brume opaque sur la vitre. Mes muscles se tétanisent à mesure que mon pouls s'accélère. Une petite part de moi éprouve une forme de désir. Une autre est complètement effrayée. Et la dernière culpabilise.

— Tu as raison...

— À propos de quoi ?

Je me retourne doucement et me colle contre le bassin pour garder mes distances avec Lorenzo. Il fixe ma gorge et me regarde déglutir. Ses épais cils noirs subliment ses iris, sa bouche est rouge, comme un avertissement.

— Pour répondre à ta question d'hier, je crois que tu pourrais finir par me plaire et ça me fait peur, finis-je par avouer tout bas.

Sa main s'empare de mon menton ; il rive ses pupilles aux miennes, me clouant sur place du regard. Mes muscles, toujours tétanisés, m'empêchent de bouger. Ma respiration devient fébrile, courte ; j'ai l'impression de l'entendre emplir tout l'espace.

— Je ne te blesserai pas, je te le promets, chuchote-t-il.

À cet instant, je sais qu'il meurt d'envie de m'embrasser. Et le plus révoltant, c'est que je crois en avoir envie aussi.

Mes petits démons murmurent en boucle le mot « traîtresse » à mes oreilles, le faisant résonner dans ma tête. Car ce n'est pas comme avec Léo qui n'avait pas la moindre chance de s'emparer de mon cœur. Ça n'a rien à voir avec toi non plus, Alex. C'est un entre-deux qui pourrait basculer soit d'un côté, soit de l'autre. Et je ne veux pas retomber amoureuse. Jamais.

Je dégage mon menton des mains de Lorenzo ; il ne cherche pas à m'en empêcher, bien au contraire. Malgré l'air confus sur son visage, il ne semble pas vexé par mon attitude ; j'en suis soulagée.

— Désolé, je t'ai encore brusquée...

— C'est juste que... C'est trop tôt pour moi...

— Je comprends. J'imagine que tu veux rentrer ?

— J'aimerais bien, oui.

— D'accord, je vais te ramener, viens.

Nous refaisons le chemin en sens inverse, disons au revoir au même gardien qui nous a fait entrer et qui ferme aussitôt derrière nous quand nous sortons.

Nous quittons Océanopolis.

Le parking est plongé dans le noir, j'entends le clapotis des vagues qui viennent effleurer les coques des bateaux du port. Les embruns salés me parviennent, ainsi qu'une subtile odeur de marée.

Une fois dans la voiture, je me laisse reconduire par Lorenzo jusqu'à l'appartement, le cœur lourd. Ma tête appuyée contre la vitre, je regarde la nuit défiler, si semblable à la noirceur de mes pensées. Et Dieu sait à quel point il fait sombre au fond de moi.

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